Avé, Christ [Francisco Candido Xavier] (fb2) читать онлайн


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Xavier Candido Francisco

AVE CHRIST


par l'esprit Emmanuel

Xavier Candido Francisco

AVE CHRIST

« Avé, Christ ! Ceux qui vont vivre pour toujours te glorifient et te salut ! »

Au seuil du monde spirituel, arboré par des centaines d'âmes radieuses, ce sublime étendard accueillait les martyres du Christianisme qui s'étaient offerts en sacrifice dans les cirques romains et dans la Gaule ancienne.

Cette œuvre, dictée à Francisco Cândido Xavier par l'Esprit Emmanuel, transporte le lecteur au troisième siècle du Christianisme et apporte aux chrétiens d'aujourd'hui le valeureux exemple de la simplicité, de la confiance et de l'amour manifesté par les pionniers de la Bonne Nouvelle soutenus par une foi puissante et inébranlable, au service du Divin Maître.

Ces événements émouvants qui racontent l'histoire de deux âmes, Varrus Quin et Tatien restés liés l'un à l'autre depuis plusieurs réincarnations, nous permettent d'apprécier, dans toute sa dimension, ce que le véritable amour peut réaliser par solidarité pour le bien des créatures humaines.

Francisco Candido Xavier

AVE CHRIST

EPISODES DE L'HISTOIRE DU CHRISTIANISME AU IIIe SIÈCLE

ROMAN D'EMMANUEL

Tome 5


EDITION ORIGINALE

OUVRAGES DEJA TRADUITS EN FRANÇAIS

Série : André Luiz (Collection La vie dans le monde Spirituel) 1-16

Nosso Lar, la Vie dans le Monde Spirituel,

Les Messagers

Missionnaires de la Lumière

Ouvriers de la Vie Eternelle

Dans le Monde Supérieur

Agenda Chrétien

Libération, par l'esprit André Luiz

Entre le Ciel et la Terre

Dans les Domaines de la Médiumnité

Action et Réaction

Evolution entre deux Mondes

Mécanismes de la Médiumnité

Et la Vie Continue

Conduite spirite

Sexe et destin

Désobsession

Série : Emmanuel Les Romans de l'histoire

Il y a deux mille ans

50 ans plus tard

Paul et Etienne

Renoncement

Avé Christ

Série: Source Vive

Chemin, Vérité et Vie.

Notre Pain

La Vigne de Lumière

Source de Vie

Divers

Argent

Choses de ce Monde (Réincarnation Loi des Causes et Effets)

Chronique de l'Au-delà

Contes Spirituels

Directives

Idéal Spirite

Jésus chez Vous

Justice Divine

Le Consolateur

Lettres de l'autre monde

Lumière Céleste

Matériel de construction

Moment

Nous

Religions des Esprits

Signal vert

Vers la lumière

SOMMAIRE

Ave, Christ 7

PREMIÈRE PARTIE 9

Préparant la voie 9

Cœurs en lutte 20

Promesse de cœur 35

Aventure de femme 56

Retrouvailles 70

Sur le chemin rédempteur 90

Martyre et amour 110

DEUXIÈME PARTIE 129

Epreuves et Luttes 129

Rêves et afflictions 143

/V

Ames dans l'ombre 154

Sacrifice 169

Expiation 215

Solitude et réajustement 236

Fin de la lutte 253

Biographie 272

Liste des ouvrages en langue brésilienne 275

AVE, CHRIST !

Aujourd'hui, comme autrefois, dans l'organisation sociale en décadence, Jésus avance dans le monde en restaurant l'espoir et la fraternité pour que le sanctuaire de l'amour soit reconstitué dans ses légitimes fondements.

Aussi forte que souffle la tempête, le Christ pacifie. Aussi sombre que soit l'obscurité, le Christ illumine. Aussi déchaînées que soient les forces, le Christ règne.

L'œuvre du Seigneur, cependant, requière des moyens nécessaires à la concrétisation de la paix, supplie l'ardeur de la lumière et implore la bonne volonté s'orientant vers le bien.

La pensée divine demande des bras humains.

Les bénédictions du ciel exigent des récepteurs sur terre.

De nos jours, le spiritisme revit l'apostolat rédempteur de l'Évangile dans ses tâches de reconstruction et clame à des âmes valeureuses le sacrifice d'elles-mêmes pour se propager, victorieux.

De toutes parts, les appels du Seigneur se manifestent.

Alors que la perturbation se répand, envoûtante, et pendant que l'ignorance et l'égoïsme conspirent et érigent des fossés d'incompréhension et de discorde entre les hommes, les frontières de l'au-delà se brisent pour que les voix inoubliables des êtres vivants de l'éternité s'expriment, consolatrices et convaincantes, proclamant l'immortalité souveraine et la nécessité du Divin Sculpteur dans nos cœurs afin que nous puissions atteindre notre fulgurante destination vers la vie impérissable.

En retraçant des réminiscences dans ce livre, notre propos n'est pas de romancer, de faire de la littérature de fiction, mais d'apporter à nos compagnons du christianisme renaissant sur la voie spirite quelques pages de l'histoire sublime des pionniers de notre foi.

Que l'exemple des enfants de l'Évangile des temps postapostoliques, nous inspire aujourd'hui à la simplicité et au travail, à la confiance et à l'amour avec lequel ils savaient renoncer à eux-mêmes, au service du Divin Maître ! Que nous sachions, comme eux, transformer des épines en fleurs et des pierres en pains dans la réalisation des tâches que le Seigneur a déposées entre nos mains !...

Aujourd'hui comme hier, Jésus passe outre nos querelles, nos tempêtes d'opinion, notre fanatisme sectaire et notre exhibitionnisme dans les œuvres aux écorces séductrices mais dont la chair est avariée.

L'Excellent Bienfaiteur, au-dessus de tout, attend de notre vie, le cœur, le caractère, la conduite, l'attitude, l'exemple et le service personnel incessant, uniques recours pouvant garantir l'efficacité de notre coopération en sa compagnie dans l'édification du Royaume de Dieu.

Le suppliant ainsi, l'idéal rénovateur nous soutient sur les chemins de la laborieuse ascension qu'il nous revient de parcourir, et répétons avec nos vénérables instructeurs des premiers siècles de la Bonne Nouvelle :

Ave, Christ ! Ceux qui aspirent à la gloire de servir en ton nom te glorifient et te saluent !

EMMANUEL Pedro Leopoldo, le 18 avril 1953

PREMIERE PARTIE

1

PRÉPARANT LA VOIE

Après pratiquement deux cents ans de christianisme, le paysage du monde commençait à se modifier.

Mais de Néron aux Antonins, les persécutions des chrétiens s'étaient aggravées. Triomphalement bâtie sur les sept collines, Rome dictait toujours la destinée des peuples à la force des armes, nourrissant la guerre contre les principes du Nazaréen, mais l'Évangile avançait sans cesse, parcourant tout l'Empire, construisant l'esprit de la Nouvelle Ère.

Si dans l'organisation terrestre, l'humanité redoublait d'activités intenses dans les travaux de transformation idéologique, les tâches aux niveaux supérieurs atteignaient des summums.

Présidées par les apôtres du Divin Maître se trouvant tous dans la vie spirituelle, les œuvres concernant l'élévation de l'être humain se multipliaient dans divers domaines.

Jésus était remonté sur le trône éclatant de sagesse et d'amour d'où il légifère depuis pour toutes les créatures terriennes, alors que les continuateurs de sa mission parmi les incarnés, véritable ruche grandissante d'abeilles œuvrant à la rénovation, restaient actifs, préparant ainsi les cœurs des hommes au Royaume de Dieu.

Pendant que des armées entières de chrétiens disparaissaient sur les bûchers et sur les croix dans des supplices interminables ou dévorés par les fauves, des temples d'espoir s'érigeaient par bonheur au-delà des frontières de l'ombre. Grâce à eux des phalanges énormes d'Esprits convertis au bien s'offraient à la lutte par la sueur et par le sang utilisant leur habit physique pour marquer du témoignage de leur foi et de leur bonne volonté, collaborant ainsi à la diffusion de la Bonne Nouvelle pour la rédemption de la terre.

C'est ainsi que dans une merveilleuse ville spirituelle aux alentours de la croûte terrestre, une grande assemblée d'âmes attirées par la tâche divine se trouvait réunie pour écouter l'exhortation d'un guide illuminé qui leur parlait ouvrant son cœur :

— Mes frères — dit-il, enveloppé de douces irradiations de lumière —, l'Évangile est le code de la paix et du bonheur que nous devons conforter dans nos vies !

Le soleil qui fait jaillir des bénédictions sur le monde se mêle à la nature en la soutenant et renouvelant ses créations. La feuille de l'arbre, le fruit nutritif, le cantique du nid et la richesse de la ruche sont des dons de l'astre sublime, matérialisés par les principes de l'Éternelle Intelligence.

Le Christ est le soleil spirituel de nos destins.

Par conséquent, il est urgent de nous associer volontairement à ses enseignements en les concrétisant dans l'essence de nos activités, chaque jour.

Néanmoins, nous ne pouvons oublier que l'esprit de l'homme git pétrifié sur terre, dormant avec de fausses conceptions sur la vie céleste.

La politique de domination militaire a asphyxié les vieilles traditions des sanctuaires primitifs. Les cohortes romaines ont étouffé les voix de la philosophie grecque, comme les peuples barbares ont étouffé la révélation égyptienne.

Le brouillard de la stagnation et de la mort parmi les créatures s'est accumulé.

Les aigles impériaux se sont basés sur l'idolâtrie aveugle de Jupiter, religion mensongère de la vanité et du pouvoir...

Et alors que les dieux en pierre s'abreuvent des faveurs de la fortune, la misère et l'ignorance du peuple augmentent, réclamant le jugement du ciel.

Et pourtant comment s'exprimera l'intervention divine sans la coopération humaine ?

Sans l'héroïque renoncement de ceux qui se consacrent au progrès et à l'amélioration des âmes, l'éducation alors ne serait que lettre morte ?

Pour autant, il est indispensable que nous sachions écrire par notre propre exemple les pages vivantes du christianisme sauveur.

Le Maître crucifié est un divin défi.

Jusqu'à présent, les conquérants du monde ont réussi à avancer portant le pourpre de la victoire, tuant ou détruisant, s'utilisant de légions de guerriers et de leaders cruels.

Mais Jésus, lui, a triomphé par le sacrifice.

César, prisonnier des vicissitudes humaines, traite de sujets qui relèvent de la chair en transit vers la rénovation.

Alors que le Christ règne sur l'âme qui ne meurt jamais, la sublimant peu à peu pour la gloire impérissable...

Le tribun vénérable fit une pause presque intentionnelle alors que le son lointain de nombreux luths se faisait entendre, en plein ciel, laissant l'impression d'un appel à une prochaine bataille.

Dans l'admirable enceinte dont la voûte laissait entrevoir le scintillement vacillant des étoiles lointaines, des centaines d'entités étaient rassemblées à se regarder, haletantes...

Tous les Esprits réunis là semblaient soucieux de vouloir servir.

Quelques-uns portaient sur leur visage les expressions de la nostalgie et de la douleur, comme s'ils étaient liés à la bataille sur terre par des blessures d'affliction qui ne pouvaient être soignées qu'en retournant aux angoisses du passé.

Mais, l'attente n'a pas duré longtemps.

Dominant le son des clarinettes qui résonnaient dans la nuit, la voix du prédicateur a ressurgi :

Nombreux sont ceux parmi vous, frères aimés, qui avez laissé derrière vous de vieilles promesses d'amour et désirez retourner à la rude voie de la chair comme pour affronter les flammes d'un incendie et sauver des affections inoubliables. Néanmoins, dévoués maintenant à la vérité divine, vous avez appris à placer les desseins du Seigneur au-dessus de vos propres désirs. Fatigués d'illusion, vous analysez la réalité tout en cherchant à la grandir, et la réalité accepte votre concours décisif pour s'imposer au monde.

N'oubliez pas néanmoins que vous ne collaborerez à l'œuvre du Christ qu'en aidant sans exiger et en travaillant sans vous attacher aux résultats. Tout comme la mèche de la bougie doit se soumettre et se consumer pour vaincre les ténèbres, vous serez contraints à la souffrance et à l'humiliation pour que de nouveaux horizons s'ouvrent à la compréhension des créatures.

Pendant longtemps, encore, le programme des Chrétiens ne s'éloignera pas des paroles de l'apôtre Paul (1) : Nous sommes pressés de toutes parts, mais non réduits à l'extrême ; dans la détresse, mais non dans le désespoir ; persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non perdus ; portant toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps. Car nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre chair mortelle.

(1) II Corinthiens, 4:8-11 (Note de l'auteur spirituel)

Pendant plusieurs minutes encore, le mentor poursuivit ses explications sur les devoirs qui attendaient les légionnaires de l'Évangile face aux difficultés du monde, puis il descendit finalement de la tribune dorée pour échanger des propos fraternels.

Nombre d'entre eux lui baisèrent les mains commentant avec enthousiasme les tâches

à venir.

Les observations et les prières de protection cessèrent lorsque le prédicateur fut approché par une personne qui se manifesta avec une affectueuse intimité.

Varrus ! — s'exclama-t-il, en étreignant le nouvel arrivant tout en contenant son émotion.

II s'agissait d'un vieux romain au regard pénétrant et triste dont la tunique très blanche se confondant avec l'habit lumineux de son compagnon, ressemblait à une nappe de brouillard éteint rencontrant la soudaine clarté de l'aube.

À l'expression de tendresse qu'ils échangèrent, on pouvait voir qu'il s'agissait de deux amis qui, le temps d'un instant, firent abstraction de l'autorité et de l'affliction dont ils étaient porteurs pour s'entrelacer après une longue séparation.

Une fois leurs premières impressions échangées pendant lesquelles des événements du passé furent rappelés, Varrus Quint, dont la physionomie romaine portait les traits de la sympathie et de la peine, expliqua à son ami moralement plus évolué qu'il prétendait retourner au plan physique, très prochainement.

Le représentant de la Sphère supérieure l'écouta avec attention et lui dit avec mesure, l'air surpris :

Mais, pourquoi ? Je connais la richesse de tes services voués non seulement à la cause de l'ordre mais aussi à la cause de l'amour. Dans le monde patricien, tes dernières expériences furent celles d'un homme correct qui alla jusqu'au sacrifice extrême et tes premiers essais dans la construction chrétienne ont été des plus dignes. Ne vaudrait-il pas mieux continuer dans ta démarche au-dessus des paysages inquiétants de la chair ?

L'interlocuteur fit un geste calme de supplique et allégua :

Claude, mon ami béni ! Je te le demande !... Je sais que tu as le pouvoir d'autoriser mon retour. Oui, sans aucun doute, les appels de l'au-delà émeuvent mon âme !... Je désire ardemment m'unir définitivement aux nôtres de l'avant-garde... Néanmoins — et sa voix a presque disparu tant son émotion était forte — parmi ceux qui sont restés en arrière, j'y ai un fils cher à mon cœur perdu dans les ténèbres et que je désirerais aider...

Tatien ? — demanda le mentor intrigué.

Lui-même...

Et Varrus continua avec une charmante humilité :

Je rêve de le conduire au Christ de mes propres bras. J'ai imploré le Seigneur une telle grâce avec toute la ferveur de mon affection paternelle. Tatien est pour moi ce que la rosé représente pour l'arbuste épineux où elle est née. Dans ma pauvreté, c'est mon trésor et, dans ma laideur, c'est la beauté dont je désire m'enorgueillir. Je donnerais tout pour me consacrer à lui, à nouveau... Le caresser près de mon cœur pour le guider dans ses étapes en direction de Jésus, c'est le ciel auquel j'aspire..

Et, comme s'il voulait sonder l'impression qu'il avait causée à son ami, il ajouta :

Par hasard, aurais-je tord dans mes aspirations ?

Le vieux guide le caressa avec une évidente expression de piété, il passa sa main droite sur son front baigné de lumière et lui dit :

Je ne discute pas tes sentiments que je suis contraint de respecter, mais... une telle renonciation est-elle vraiment nécessaire?

Comme s'il organisait ses propres réminiscences afin de s'exprimer avec assurance, il fit une longue pause qu'il interrompit lui-même en faisant remarquer :

Je ne crois pas que Tatien soit prêt. Je l'ai vu, il y a quelques jours au temple de Vesta, commandant une importante légion d'ennemis de la lumière. Il ne m'a pas semblé incliné à quelque service que ce soit en faveur de l'Évangile. Il erre dans les sanctuaires des divinités olympiennes incitant aux émeutes contre le christianisme naissant et se complaît toujours aux festivités des cirques trouvant de l'intérêt et de la joie aux effusions de sang.

J'ai suivi mon fils dans ce lamentable état — acquiesça Varrus Quint mélancolique —, néanmoins, ces derniers jours, je le sens amer et angoissé. Qui sait si Tatien n'est pas à la croisée d'une grande rénovation ? Je sais qu'il a été récalcitrant dans le mal en se consacrant indéfiniment aux sensations inférieures qui l'empêchent de percevoir les horizons plus élevés de la vie. Mais je finis par me dire à moi-même que quelque chose doit être fait quand nous ressentons le besoin de réajustement pour ceux que nous aimons...

Et peut-être parce que Claude se taisait, songeur, l'affectueux Esprit reprit la parole :

Mon ami dévoué, permets-moi de retourna:..

Tu seras, cependant, conscient des risques de cette entreprise ? Personne ne sauvera un naufragé sans s'exposer aux lames des vagues. Pour aider Tatien, tu te plongeras dans les dangers où il se trouve.

Je sais cela — interrompit Varrus, déterminé, poursuivant sa supplique — ; au nom de notre amitié, tu m'assisteras dans mes intentions. Je chercherai à servir l'Évangile de toutes mes forces, j'accepterai tous les sacrifices, je mangerai le pain de la haine abreuvé de sueur et de sanglots ; et par-dessus tout, je supplie l'autorisation d'inciter mon fils au travail du Christ par tous les moyens qui seront à ma portée... Je sais que le chemin sera fait d'obstacles, néanmoins, avec l'aide du Seigneur et l'appui de mes amis, je pense être victorieux.

Le respectable mentor franchement compatissant ne voulant pas s'attarder sur la question de l'ordre à donner, demanda :

De combien de temps penses-tu avoir besoin pour cette entreprise ?

J'ose soumettre la réponse à tes propres critères.

D'accord — conclut le compagnon généreux —, j'appuie ta décision avec confiance. Je t'accorde cent ans pour cette tâche à réaliser. Je pense qu'un siècle suffira. Nous déciderons des mesures à prendre pour que tu sois soutenu dans ton nouvel habit de chair. Tes services à la cause de l'Évangile seront crédités au niveau de la Sphère Supérieure, quant au mérite ou au démérite de Tatien face à ton renoncement, j'admets qu'il restera d'ordre privé relevant de ta propre responsabilité.

Incité par des amis à résoudre d'autres problèmes, Claude lui lança un regard compatissant et conclut :

— N'oublie pas que nous serons unis par la prière. Et cela même sous le lourd voile de l'oubli dans la lutte physique, nous entendrons tes appels et te soutiendrons de toute notre assistance. Va en paix quand tu le voudras et que Jésus te bénisse.

Varrus lui a alors adressé des paroles émouvantes de reconnaissance et réaffirma les promesses qu'il avait formulées puis se retira, pensif, sans vraiment savoir quelles étranges émotions envahissaient son âme, plongé qu'il était encore entre les élans de joie et le dard de l'amertume.

À la splendeur du crépuscule alors que le soleil, véritable brasier, se couchait du côté d'Ostie, l'Esprit de Varrus Quint, solitaire et songeur, arriva au pont Cestio après s'être attardé à la contemplation des eaux du Tibre, comme retenu par des souvenirs obsessifs.

De douces brises soufflaient en chantant comme s'il s'agissait de l'écho lointain de mélodies occultes dans le ciel limpide.

Rome était décorée pour célébrer les victoires de Septime Sévère sur ses terribles concurrents où après une triple défaite, Pescennius Niger avait été battu par les forces impériales et décapité sur les marges de l'Euphrate, alors qu'Albin favori des légions bretonnes2 avait été vaincu en Gaules se suicidant de désespoir.

(2) N.T. : Bretagne soit l'actuelle Angleterre

Plusieurs jours de fête commémorèrent la brillante gloire de l'empereur africain mais à la demande des augustes, la fin des solennités était prévue pour la nuit suivante dans le grand amphithéâtre avec toutes les pompes du triomphe.

Affichant une expression d'expectative et de tristesse, Varrus a traversé le petit territoire de l'île du Tibre et rejoint le temple de la Fortune observant la foule de groupes épars se rassembler sur la place en direction du magnifique édifice.

Les litières de hauts dignitaires de la cour entourées d'esclaves dispersaient des petits groupes de chanteurs et de danseurs. Des biges fastueux et des voitures décorées balayaient la foule, conduisant de jeunes tribuns et des dames patriciennes de familles traditionnelles. Des marins et des soldats se querellaient avec des vendeurs de boissons et de fruits alors que la vague populaire grandissait chaque fois davantage.

Des gladiateurs au corps démesuré arrivaient souriants courtisés par les joueurs invétérés de l'arène.

Et alors que le son des luths et des timbales se mêlait au rugissement distant des fauves en cage, réservés au magnifique spectacle, la gloire de Sévère et le supplice des chrétiens étaient les sujets favoris de toutes les conversations.

Le passant spirituel regardait non seulement la multitude avide de plaisirs mais aussi les phalanges bruyantes d'entités ignorantes ou perverses qui dominaient les sinistres commémorations.

Varrus voulut s'avancer comme pour chercher quelqu'un mais la lourde atmosphère régnante l'obligea à battre en retrait. Il contourna alors le célèbre amphithéâtre, parcourut les ruelles étroites entre le Celio et le Palatin, traversa la porte Capène et atteint la campagne se dirigeant vers les tombes de la voie Appienne.

La nuit claire s'était posée sur les maisons romaines.

Des milliers de voix entonnaient des cantiques de joie à la clarté argentée du clair de lune. Les chrétiens désincarnés se préparaient à recevoir leurs compagnons de sacrifice. Les martyrs prétendument morts venaient saluer les martyrs qui, cette nuit, allaient mourir.

Varrus Quint s'est joint au large groupe et a prié avec ferveur demandant au Seigneur les forces nécessaires à la difficile mission à laquelle il prétendait se consacrer.

Des prières et des commentaires sanctifiés furent prononcés.

Quelques heures plus tard, l'énorme assemblée spirituelle s'est dirigée vers l'amphithéâtre.

Des hymnes de joie se sont élevés sur les hauteurs.

Non seulement les messagers de la voie appienne atteignaient l'amphithéâtre en d'harmonieuses prières, mais des envoyés du Mont Vatican et des travailleurs spirituels de groupes de prière évangélique de l'Esquilin, de la voie Nomentana et de la voie Salaria, comprenant aussi des représentants d'autres régions romaines, pénétraient l'enceinte agitée telles des armées de lumière.

Introduits dans l'arène pour les derniers sacrifices, les adeptes de Jésus chantaient également.

Ici et là, des viscères de fauves morts se mélangeant aux corps horriblement mutilés des gladiateurs et des bêtes vaincues étaient rapidement retirés par des gardes en service.

Quelques disciples de l'Évangile, surtout les plus âgés, attachés à des poteaux de martyre recevaient des flèches empoisonnées, puis les corps étaient incendiés servant de torches à l'occasion de ces exhibitions festives, alors que d'autres les mains jointes se livraient, sans défense, à l'assaut des panthères et des lions de Numidie.

Presque tous les suppliciés se détachaient de la chair en une sublime extase de foi, recueillis affectueusement par les frères qui les attendaient entonnant des cantiques de victoire.

Varrus Quint, néanmoins, face à la clarté intense avec laquelle les légions spirituelles avaient désintégré les ténèbres, n'était pas intéressé par l'exaltation des héros.

Il scrutait du regard les tribunes pleines jusqu'à ce que, finalement, il fut pris de signes d'angoisse évidents par un groupe d'Esprits turbulents enthousiastes manifestant une audacieuse débauche.

Soucieux, Varrus s'est approché de l'un des jeunes qui poussait des éclats de rire intrépides et, l'étreignant avec une profonde tendresse, il lui murmura :

— Tatien ! Mon fils ! Mon ffls !.

Le jeune homme qui était plongé dans un très profond courant de sensations inférieures ne put voir le bienfaiteur qui lui étreignait la poitrine, mais pris d'une soudaine inquiétude, il s'est immédiatement tu, abandonnant l'enceinte, dominé par une invincible anxiété.

Il n'identifiait pas la présence du vénérable ami à ses côtés, néanmoins, étreint par celui-ci, il ressentit une immense aversion pour l'odieuse solennité.

Se tenant à l'écart de ses compagnons, ayant besoin de solitude, il s'est éloigné rapidement arpentant les rues et les places.

Il désirait penser et reconsidérer seul le chemin qu'il avait parcouru.

Après un long cheminement, il atteint la porte Pinciana en quête de solitude. Dans les jardins où l'on vénérait la mémoire d'Esculape, il y avait une magnifique statue d'Apollon près de laquelle il aimait parfois méditer.

Le corps en marbre de la divinité olympienne se tenait magnifiquement érigé exhibant dans une main une urne parfaite aux bords tournés vers le sol comme si elle cherchait à féconder la terre-mère.

Dans un récipient, aux pieds de l'idole, des encens placés là par des mains dévotes et anonymes brûlaient, parfumant le site d'une odeur délicieuse.

Tourmenté par d'insupportables angoisses, Tatien pleurait malgré lui en se remémorant ses propres expériences.

II se savait hors de son corps physique, mais loin de trouver les paysages des narrations de Virgile dont la lecture avait attiré toute son attention, il se trouvait incompréhensiblement attiré par les orgies de la société en décadence, lui-même surpris par sa soif de sensations après son décès. Il délirait lors des banquets et des jeux, buvait à toutes les tasses et savourait les plaisirs à sa portée, mais se rendait finalement au dégoût et au repentir. À quoi la vie se résumait-elle ? — se demandait-il dans ses pénibles monologues — où pouvaient donc se trouver les dieux de son ancienne foi ? Dans la satisfaction temporaire des sensations humaines toujours suivie d'une douloureuse coupe de fiel, la quête du bonheur en vaudrait-elle la peine ? Comment localiser les anciennes affections au mystérieux pays de la mort ? Pourquoi errait-il prisonnier de la vie domestique, sans équilibre et sans boussole ? Ne serait-il pas plus juste, si possible, d'acquérir un nouveau corps et de respirer parmi le commun des mortels ? Il aspirait à un contact plus intime avec la chair vivante dont la pénétration lui permettrait de s'oublier lui-même... Oh ! S'il pouvait effacer les énigmes torturantes de l'existence, se réfugier dans la matière pour dormir et reprendre des forces ! — se disait-il.

Il avait des amis qui, après de longues suppliques faites au ciel, avaient disparus en direction de la renaissance. Il n'ignorait pas que l'esprit immortel peut utiliser plusieurs corps parmi les hommes ; néanmoins, il ne se sentait pas la force nécessaire pour se dominer et offrir aux divinités une prière basée sur un véritable équilibre moral.

À cet instant cependant, il se sentait plus angoissé encore qu'à l'accoutumé.

Une nostalgie immense et indéfinissable lui blessait le cœur.

Après avoir pleuré en silence, il fixa son regard impassible sur la statue et supplia :

Grand Hélios ! Dieu de mes grands-parents !... Aie pitié de moi ! Restaure mes sentiments de pureté et d'énergie que tu incarnes pour notre race ! Si possible, fais-moi oublier ce que j'ai été. Soutiens-moi et accorde-moi la grâce de vivre conformément à l'exemple de mes ancêtres!...

D'inexprimables réminiscences de son ancien foyer lui revinrent à l'esprit, Tatien incliné vers le sol se lamentait amèrement ; mais lorsqu'il eut séché les larmes qui masquaient sa vision et posa à nouveau son regard sur l'image du dieu, il n'a plus vu la belle idole mais l'Esprit de Varrus Quint auréolé d'une intense lumière à le regarder avec tendresse et tristesse.

Pris d'étonnement, le jeune homme voulut reculer mais d'indéfinissables émotions submergeaient maintenant tout son être.

Comme plié par des forces mystérieuses, il s'est agenouillé devant la visite inattendue.

Il a cherché à prononcer quelques mots mais ne le put, ressentant un étrange étranglement dans sa voix.

Des sanglots plus intenses lui jaillissaient des yeux.

Il avait identifié son père et écrasé par une indicible émotion, il remarqua que Varrus marchait vers lui, le regard affectueux portant un triste sourire.

L'entité aimante a caressé sa tête tourmentée et dit :

Tatien, mon fils !... Que le Seigneur suprême bénisse notre sentier de rédemption. Laisse les larmes laver le tréfonds de ton âme ! Miraculeuse catharsis, les pleurs purifient nos plaies de vanité et d'illusion.

Ne te juge pas relégué à l'abandon !...

Alors que nos prières résonnent ardemment devant les idoles sans âme, le cœur auguste du Seigneur les recueille au sein de son amour infini, nous envoyant l'aide dont nous avons besoin.

Garde ton calme et aie confiance, mon fils ! Nous retournerons à l'expérience de la chair pour nous racheter et réapprendre.

À cet instant, Tatien, magnétisé par le regard paternel, essaya de se relever pour l'étreindre ou pouvoir se jeter à terre pour lui baiser les pieds mais comme immobilisé par des liens invisibles, il ne put faire un geste.

Écoute-moi ! — a continué Varrus avec compassion — mécontent de toi-même, demande ton retour à la lutte terrestre et tu recevras une telle concession.

Nous serons à nouveau réunis dans la prison corporelle du monde physique — école bénie de notre régénération pour la vie éternelle, cependant cette fois, ce ne sera plus dans l'exaltation de l'orgueil et du pouvoir.

Nos dieux en pierre sont morts.

Jupiter dans son char de triomphe est dépassé à jamais. À sa place, est apparu le Maître de la Croix, le sculpteur divin de la perfection spirituelle impérissable qui nous accueille comme d'heureux protégés à son cœur.

Autrefois, nous croyions que la pourpre romaine sur le sang des perdants était le symbole de notre bonheur ethnique et admettions que les génies célestes devaient rester soumis à nos capricieuses impulsions. Aujourd'hui, cependant, le Christ guide nos pas sur des routes différentes. L'humanité est notre famille et le monde est notre très grand foyer où nous sommes tous des frères. Au ciel, il n'y a pas d'esclaves, ni de maîtres, mais des créatures liées entre elles par la même origine divine.

Les chrétiens que tu ne comprends pas maintenant sont à la base de la gloire à venir. Humiliés et décharnés, vilipendés et offerts en sacrifice, ils représentent la promesse de la paix et la sublimation pour le monde.

Un jour viendra où personne ne se souviendra du faste de nos célébrations mensongères. Le vent fort qui souffle des monts glacés répandra sur le sol obscur les cendres de notre misérable grandeur alors convertie en lamentation et poussière. Mais le renoncement des hommes et des femmes qui se laissent aujourd'hui immoler pour une vie meilleure sera de plus en plus sanctifié et plus vivant dans la fraternité qui régnera souveraine !...

Remarquant peut-être la profonde surprise du jeune homme qui l'écoutait, tremblant et abattu, Varrus Quint insista :

Prépare-toi à être un valeureux soldat du bien. Bientôt, nous retournerons à l'école de la chair. Tu seras pour moi l'étoile du matin me montrant l'arrivée du soleil à chaque jour qui passera. De toute évidence, des souffrances cruelles qui sont le lot des serviteurs de la vérité s'abattront sur nous, dans cette nuit de flagellation tourmentée. Sans aucun doute, la douleur guette nos existences car la douleur est la marque du perfectionnement moral dans le monde... Nous connaîtrons la séparation et l'infortune, la haine et le martyre, mais le pain de la grâce céleste entre les hommes pour de nombreux siècles encore sera pétri à la sueur et aux afflictions des serviteurs de la lumière ! Je suivrai tes pas tel un chien fidèle, et j'espère qu'uni à mon cœur, tu pourras répéter plus tard :

Ave, Christ ! Ceux qui vont vivre pour toujours te glorifient et te saluent !...

Le messager fit une longue pause alors que des oiseaux nocturnes gazouillaient bruyamment dans le bois plongé dans les ténèbres.

Rome dormait maintenant d'une lourde quiétude.

Varrus Quint s'inclina et affectueusement serra son fils contre sa poitrine, puis l'embrassa sur le front.

À cet instant, cependant, peut-être parce que des sensations contradictoires tourmentaient son for intérieur, Tatien ferma les yeux pour interrompre le flux des larmes copieuses qui lui montait aux yeux, mais en les rouvrant, il observa que son père avait disparu.

Le paysage était inchangé.

La statue d'Apollon brillait, reflétant le clair de lune palissant à l'aube.

Affligé d'angoisses, Tatien a élancé ses bras dans la nuit qui lui semblait alors désolée et vide, s'écriant désespérément :

— Mon père ! Mon pèret..

Et parce que ses cris restaient sans écho dans l'immensité, fatigué et abattu, il s'est allongé par terre, en sanglots...

Des années et des années ont ainsi passé après ces événements.

CŒURS EN LUTTE

Dans sa villa décorée de rosés, sur les collines de l'Aventino du côté du Tibre, Varrus Quint, jeune patricien romain, était plongé dans ses pensées...

Après avoir effectué une longue mission sur la galère de la flotte commerciale d'Opilius Veturius pour qui il assumait les fonctions de commandement, il était rentré chez lui pour se reposer un peu. Une fois qu'il eut affectueusement embrassé sa femme et son fils qui prenait du plaisir à jouer dans le triclinium, il se reposa en lisant quelques écrits d'Aemilius Papinianus dans le pavillon fleuri du jardin.

En l'an 217, Rome passait par une lourde atmosphère de crimes et de tourments alors que les dernières heures de l'empereur Marc Aurèle Antonin Bassianus, surnommé Caracalla (3), avaient sonné.

(3) Bien qu'étant d'une certaine manière tolérant vis-à-vis des chrétiens qui se trouvaient dans une position sociale privilégiée dans la vie publique, le gouvernement de Caracalla permettait la persécution méthodique d'esclaves et de plébéiens voués à l'Évangile, considérés comme étant des ennemis de l'ordre politique et social. (Note de l'auteur spirituel)

Depuis la mort de Papinien cruellement assassiné par ordre de César, l'Empire avait perdu toutes ses illusions quant au nouveau dominateur.

Loin de respecter les traditions paternelles dans la sphère gouvernementale, Bassianus avait lancé une vaste conspiration tyrannique contre le droit établi nourrissant non seulement la persécution des groupes nazaréens les plus humbles, mais aussi tous les citoyens honorables qui osaient désapprouver sa conduite.

Enthousiasmé par les sages idées du célèbre jurisconsulte, Varrus les avait comparées aux enseignements de Jésus qu'il avait en mémoire, réfléchissant aux possibilités de conversion de la culture romaine aux principes du christianisme dès que la bonne volonté pourrait pénétrer l'esprit de ses compatriotes.

Descendant d'une famille notable dont les racines remontaient à la République, malgré la grande pauvreté matérielle où il se débattait, c'était un partisan passionné des idéaux de liberté qui envahissaient le monde.

Dans son âme, il souffrait de voir l'ignorance et la misère dans lesquelles les classes privilégiées maintenaient les foules et se perdait dans de vastes cogitations pour mettre un point final aux millénaires de déséquilibres dans la société de sa patrie.

Il se savait bien incapable d'annoncer un message libérateur et efficace au pouvoir administratif. Sans or et sans soldats, il ne pouvait imposer les opinions qui bouillonnaient dans sa tête, néanmoins, il n'ignorait pas qu'un monde nouveau était en construction sur les ruines de l'ancien.

Sous l'inspiration de l'esprit rénovateur, des milliers d'hommes et de femmes changeaient mentalement. L'autocratie de l'Empire combattait désespérément contre la réforme religieuse mais la pensée du Christ planait sur terre, incitant les âmes à suivre le nouveau chemin du progrès spirituel, même au prix de la sueur et du sang du sacrifice.

Plongé dans de telles réflexions, il fut ramené à la réalité par sa femme, Cintia Julia, qui venait le voir portant dans ses bras leur fils Tatien d'à peine un an, souriant, tendre et aimant comme s'il s'agissait d'un ange ravi au berceau céleste.

Cintia révélait dans son regard obscur la flamme de la vivacité féminine laissant dès le premier instant entrevoir la trame des passions qui débordaient de son âme inquiète. Une large tunique de lin beige faisait ressortir ses formes de madone et d'enfant qui évoquaient le profil espiègle et beau de quelque nymphe qui se serait soudainement transformée en femme, contrastant par là avec la sévère expression de son mari qui semblait infiniment distant de sa compagne dans ses affinités psychiques.

Bien que très jeune, Varrus Quint portait les traits d'un philosophe plongé en permanence dans l'océan de ses pensées.

Affichant la satisfaction d'une péronnelle, Cintia fit référence à la fête d'Ulpia Sabina où elle était allée la veille en compagnie de Veturius qui fut un partenaire attentionné.

Enthousiaste, elle s'est attardée à la description des danses, une invention de la propriétaire qui avait profité de la vocation des jeunes esclaves, et s'essayait à répéter pour son mari d'une voix harmonieuse quelques passages de la musique symbolique.

Varrus souriait condescendant, tel un père austère et bon attentif aux infantilités de sa fille. Il prononçait de temps en temps des mots de compréhension et d'encouragement.

À un certain moment de la conversation fixant sa femme, s'emblant vouloir s'entretenir d'un sujet plus sérieux, il lui fit observer :

Tu sais, chérie, ce soir il nous sera possible d'entendre l'une des voix les plus influentes de notre mouvement en Gaules ?

Et peut-être parce que sa femme restait silencieuse, pensive, il continua :

Je fais référence à Appius Corvinus, le vieux prêcheur de Lyon (4) qui fera ses adieux aux chrétiens de

(4) Au temps de la domination romaine, en Gaules, le nom de la ville de Lyon était Lugdunum. (Note de l'auteur spirituel)

Rome. Dans sa jeunesse, ce fut un contemporain d'Attale de Pergame, l'admirable héros parmi les martyrs gaulois. Corvinus a plus de soixante-dix ans mais selon les impressions générales, il est porteur d'un esprit très jeune.

La jeune femme a esquissé un long geste d'ennui et a murmuré :

Pourquoi nous soucions-nous de la sorte de ces gens ? Franchement, la seule fois que je t'ai accompagné aux catacombes, j'en suis revenue angoissée et abattue. Ces divagations que nous entendons ont-elles un sens pratique ? Pourquoi braver les dangers d'un culte illégal pour ne rester que dans les délires de l'imagination ?

Avec ironie et agressivité elle continuait, alors que son mari affichait une expression attristée :

Tu crois peut-être que je peux me conformer à la folle renonciation de femmes telles que Sophronie et Cornélie qui sont tombées des splendeurs patriciennes dans l'immondice des prisons aux côtés d'esclaves et de blanchisseuses ?

Puis elle a lancé un bruyant éclat de rire et a ajouté :

Il y a quelques jours encore, alors que tu te trouvais en voyage en Aquitaine, Opilius et moi parlions en privé, quand Popéia Cilène est venue nous voir en faisant l'aumône pour les familles tuées lors des dernières persécutions, et voyant mes pots de crème, elle m'a incitée à abandonner l'usage de cosmétiques. Nous avons beaucoup ri à cette suggestion. Pour répondre aux principes d'un homme qui est mort sur la croix des malfaiteurs, il y a deux cents ans, nous devrions faire voeu de pauvreté et errer de par le monde comme si nous étions des fantômes ? Nos dieux, eux, ne nous réservent pas un paradis de mendiants discoureurs. Nos prêtres gardent toute leur dignité et leur posture.

Après une courte pause pendant laquelle elle a regardé son mari sarcastiquement, elle allégua :

D'ailleurs, je dois te dire que j'ai fait pour toi des sacrifices à Esculape. Je crains pour ta santé. Veturius laisse entendre que les chrétiens sont fous. Tu ne remarques certainement pas combien de changements transparaissent dans ton comportement à mon égard depuis le début de tes nouvelles pratiques ? Après de longues absences loin de ta famille lorsque tu reviens, tu n'es plus le mari affectueux du passé. Au lieu de te reporter à notre douce intimité, tu gardes ta pensée et tes paroles tournées vers les succès de ce culte abominable. Par le passé, Sabine affirmait que la dangereuse mystique de Jérusalem affaiblit les liens de l'amour que les divinités domestiques nous ont légués et dirait que ce Christ te domine de l'intérieur en t'éloignant de moi...

Cintia, maintenant, qui avait le visage contrarié, séchait ses larmes nerveusement alors que son fils souriait, ingénu, dans ses bras.

Grande stupide ! — objecta son mari, inquiet — comment peux-tu penser que je puisse t'oublier ? Où habite l'amour si ce n'est dans le sanctuaire du cœur ? Je te veux comme toujours. Tu es tout dans ma vie...

Mais... et la dépendance dans laquelle nous vivons ? — s'écria Cintia, désenchantée — la pauvreté est épouvantable. Tu es l'employé d'Opilius et nous habitons dans une maison qu'il nous fait la faveur de nous céder... Pourquoi ne te lances-tu pas comme mon cousin dans le monde des affaires pour que nous ayons aussi des navires et des esclaves, des palais et des fermes ? Ne te sens-tu pas humilié par notre position d'infériorité ?

Varrus Quint exprimait une amertume manifeste sur son visage calme. Il caressa la jolie chevelure de sa femme et objecta, contrarié :

Pour quelle raison te tortures-tu ainsi ? N'apprécies-tu pas notre richesse de caractère ? Serait-il convenable de vivre dans l'opulence sur le malheur des autres ? Comment retenir des esclaves quand nous essayons de les libérer ? Apprécierais-tu de me voir réaliser des transactions inavouables perdant ainsi la droiture de ma conscience ?

Son épouse pleurait, malheureuse, mais voulant changer le cours de la conversation, Varrus lui dit :

Oublions ces futilités. Voyons ! Allons plutôt écouter les paroles de Corvlnus? Une voiture nous y conduira dans la soirée...

Pour revenir à la maison épuisée ? — lui répondit sa femme tout en versant de copieuses larmes. — Non ! Je n'irai pas ! J'en ai assez. Que peuvent bien nous enseigner les Gaulois barbares dont les pythies lisent les augures dans les viscères encore chaudes des défunts soldats ?

Le jeune époux laissa alors transparaître dans ses yeux une invincible tristesse et lui

dit :

De la cruauté pour les Gaulois ? Et nous ? Avec tant de siècles de culture, nous noyons encore des femmes désarmées dans les eaux polluées du Tibre, nous assassinons des enfants, nous crucifions la jeunesse et manquons de respect pour la vieillesse en condamnant des personnes âgées et vénérables livrées à l'appétit des fauves, et cela tout simplement parce qu'ils se consacrent à des idéaux de fraternité et de travail honorant la vie de tous. Jésus...

Varrus allait évoquer une citation évangélique faisant appel aux paroles du Divin Maître quand Cintia levant le ton s'est faite plus sèche et s'est mise à crier :

Le Christ !... Touj ours le Christ !... Rappelle-toi que notre condition sociale est misérable... Fuis la punition des dieux en rendant hommage à César pour que la fortune nous sourie. Je suis malade, accablée... Je n'ai pas la vocation de la croix ! Je déteste les nazaréens qui attendent le ciel entre les discussions et les poux !...

Le jeune patricien a alors dévisagé sa compagne, compatissant, comme s'il déplorait en son for intérieur les paroles insensées qu'elle prononçait et remarquant que leur enfant pleurait lui tendant les bras, il s'approcha pour le caresser en disant :

Pourquoi tant de références à la pauvreté ? Notre fils n'est-il pas à lui seul un véritable trésor ?

Immédiatement, Cintia ravit l'enfant à la tendresse paternelle et reculant précipitamment, elle s'exclama :

Tatien ne sera jamais chrétien. C'est mon fils ! Je le consacrerai à Dindymène. La mère des dieux le défendra contre la sorcellerie et la superstition.

Puis, elle est tout de suite entrée à l'intérieur prise d'une incompréhensible torture

morale.

Varrus Quint n'est pas retourné à sa lecture.

Perdu dans de profondes réflexions, il s'est penché contre le mur qui séparait le jardin de la voie publique et s'est attardé à la contemplation d'un groupe de garçons qui étaient là, occupés à jouer. Ils lançaient des petites pierres dans l'eau et, la pensée tournée vers son petit Tatien, ne pouvant définir les sombres pressentiments qui oppressaient sa poitrine, il remarqua qu'une étrange angoisse envahissait son cœur.

Alors que le crépuscule avançait, n'ayant pas revu sa femme qui s'était réfugiée avec son fils dans leur chambre, il prit la voiture d'un ami qui le conduisit jusqu'à l'humble maison du vénérable Lysippe d'Alexandrie, un illustre Grec profondément dévoué à l'Évangile et qui habitait dans une pauvre hutte délabrée sur la route d'Ostie.

Une petite assemblée d'adeptes s'était formée dans la modeste salle.

Surpris, il fut informé que les adieux du grand chrétien gaulois ne se feraient pas cette nuit-là mais le lendemain.

Corvinus était donc à la disposition de ses amis pour s'entretenir amicalement.

Il n'y avait cependant pour le groupe, de sujet plus fascinant que celui concernant les réminiscences des persécutions de l'année 177.

Les peines des chrétiens lyonnais étaient racontées dans les moindres détails par le noble visiteur.

Alors que le cercle des personnes écoutait, statique, l'ancien Gaulois se rappelait avec une prodigieuse mémoire de chaque événement. Il répétait les interrogatoires effectués et rapportait aussi les réponses inspirées des martyrs. Il se reportait aux ardentes prières des compagnons de l'Asie et de la Phrygie qui, miséricordieusement, avaient aidé les communautés de Lyon et de Vienne (5). Il parlait, enthousiaste, de l'immense charité de Vettius Epagathus, ce noble dévoué à la cause qui renonça à la position sociale privilégiée dont il jouissait pour se faire l'avocat des humbles chrétiens. Son regard s'enflammait en commentant l'étrange courage du saint diacre de Vienne et l'héroïsme de la chétive esclave Blandine dont la foi avait semé la confusion dans l'esprit des bourreaux. Il peignait la joie de Pothin, chef de l'Église de Lyon, cruellement offensé et roué de coups dans la rue, sans un mot de révolte, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.

(5) Ville de France près de Lyon. (Note de l'auteur spirituel)

Finalement, il manifesta une mystérieuse joie mêlée de larmes en évoquant les aventures et les tourments d'Attale de Pergame qui fut à l'origine de sa foi.

II relatait tous les détails des supplices auxquels avait été soumis le vénérable ami. Il se souvint de l'atermoiement du procès dû à la consultation faite par le propréteur à Marc Aurèle, et s'attarda à la description des dernières souffrances du grand chrétien maltraité, fouetté, attaché et brûlé sur la chaise en fer rougi pour être finalement décapité en compagnie d'Alexandre, ce dévoué médecin phrygien qui, à Lyon, avait offert au Seigneur l'admirable témoignage de sa foi.

L'assemblée l'écoutait abreuvée de références. Mais comme l'orateur prévoyait un travail intense à réaliser le lendemain, Lysippe ordonna de servir des tranches de pain frais et du lait à chacun et mit fin à la conversation.

L'esprit inspiré par les récits du vieux Gaulois, Varrus est retourné chez lui.

Il rentrait plus tôt que prévu et une seule pensée l'absorbait maintenant : pacifier l'âme inquiète de sa compagne en lui rendant son calme et sa joie réaffirmant sa tendresse et son dévouement.

Il s'est approché tout doucement avec la tendre intention de la surprendre.

Il a traversé le patio et s'est trouvé devant la porte entrouverte, mais devant sa chambre, il s'est arrêté intrigué.

Il a alors entendu des voix dialoguer avec ferveur.

Opilius Veturius se trouvait dans sa chambre à coucher.

II essaya de comprendre la tempête morale qui flagellait son destin.

Jamais, il n'aurait imaginé que l'homme pour qui il travaillait serait capable d'attirer sa femme à une telle attitude.

Opilius était le cousin de Cintia et il avait toujours été reçu chez lui comme un frère. Il était dix ans plus vieux que lui et il était veuf depuis quelque temps. Héliodore, sa défunte femme, était pour Cintia une seconde mère. Elle avait laissé des jumeaux, Hélène et Galba, deux enfants malheureux dont la naissance avait causé la mort de leur mère et qui habitaient avec leur père, entourés d'esclaves très dévoués dans un magnifique palais portant les blasons de la famille.

Varrus travaillait sur les bateaux de Veturius et vivait dans une villa qui lui appartenait. Il se trouvait lamentablement lié à lui depuis son mariage par de lourdes dettes qu'il se proposait de payer honnêtement par son travail personnel, respectable.

Alors que dans sa tête surgissaient d'innombrables questions, Varrus réfléchissait...

Pourquoi sa femme se livrait-elle ainsi à une aventure aussi indigne ? N'était-il pas un compagnon loyal, extrêmement voué à son bonheur et à celui de leur fils ? Il s'absentait souvent de Rome les gardant précieusement dans son cœur. Si des tentations d'ordre inférieur lui assiégeaient l'esprit pendant ses fréquents voyages, Cintia et Tatien étaient une inébranlable défense... Comment céder aux suggestions de la méchanceté quand il se croyait l'unique soutien de sa femme et de ce petit ange qui peuplait son âme d'aspirations sanctifiées ? Et pourquoi Veturius salissait-il ainsi son foyer ? Ne se considérait-il pas comme un ami converti en dévoué serviteur ? Combien de fois dans des ports lointains avait-il été invité au profit facile et avait-il renoncé à tout avantage économique de provenance douteuse, conscient des responsabilités qui le liaient au cousin de sa femme ! À combien de reprises, avait-il été contraint par gratitude à oublier toute possibilité assurée d'améliorer sa situation, par simple égard pour Opilius qui était à ses yeux non seulement le protecteur du pain quotidien de sa famille mais aussi un compagnon, créancier de sa plus profonde reconnaissance !...

Angoissé et abattu, il se disait à lui-même à cet instant affligeant : — Si Cintia aimait son cousin, pourquoi l'avait-elle épousé, lui Varrus ? Si tous deux avaient reçu les bénédictions du ciel avec l'arrivée de leur fils, comment répudier les liens conjugaux puisque Tatien représentait son plus grand espoir en tant qu'homme de bonne volonté ?

À moitié halluciné, il s'est mis à réfléchir aux arguments contraires. Et s'il préjugeait de la situation ? Et si Opilius Veturius était là pour l'assister, répondant à la demande de Cintia ? Il était donc nécessaire de calmer ces inquiétudes et d'écouter faisant abstraction de toute animosité.

Il mit alors sa main droite sur son cœur oppressé et a écouté :

Jamais tu ne t'habitueras aux délires de Varrus — disait Veturius, sûr de lui —, toute tentative est vaine.

Qui sait ? — osa sa cousine soucieuse —j'espère que le jour viendra où il abandonnera cette odieuse connivence avec les chrétiens.

Jamais ! — s'exclama l'interlocuteur, en riant ouvertement — il n'est personne qui n'ait recouvré la raison après s'être mêlé à cette calamité. Quand bien même craignant les autorités, ils semblent trahir leurs vœux, face à nos dieux, ils retournent finalement à son enchantement. J'ai accompagné plusieurs processus de récupération de ces fous. On peut dire qu'ils souffrent d'une terrible obsession pour la souffrance. Les coups, les cordes, les fauves, la croix, le feu, les décapitations, rien y fait pour diminuer la volupté avec laquelle ils se livrent à la douleur.

Réellement, j'en ai assez... — a soupiré la jeune femme baissant le ton de sa voix.

Démontrant l'assurance des liens affectifs qui le retenait déjà à l'esprit de son interlocutrice, Opilius a ajouté, déterminé :

Et même si Varrus changeait d'avis, il n'arriverait pas à modifier notre position. Nous appartenons l'un à l'autre. Depuis six mois tu es mienne et quelle différence cela fait-il ?

Sarcastique, il fit observer :

Ton mari par hasard dispute-t-il l'affection de son épouse ? Il est bien trop intéressé par le royaume des anges... Sincèrement, je ne peux admettre qu'il soit à la hauteur de tes attentes. Par Jupiter ! Tous ceux que je connais et qui se sont rendus à la mystification nazaréenne, se sont éloignés de la vie. Varrus te parlera du paradis des juifs plein de patriarches immondes, plutôt que de te parler de nos jeux, et je te garantis que si tu désires une excursion joyeuse, rien de plus naturel pour ton goût féminin, il te conduira sans aucun doute à quelque cimetière isolé exigeant que tu te réjouisses d'être entourée d'os putréfiés...

Un éclat de rire ironique a terminé sa phrase, mais remarquant probablement quelque geste inattendu de la part de sa cousine, il a continué :

De plus, tu ne peux oublier que ton mari n'est que mon client6. Il a tout et rien à la fois. Mais, par Sérapis, je ne lui connais pas de qualités qui justifieraient des faveurs. Tu sais que je t'aime, Cintia ! Tu n'ignores pas que je t'ai désirée en silence dès le premier instant où je t'ai reconnue, jeune et belle. Jamais, je n'aurais préféré Héliodore si les services de César ne m'avaient pas retenu si longtemps en Achaïe ! Quand je t'ai retrouvée, fiancée de Varrus, j'ai senti une tourmente envahir mon cœur. J'ai tout fait pour ton bonheur. Je me suis incliné devant l'affection que ma femme te consacrait, je t'ai entourée d'attention, je t'ai offert une résidence digne de tes dons pour que jamais tu ne sois confondue avec les femmes dans le besoin et que la privation t'amène à une vieillesse précoce et, pour toi, j'ai même supporté ce mari qui t'accompagne, incapable de comprendre ton cœur ! Que feras-tu de moi, maintenant, veuf et triste comme je le suis ? Après t'avoir retrouvée, je n'ai plus jamais donné à Héliodore d'autres sentiments qu'une estime respectueuse dont elle était créancière pour sa vertu irréprochable. Nos esclaves savent que je t'appartiens. Mécène, mon vieux serviteur, est venu me rapporter que des employés croyaient que j'avais empoisonné Héliodore pour que tu prennes sa place ! Et, en vérité, quelle mère plus honorable et affectueuse pourrais-je trouver pour mes enfants ? Décide-toi, donc. Un mot de toi suffira.

(6) Personne pauvre dans la Rome antique qui dépendait des faveurs d'un ami riche. (Note de l'auteur spirituel)

Et mon mari ? — a demandé Cintia, une indicible crainte dans la voix.

Il y eut un silence expressif pendant lequel Veturius semblait réfléchir, puis il s'exprima en ces termes :

Je prétends offrir à ton mari le remboursement de toutes ses dettes. En outre, je peux le soutenir dans d'autres domaines de la vie impériale. Loin de nous, il pourrait s'adonner à ses idéaux. J'ai peur pour lui. Les autorités ne pardonnent pas. Parmi ceux dont nous partageons l'intimité, plusieurs ont été fait prisonniers et sont punis, voire morts. Aulus Macrin et ses deux fils ont été incarcérés. Claudia Sextine malgré toutes ses vénérables qualités a été retrouvée assassinée dans sa demeure. Sofronius Calvus a vu ses biens confisqués et a été lapidé en plein forum. Ton mari pourrait laisser libre cours à ses sentiments où il veut, sauf ici.

Mais qu'en serait-il de Tatien, si nous trouvions un accord ?

Voyons, voyons — avança son interlocuteur en homme habitué à ne pas fléchir devant les obstacles —, mes enfants ont l'âge du tien. Il grandira auprès d'Hélène et de Galba dans les meilleures conditions. De plus, nous ne pouvons oublier que mon exploitation agricole, à Lyon, a besoin de quelqu'un. Alésius et Pontimiane, mes administrateurs, réclament toujours la présence de l'un de nos proches. Dans quelques années, le petit Tatien pourrait partir en Gaules et assumer dans notre propriété la position de son choix. Il reviendrait à Rome autant qu'il le désirait et développerait sa personnalité dans un environnement différent, loin de l'influence paternelle...

À ce moment de la conversation, Varrus n'en put supporter davantage.

Sentant un volcan d'angoisses étouffer sa poitrine, il s'est traîné dans le couloir en direction de la chambre où son fils reposait, près de Cirila, la jeune esclave qui tenait compagnie à Cintia.

Il s'est agenouillé devant le berceau décoré et écoutant la respiration étouffée de son garçon, il a donné libre cours à son émotion.

Tel un homme qui se voyait d'un seul coup jeté au fond d'un abîme sans réussir à sentir la terre ferme où se retenir, il ne put pendant quelques secondes coordonner ses pensées.

Il fit appel à la prière afin de se calmer et finalement se mit à réfléchir...

Tout en dévisageant le doux visage de son enfant à travers l'épais voile de larmes qui affluait à ses yeux, il s'est demandé — où irait-il ? Comment résoudre le délicat problème posé par sa femme ?

Il ne méconnaissait pas la cruauté d'Opilius. Il le savait détenteur des attentions de César, et d'après la rumeur populaire, il avait sollicité l'appui de l'empereur pour faire assassiner Geta dont il avait reçu un énorme patrimoine de terres dans la lointaine Gaule. En cet instant, il ne doutait pas non plus que ce fut lui qui avait facilité le décès de sa femme dévouée qu'était Héliodore, pris de passion pour Cintia.

Tout en considérant la situation vexatoire dans laquelle il se trouvait précipité, il ressentit le besoin de répondre à l'offense.

Mais l'inoubliable visage du Christ frappa son imagination surexcitée...

Comment harmoniser la vengeance avec les enseignements de la Bonne Nouvelle, qu'il diffusait lui-même lors de ses voyages ?Comment pouvait-il souligner le caractère impérieux du pardon aux autres, sans excuser les imperfections de ses proches ? Le Maître, dont il s'était placé sous tutelle, avait oublié les coups de tous ses offenseurs, acceptant même la croix... Il avait vu tant d'amis emprisonnés et persécutés au nom du Céleste Bienfaiteur. Tous faisaient preuve de courage, de sérénité, de confiance... Il connaissait le dévoué prêcheur de l'Évangile sur la voie Salaria, Hostilius Fulvius dont les deux enfants avaient été assassinés sous les pattes de deux chevaux jetés intentionnellement sur eux par un tribun ivre. Lui- même, Varrus, avait aidé à rassembler les restes des innocents et avait vu ce père agenouillé, prier en pleurant, remerciant le Seigneur des souffrances dont lui et sa famille étaient cruellement éprouvés.

L'affliction de cette heure, ne serait-ce pas la main de Dieu qui exigeait de sa part le témoignage de la foi ? Ne vaudrait-il pas mieux périr dans l'amphithéâtre et voir Tatien dévoré par les bêtes féroces que de se vouer tous deux à la honte de la mort morale ?

Et il se demandait dans sa douleur silencieuse : — Comment Jésus se serait-il comporté s'il avait été père ? Aurait-il livré son enfant sans défense aux terribles loups de la jungle sociale sans la moindre réaction ?

Il ne se croyait pas en droit d'exiger quoi que ce soit pour lui car il considérait sa position comme étant celle du plus commun des mortels, tel un pécheur ayant un besoin évident de devenir vertueux.

Il ne pouvait astreindre sa femme à se vouer à la cause même si la perdre lui serait une immense douleur.

Et pourtant et le petit ? Serait-il juste de le laisser à la merci du crime ?

— Oh ! Dieu ! — pleurait-il intérieurement — comment lutter avec un homme puissant quand Opilius Veturius pouvait changer les décisions de César lui-même ? Que sa femme aimée le suivit, était une blessure que l'éponge du temps absorberait certainement au fond de son âme, mais comment se séparer de son fils qui était sa raison de vivre ?

Il s'est levé machinalement, a pris son garçon endormi dans les couvertures et a ressenti la tentation de fuir.

Ne serait-ce pas, cependant, une inexcusable témérité que d'exposer cet enfant aux risques encourus ? Et quelle serait la posture de sa compagne, le lendemain, dans le cercle de la vie sociale ?

Cintia n'avait-elle pas pensé à lui, ce père affectueux et ami qu'il était, niais pourrait-il, lui disciple des enseignements de Jésus, la vouer au dédain d'elle-même ou à la déconsidération publique ?

Comme s'il était soutenu par une étrange force invisible, il remit l'enfant dans son lit, et après l'avoir embrassé tendrement, il est longuement resté penché sur lui et se mit à pleurer humblement, versant de copieuses larmes, comme s'il vidait la fierté ardente de son cœur sur la précieuse fleur de sa vie.

Peu après, s'assurant que la conversation continuait dans l'intimité de sa chambre, il est retourné sur la voie publique, cherchant une bouffée d'air pur pour son corps languissant...

Il s'est arrêté au bord du Tibre revoyant en mémoire les souffrances de tous les opprimés de ces eaux mystérieuses et tranquilles qui devaient occulter les gémissements d'innombrables martyrs victimes d'injustice sur terre. Le mutisme du vieux fleuve n'était-il pas une source d'inspiration pour son âme agitée ?

Les rares passants et les quelques voitures retardataires ne remarquaient pas sa présence.

Partageant son regard entre le firmament scintillant et les eaux tranquilles, il s'est plongé dans de profondes réflexions que personne n'aurait pu sonder...

À l'aube, il est retourné chez lui, apathique et désorienté, et s'enferma dans l'une des pièces où il s'est livré à un sommeil lourd et sans rêves d'où il fut arraché, alors que le soleil brillait, par les cris des esclaves qui transportaient du matériel sur les constructions toutes proches.

Varrus Quint a procédé à sa toilette matinale et s'en fut voir Cirila et son enfant, il caressa son fils gravement et affectueusement alors que la jeune servante lui annonçait que son épouse s'était absentée en compagnie d'amies pour une cérémonie religieuse au Palatin.

Contrarié, il s'est éloigné de la résidence en direction de la voie Ostie. Il désirait s'entretenir avec quelqu'un qui pourrait lénifier sa profonde douleur et, se rappelant de la noble figure de Corvinus, il était décidé à le prendre pour confident de toutes les peines qui lui assénaient le cœur.

Reçu par Lysippe, celui-ci l'informa que le bon vieillard s'était absenté pour s'occuper de plusieurs patients, soulignant néanmoins qu'il serait de retour dans la soirée à la voie Ardeatina.

Mais son hôte observa une telle pâleur sur le visage de son visiteur inattendu qu'il l'invita à s'asseoir et à se servir un bouillon réconfortant.

Varrus accepta ressentant un grand soulagement spirituel. La paix de la modeste enceinte semblait calmer son esprit enflammé.

Devinant que des tourments moraux l'assaillaient, le petit vieux déposa près de lui quelques pages contenant des paroles consolatrices relatant l'héroïsme des martyrs, essayant par là de soulager ses ulcères invisibles.

Docile, le jeune homme l'écouta. Il lut de longs extraits et prétextant se sentir très affaibli, il est resté là près de Lysippe et s'est attardé jusqu'à ce que tous deux se dirigent vers les sépultures dans la voiture d'un vieil ami.

Il faisait nuit quand ils sont arrivés aux tombes.

Ils ont passé la porte qu'un compagnon surveillait avec vigilance et ont parcouru de longues galeries avec de nombreux autres frères qui suivaient, conduits par des torches, échangeant des propos couronnés d'espoir.

Les cimetières chrétiens dans Rome étaient des lieux irradiant une grande joie. Inquiets et découragés dans leurs relations au quotidien étant donné les difficultés infinies qu'ils avaient à se communiquer entre eux, on pouvait dire que là, au foyer des défunts que les traditions patriciennes respectaient habituellement, les partisans du Christ trouvaient enfin un climat favorable à la communion dont ils étaient assoiffés. Là, ils pouvaient s'embrasser avec une indicible tendresse fraternelle, ils chantaient avec jubilation et priaient avec ferveur...

Le christianisme d'alors ne se limitait pas aux rites sacerdotaux. C'était un fleuve de lumière et de foi qui se déversait baignant les âmes, rassemblant les cœurs sur ce cheminement divin vers un idéal supérieur. Les larmes versées lors des supplices des compagnons sacrifiés n'étaient pas des gouttes de fiel incendié mais des perles d'amour et de reconnaissance.

De-ci, de-là, des sépultures rosés et blanches exhibaient des paroles aimantes qui ne passaient pas une idée sombre de la mort. La bonté de Dieu et la vie éternelle uniquement méritaient d'être exaltées.

Cherchant un soutien moral, désireux qu'il était de trouver une plus grande force intérieure, Varrus relisait avec avidité les paroles qui lui étaient familières.

Juste là, quelqu'un avait inscrit ses compliments révélant une affectueuse amitié : — «Festus, que Jésus te bénisse ». Plus loin, un père dévoué avait fait graver ces quelques mots : — «Glaucia, ma chère fille, nous sommes ensemble ». Ailleurs, brillait cette inscription «Crescenù'us vit », ou encore une autre illuminée, « Popéia est glorifiée ».

Jamais Varrus n'avait ressenti une telle paix au milieu des tombes. Se sentant expulsé de son propre foyer, il avait l'impression maintenant que la foule anonyme de ces compagnons était sa propre famille. Il s'arrêtait sur ces visages inconnus avec plus d'affection et d'intérêt et se disait même que dans ce groupe de créatures qui anxieusement venait chercher les enseignements du Seigneur, il existait peut-être des drames plus pénibles que le sien et des plaies plus profondes qui saignaient ces cœurs. Il soutenait Usipus d'un bras robuste comme s'il avait retrouvé la joie d'être utile à quelqu'un et, par les regards heureux qu'ils échangeaient entre eux, ils semblaient tous deux remercier l'influence de Jésus qui accordait à ce vieillard affectueux la grâce d'être soutenu par un fils et au jeune homme malchanceux le bonheur de trouver un père qu'il pouvait servir.

Dans la grande enceinte illuminée, des hymnes de joie ont précédé les paroles du prédicateur qui, du haut de sa tribune, a parlé avec une indescriptible beauté du Règne de Dieu, exaltant le besoin de patience et d'espoir.

Quand il eut fini son émouvante allocution, Lysippe et Varrus se sont approchés pour le reconduire chez lui.

Au-delà des tombes, une voiture les attendait, ponctuelle.

Et c'est dans l'intimité domestique qu'à ces deux vieillards qui l'écoutaient, surpris, que le jeune homme patricien, avec émotion, a fait le récit de ce dont il souffrait dans le cadre de sa vie privée suppliant Corvinus un baume à ses douleurs qui opprimaient son cœur.

Le vieux Gaulois le fit asseoir et lui caressant la tête comme s'il s'agissait d'un enfant tourmenté, il lui a demandé :

Varrus, as-tu accepté l'Évangile pour que Jésus se transforme en ton serviteur ou pour te convertir en serviteur de Jésus ?

Oh ! Sans aucun doute — a soupiré le jeune homme —, s'il est une chose à laquelle j'aspire au monde, c'est à mon admission parmi les esclaves du Seigneur.

Alors, mon fils, penche-toi sur les concepts du Christ et oublions nos désirs.

Et, en regardant le ciel par l'humble fenêtre, laissant percevoir qu'il demandait l'inspiration du Très-Haut, il a ajouté :

Avant tout, ne condamne pas ta femme. Qui sommes-nous pour juger le cœur de notre prochain ? Pourrions-nous, crois-tu, forcer les sentiments d'une autre âme, s'utilisant de la méchanceté et de la violence ? Qui de nous est irréprochable pour avoir le droit de punir ?

Néanmoins, comment éteindre le mal, si nous ne sommes pas prêts à le combattre ? — pondéra Varrus, gravement.

L'ancien sourit et fit observer :

Tu crois alors que nous pouvons le vaincre par la force des idées bien tournées ? Considérerais-tu par hasard que le Maître est descendu des cieux rien que pour parler ? Jésus a vécu chacune des leçons combattant l'ombre avec la lumière qui rayonnait en lui, et cela jusqu'au dernier sacrifice. Nous sommes dans un monde entouré de ténèbres et nous ne possédons pas d'autres torches pour nous éclairer que notre âme que nous devons enflammer du véritable amour. L'Évangile n'est pas seulement une propagande d'idées libératrices. Au- dessus de tout, c'est la construction d'un monde nouveau par la construction morale du nouvel homme. Jusqu'à présent, la civilisation a considéré la femme, notre mère et notre sœur comme étant une vulgaire marchandise. Pendant des millénaires, nous avons fait d'elle notre esclave, en la vendant, en l'explorant, en la lapidant ou en la tuant, sans que les lois nous considèrent passibles de jugement. Mais, n'est-elle pas elle aussi un être humain ? Vivrait-elle indemne de faiblesses égales aux nôtres ? Pourquoi lui conférer un traitement inférieur à celui que nous dispensons aux chevaux, si c'est d'elle que nous recevons la bénédiction de la vie ? Dans toutes les phases de l'apostolat divin, Jésus l'a dignifiée, sanctifiant sa mission sublime. Et pour rappeler l'enseignement, il est juste de répéter — qui de nous, en toute conscience, peut lancer la première pierre.

Fixant expressivement ses deux auditeurs, il a ajouté :

Pour racheter les créatures, le christianisme exige une avant-garde d'esprits déterminés à exécuter son plan d'action.

Cependant — a réfléchi le jeune Romain timidement —, peut-on nier que Cintia soit dans l'erreur ?

Mon fils, celui qui attise le feu dans sa vie de tous les jours, marchera certainement sur les flammes de l'incendie. Compatis des égarés ! Ne sont-ils pas suffisamment malheureux d'eux-mêmes ?

Et mon enfant ? — a demandé Varrus la voix saisie de sanglots.

Je comprends ton affliction.

Et, tout en parcourant d'un regard lucide la petite pièce, Corvinus a semblé dévoiler un peu de son cœur, en ajoutant :

En d'autres temps, j'ai bu le même calice. M'éloigner de mes enfants a été pour moi la source de terribles angoisses. J'ai marché lacéré comme une feuille emportée au gré du vent, mais j'ai fini par percevoir que les enfants sont de Dieu, avant même d'être doucement déposés entre nos mains. Je comprends ton malheur. Mourir mille fois sous tout type de torture est une moindre souffrance que celle de la séparation d'une fleur vivante que nous désirerions retenir à l'arbre de notre destinée...

Et pourtant — a commenté le patricien affligé —, ne serait-il pas juste de défendre un innocent en réclamant le droit de le protéger et de l'instruire ?

Mais qui donc voudra bien t'écouter quand un ordre impérial insignifiant pourrait étouffer tes cris ? De plus — allégua l'ancien affectueusement —, si l'on souhaite servir le Christ, comment peut-on imposer à autrui la colère que la lutte nous force à supporter ? Ta femme peut ne pas avoir été généreuse envers ton cœur mais elle sera probablement une mère dévouée pour ton enfant. Ne vaudrait-il donc pas mieux attendre les desseins du Très- Haut, à la grâce du temps ?

Le père malheureux portait toujours sur son visage une pénible expression, Corvinus lui fit alors observer après une longue pause :

Ne te soumets pas à la froideur de la désillusion en annihilant tes propres forces. La douleur peut être comparée au courant emporté d'un fleuve susceptible de nous conduire au bonheur sur la terre ferme, ou de nous noyer quand nous ne savons pas nager. Écoute-nous. L'Évangile n'est pas seulement une voie d'accès à la joie céleste après la mort, mais c'est aussi une lumière pour notre existence dans ce monde que nous devons transformer en Règne de Dieu. Ne te souviens-tu pas de la visite de Nicodèmes au Divin Maître quand le Seigneur a assuré convainquant : — « il convient de renaître à nouveau » ?

Devant le signe affirmatif de Varrus Quint, l'ancien a continué :

J'ai aussi beaucoup souffert quand, encore jeune, je me suis décidé au travail de la foi. Répudié de tous, j'ai été obligé de m'éloigner des Gaules où je suis né, en m'attardant pendant dix longues années en Alexandrie où j'ai approfondi mes connaissances. L'église, là- bas, reste ouverte à de plus amples considérations quant à la destinée et à l'être. Les idées de Pythagore sont reconnues par un grand centre d'études, profitant à tous, et après avoir attentivement écouté des prêtres illustres et des adeptes plus éclairés, je me suis convaincu que nous renaissons de nombreuses fois sur terre. Le corps est l'habit temporel de notre âme qui ne meurt jamais. La tombe est résurrection. Nous reviendrons à la chair, autant de fois que ce sera nécessaire jusqu'à ce que nous ayons purifié toutes les imperfections de notre âme, tout comme le métal noble supporte le creuset purificateur jusqu'à ce que soient rejetés les résidus qui le souillent.

Corvinus a alors fait une courte pause comme pour donner un temps de réflexion à ses auditeurs, puis il a continué :

Jésus ne parlait pas seulement à l'homme qui passe, mais surtout, à l'esprit impérissable. À un certain moment de ses sublimes enseignements, il avertit : « il vaut mieux que tu entres manchot dans la vie, que d'avoir deux mains, et aller dans la géhenne du feu qui ne s'éteint pas »[1]. Le Christ se rapporte au monde comme à une école où nous cherchons notre propre perfectionnement. Chacun de nous vient sur terre avec les problèmes dont il a besoin. L'épreuve est un remède salutaire, la difficulté, une étape vers l'ascension. Nos ancêtres, les druides, enseignaient que nous nous trouvons dans un monde de pérégrinations ou sur le chemin d'expériences réitérées, afin que nous puissions atteindre plus tard, les astres de la lumière divine pour ne faire qu'un avec Dieu, notre Père. Nous créons la souffrance en négligeant les lois universelles et la supportons pour retourner à l'harmonieuse communion avec elles. La justice est parfaite. Nul ne pleure sans raison. La pierre supporte la pression de l'instrument qui la taille afin de briller souveraine. Le fauve est conduit à la prison pour être domestiqué. L'homme combat et souffre pour apprendre à réapprendre, en se perfectionnant de plus en plus. La terre n'est pas le seul théâtre de la vie. Notre Père ne nous a-t-il pas dit lui- même — à celui qui prétend servir — il « existe de nombreuses demeures dans la Maison de Notre Père » ? Le travail est un escalier lumineux qui mène à d'autres sphères où nous nous retrouverons comme des oiseaux qui, après s'être perdus sous les rafales de l'hiver, se regroupent à nouveau au soleil béni du printemps...

En passant sa main dans ses cheveux blancs, le vieil homme a remarqué :

— Ma tête est maculée par la neige du désenchantement... Combien de fois, l'agonie a- t-elle visité mon âme pleine de rêves... Sous mes pieds, la terre glacée demande mon corps épuisé. Mais au fond de mon cœur, l'espoir est un soleil qui m'enflamme révélant dans ses projections resplendissantes le glorieux chemin de l'avenir... Nous sommes éternels, Varrus ! Demain, nous serons réunis, heureux, au foyer de l'éternité sans la douleur de la séparation ou de la mort...

En entendant ces paroles pleines de conviction et de tendresse, le jeune homme patricien apaisa son esprit tourmenté.

Quelques minutes encore passèrent rapidement à évoquer des paroles vivifiantes et se sentant mieux, il s'est décidé à partir.

Un bige léger qu'il avait demandé, attendait à une courte distance.

Quand le galop des chevaux se fut confondu avec le grand silence devant la porte de son foyer, le jeune homme plus tranquille a remarqué que quelques rares étoiles brillaient encore avec pâleur alors que le firmament se teignait de rouge.

Le matin se levait...

Varrus contemplant le beau ciel romain et demandant à Jésus de garder la foi inspirée par les propos du vieux Gaulois chrétien sur la route d'Ostie, pensa avoir trouvé en cette aube d'une surprenante beauté, le symbole du nouveau jour qui marquerait maintenant son destin.

PROMESSE DE CŒUR

Deux jours s'étaient succédés sans changement pour Varrus Quint qui, apathique et mélancolique, écoutait chez lui les plaintes interminables de sa femme, flagellant ses principes du fouet de ses critiques Insidieuses et puissantes.

Malgré les peines qui affligeaient son âme, il ne laissa percevoir aucun signe de désapprobation quant à la conduite de Cintia qui continuait aux côtés de Veturius ses écarts de comportement et ses alliances.

C'est alors qu'il reçut la consigne de partir en direction d'un port d'Achaïe, mais il n'arrivait pas à calmer le désir ardent de rénovation dont il se sentait envahi.

Il s'en fut voir Opilius qui le reçut très cavalièrement en privé. Varrus lui a ainsi exposé ce qu'il désirait. Il ressentait le besoin d'une vie nouvelle. Il prétendait abandonner le trafic maritime et se consacrer à des tâches différentes à Rome.

Néanmoins, il admettait avec dépit les obligations qui le retenaient à son service.

Il devait une si forte somme au chef de l'organisation qu'il ignorait comment il pourrait changer le cours de sa vie.

Veturius, très surpris, voulut masquer les véritables pensées qui lui venaient à l'esprit. Rieur et chaleureux, il s'est approché du visiteur en affirmant, péremptoire, que jamais il ne l'avait considéré comme un employé mais comme un compagnon de travail, et qu'il ne lui devait rien. Il a déclaré comprendre sa lassitude et pensait que son intention de se réintégrer à la vie romaine était justifiée.

C'est rouge de honte que Varrus reçut la rémission de toutes ses dettes. Non seulement Opilius lui faisait cette concession mais il se mettait aussi à sa disposition pour l'aider dans sa nouvelle entreprise.

Avec délicatesse, il a évoqué des projets qu'il avait déjà tracés pour l'avenir, alors que le mari de Cintia, stupéfait par l'hypocrisie de son interlocuteur, ne savait comment répondre prononçant des monosyllabes qui dénonçaient son embarras.

C'est cordialement qu'ils se sont quittés, alors qu'Opilius lui promettait de l'accompagner dans ses démarches avec toute son affection fraternelle.

Se sentant profondément confus, Varrus Quint pris la direction du forum dans l'espoir de rencontrer quelqu'un qui pourrait lui permettre de trouver un travail honorable ; cependant, la société de l'époque semblait partagée entre les puissants et les misérables esclaves. Il n'y avait pas de place pour celui qui voulait vivre de services respectables. Même les affranchis se retiraient dans des régions lointaines du Lazio, cherchant à recommencer leur vie et vivre leur indépendance.

Il a alors effectué différentes tentatives en vain.

Personne ne souhaitait employer des bras honnêtes pour une juste rémunération. Ils alléguaient que les temps étaient difficiles, prétextaient le ralentissement des affaires face à la chute probable de Bassianus d'un moment à l'autre. Les insanités gouvernementales touchaient à leur fin et les partisans de Macrin, préfet des prétoriens, promettaient de se révolter. Rome vivait sous le régime de la terreur. Pendant plus de cinq ans, des milliers de personnes étaient mortes assassinées par des affranchis qui jouissaient de récompenses juteuses.

Le jeune patricien, un peu découragé, fixait la foule qui allait et venait sur la place publique indifférente aux problèmes qui le torturaient quand il aperçut Flave Subrius, un vieux soldat à la réputation douteuse qui l'accueillit les bras ouverts.

Il s'agissait d'un homme mûr, mais agile et astucieux. Alors qu'il était aux services de l'État et qu'il maintenait l'ordre en Gaules, Subrius avait été blessé, raison pour laquelle, maintenant boiteux, il était chargé par des nobles de réaliser des tâches secrètes.

Loin de soupçonner qu'il était attaché aux intérêts du persécuteur de sa famille, Varrus a répondu, amicalement, au geste bienveillant manifesté.

D'ailleurs, cette expression de plaisir était pour lui une précieuse incitation dans la position d'incertitude où il se trouvait. La soudaine apparition de l'ancien soldat pouvait être le début de quelque heureuse entreprise.

La conversation a donc commencé avec enthousiasme.

Après les compliments, l'ex-légionnaire a abordé le sujet qui l'amenait en soulignant :

Par Jupiter, comment remercier les dieux de la faveur qu'ils me font de te rencontrer ? Sérapis a compati de ma jambe malade et a guidé mes pas. Je m'étais dit que j'irais te voir, mais les temps sont durs et une voiture est le privilège des sénateurs. Heureusement, je n'ai pas eu à me rompre les os en une randonnée difficile.

Le jeune patricien sourit intrigué et avant qu'il n'ait eu le temps de poser une question, Subrius balaya d'un regard astucieux les alentours comme s'il voulait sonder l'entourage, et lui fit baissant la voix :

Mon cher Varrus, je connais ta sympathie pour nos compatriotes persécutés, les chrétiens. Pour être franc, en ce qui me concerne, je ne sais comment me séparer des divinités domestiques et je préférerai toujours une fête d'Apollon à toute réunion dans les cimetières, cependant, je suis convaincu qu'il y a beaucoup de braves gens dans le labyrinthe des catacombes. J'ignore si tu fréquentes le culte détesté mais je ne méconnais pas ta sympathie. Sincèrement, je ne peux accepter l'épidémie de souffrance volontaire dont nous sommes les témoins depuis tant d'années.

Après toutes ces considérations, il a feint une mine de tristesse sur son masque facial et a continué :

Malgré mon indifférence envers le christianisme, j'ai appris de nos ancêtres que nous devons faire le bien. Je crois que l'instant a sonné de rendre un service décisif à la cause méprisée. Je ne comprends pas la foi nazaréenne responsable de tant de flagellations et de tant de morts, néanmoins, j'ai pitié de ces victimes. Donc, fils aimé de Jupiter, ne mésestime pas la mission qui s'offre à toi.

Face à la perplexité muette de son interlocuteur, il a ajouté :

Le préteur Gallus, averti par Macrin, a besoin du concours de quelqu'un pour mettre à exécution certains services à Cartilage. J'admets que si tu l'effectues, cette mission pourrait se transformer en un précieux avertissement fait aux chrétiens d'Afrique.

Varrus qui cherchait davantage à trouver un emploi respectable qu'à s'ériger en sauveur de la communauté, le questionna sur la tâche à accomplir.

Se montrant mesurément enthousiaste, Subrius a expliqué que le haut dignitaire l'appelait au palais pour lui confier cette délicate affaire.

Le jeune homme n'a pas hésité.

Suivant le soldat expérimenté, compte tenu du caractère confidentiel que Subrius avait donné à leur conversation, il est allé voir Gallus à sa résidence même.

Entouré d'habitudes patriciennes fortement enracinées, le vieux préteur le reçut tout en cherchant à minimiser la rigueur de l'étiquette, et après les salutations usuelles, il alla droit au sujet qui les intéressait.

Varrus — commença-t-il, solennellement —, je connais ta loyauté aux engagements assumés et j'espère que tu accepteras cette charge importante. Nos légions proclameront le nouvel empereur dans quelques jours à peine et nous ne pouvons faire abstraction de patriotes irréprochables pour nous assister dans l'œuvre de réforme du système social.

L'habile homme politique mordit ses lèvres grimaçantes révélant inconsciemment ses véritables intentions, puis poursuivit :

Je ne sais pas si tu disposes du temps nécessaire car je ne suis pas sans connaître les obligations qui te retiennent à la flotte de Veturius...

Le jeune homme s'est empressé de lui notifier son éloignement des services qu'il effectuait habituellement.

Il se trouvait réellement en quête de nouvelles fonctions.

Le préteur a souri, triomphant, et a continué :

S'il m'était possible de m'absenter de Rome, j'irais moi-même, néanmoins...

À ces paroles pleines de réserve, Varrus Quint voulut savoir en quoi il pouvait être utile, ce à quoi le magistrat a répondu :

Carthage devrait être réduite en cendre conformément au sage conseil du vieux Caton, mais, après l'épisode marquant d'Émilien qui la rasa, Graco a fait la folie de reconstruire ce nid de serpents. Je doute qu'il soit une autre province capable de nous apporter de plus grands ennuis. S'il est possible de combattre ici la peste des Galiléens, par là le problème est de plus en plus compliqué. De hauts fonctionnaires, des dames patriciennes, des autorités et des hommes d'intelligence se dévouent au christianisme avec une si grande négligence pour nos principes, qu'ils en arrivent à promouvoir des réunions publiques pour fortifier leur prosélytisme effréné. Nous ne pouvons pas, néanmoins, vivre aveuglément. Nous ne peuvent manquer de prendre des mesures.

Plongeant ses yeux interrogateurs dans ceux du jeune homme comme s'il sondait ses sentiments les plus intimes, il a demandé :

Te sens-tu habilité à porter un message au proconsul ?

Parfaitement — répondit Varrus, déterminé.

J'ai une liste de cinq cents personnes dont nous devons débarrasser la ville. Malgré le décret de Bassianus qui déclare que tous les habitants du monde provincial sont des citoyens romains, jouissant pour autant indûment de droits égaux aux nôtres, nous sommes donc d'accord avec l'élimination sommaire de tous les porteurs de la mystification nazaréenne. Les principaux meneurs devront répondre à des procès avant d'être condamnés à mort ou à la prison, les femmes seront épargnées selon la classe à laquelle elles appartiennent après de justes avertissements, et les plébéiens seront réduits au service sur les galères impériales.

S'efforçant de déguiser les pénibles impressions dont il se sentait accablé, le jeune patricien faisait des signes affirmatifs de la tête, comprenant, finalement ce que signifiaient les insinuations de Flave Subrius.

En acceptant l'invitation, il réussirait à sauver beaucoup de compagnons. Il pourrait pénétrer dans Carthage et aurait le temps de prévenir les persécutés. Ce ne serait pas difficile puisqu'il aurait les noms de tous les impliqués. Avant de parler au proconsul, il entrerait en contact avec l'église africaine.

Un monde de possibilités constructives perçait son imagination.

Corvinus lui-même pourrait peut-être le guider dans l'exécution de sa charge à venir.

Tu peux voyager d'ici à deux jours ? — a tonné la voix de Gallus, irrité par la pause dont le jeune homme avait marqué la conversation.

Illustre préteur — a répondu Varrus poliment —, je suis prêt.

Et le saluant avec un geste d'ennui qui lui était caractéristique, le magistrat a conclu :

Tu voyageras sur la galère marchande de Maximin Pratense, sous le commandement d'Helcius Lucius. Demain soir, je te livrerai le message ici même et tu pourras prendre les mesures afférentes à l'excursion avec Flave Subrius qui t'accompagnera sur le même bateau en tant qu'assesseur du capitaine répondant à des tâches d'ordre politique auprès d'amis du préfet domiciliés en Numidie.

L'accord était scellé.

En pleine voie publique, Varrus retrouva l'ex-légionnaire et programma une rencontre au forum pour le lendemain.

Le jeune homme était satisfait bien que des pressentiments amers concernant son fils envahissent son cœur. Il avait obtenu, comme il l'avait supposé, le travail désiré. Il ne se sentait pas inutile. À son retour de Carthage, d'autres occasions ne manqueraient pas de se présenter. Le voyage lui donnerait les moyens d'assister des frères de foi, marquant également la première étape vers de plus grandes responsabilités.

Après un rapide passage à son foyer, il s'est dirigé vers la voie Ostie, désireux d'entrer en communion avec ses vieux amis.

Il annonça alors à Corvinus et à Lysippe sa décision de partir.

À ces propos, l'ancien Gaulois a commenté les obstacles qu'il rencontrait à vouloir sortir de Rome et interpellé par Varrus quant au port vers lequel il se dirigeait, il a expliqué qu'en fait il devait rendre visite à la communauté chrétienne de Carthage avant de retourner à Lyon définitivement.

Le visage du jeune homme s'est illuminé.

Pourquoi ne pas voyager ensemble ?

Il prenait la même route.

Corvinus a manifesté alors toute sa satisfaction.

Le jeune patricien a exposé en quelques mots son intention d'avertir Flave Subrius de la présence de son nouveau compagnon de voyage, mais il a gardé pour lui les réels motifs de la mission qui le menait en Afrique pensant en informer Appius Corvinus postérieurement, une fois qu'ils seraient seuls en mer.

Le lendemain lorsqu'il en a parlé au vieux soldat boiteux, Subrius a accueilli cette idée avec un sourire indéfinissable ajoutant avec bonne humeur :

— Mais bien sûr ? Le voyageur peut être considéré comme un parent. Tu as ce droit.

Varrus s'est empressé de se préparer pour l'excursion conformément au programme

prévu.

Alors que Cintia l'écoutait avec une très grande attention, il lui a annoncé sa résolution de changer le cours de sa vie. Et, après une entrevue particulière avec le préteur, il a fait ses adieux à son épouse et à Tatien l'esprit baigné d'une douloureuse émotion.

Emportant avec lui une abondante documentation, il a embarqué à Ostie, l'âme absorbée par d'angoissantes expectatives.

Reconnaissant, Corvinus s'est joint à lui. Avec l'aide du jeune patricien et de Flave Subrius qui bizarrement était très attentif à l'installation de celui-ci, il se préparait à partager la chambre étroite réservée à Varrus Quint près de la cabine du capitaine dans la poupe, mais resta figé sur le pont qui séparait la chambre des bancs des rameurs, semblant admirer la magnifique trirème dans laquelle ils allaient voyager. Alors qu'il regardait les mâts magnifiques alerté par Varrus satisfait à l'idée de pouvoir lui offrir ce beau spectacle, le vieillard répondit :

Oui, j'observe la grandeur du ciel et de la mer inondés de soleil ; je sens le souffle du vent léger qui semble chanter la gloire divine de la nature, mais je pense à nos esclaves aux mains calleuses sur les rames...

Le prédicateur allait continuer lorsque Subrius, qui exerçait une inexplicable surveillance sur lui, a perçu le sens évangélique de sa remarque et a démontré une plus grande inquiétude dans l'expression de son visage mécontent, se dirigeant à Varrus Quint, il s'est exclamé :

Nous offrons l'hospitalité à ton hôte.

Contrarié par cette interférence, le jeune patricien, a exprimé le souhait de le présenter à Helcius Lucius, mais l'assesseur du commandant a immédiatement objecté :

Non, maintenant non. Helcius est occupé. Attendons le moment propice.

Corvinus s'installa sur sa couchette avec ses quelques bagages comprenant une tunique usée, une peau de chèvre et un balluchon avec des documents.

Pour dissiper la désagréable impression laissée par Subrius qui lui avait soudainement coupé la parole, le jeune homme est longuement resté auprès de l'ancien, choisissant ce moment pour réfléchir en sa compagnie au véritable motif de son voyage.

Corvinus l'a écouté avec un étonnement évident.

Il connaissait les patriarches carthaginois et les adeptes les plus en vue de l'importante église africaine.

Varrus lui a cité les noms des personnes indiquées dans la relation du préteur que le valeureux missionnaire identifia immédiatement pour la majorité.

Ils ont échangé leurs impressions quant à l'époque risquée qu'ils traversaient et comme s'ils étaient de vieux amis, ils se sont mis d'accord sur les précautions à prendre quant aux jours les plus sombres à venir au cas où les tempêtes politiques ne se calmeraient pas.

L'ancien des Gaules a longuement parlé de l'église de Lyon.

Au nom du Christ, il comptait y consolider le vaste mouvement d'assistance sociale.

Les prosélytes n'admettaient pas la foi inopérante. À leurs yeux, l'église devait s'enrichir d'oeuvres pratiques et être une source incessante de services rédempteurs.

Ils recevaient, fréquemment, la visite de confrères venant d'Asie et de Phrygie, grâce auxquels ils obtenaient des instructions directes concernant la matérialisation des idéaux évangéliques et acceptaient la Bonne Nouvelle, non seulement comme un chemin d'espoir menant au ciel, mais aussi comme un programme de travail actif nécessaire au perfectionnement du monde.

Et c'est ainsi que de considérations en réflexions, de remarques en observations, ils sont restés tous deux absorbés et heureux à élaborer des projets, exaltant la douce flamme de leurs rêves.

Quand le navire se mit en mouvement, Corvinus a souri à son compagnon comme un enfant partant à une fête.

Au début, ils entendaient le bruit rythmé des marteaux qui contrôlait l'effort des rameurs, puis, le vent commença à siffler fortement.

Varrus s'est absenté, promettant de venir chercher son ami pour le présenter au capitaine ; plus tard, cependant, Corvinus lui a demandé de reporter cette visite au lendemain, prétextant qu'il prétendait prier et se reposer.

Le jeune homme s'est éloigné en direction de la proue où il entama la conversation avec quelques marins. Il voulut voir le commandant mais Helcius Lucius, en compagnie de Flave Subrius et de deux autres patriciens renommés, échangeait des idées avec eux à une table distante, tout en parlant avec exultation.

II faisait nuit noire maintenant.

Craignant de devoir absorber des boissons fortes, Varrus se tenait dans son coin.

Il s'est alors rendu à la cabine où il était logé pour proposer quelque chose à manger à son vieux compagnon mais Corvlnus semblait dormir tranquillement.

Voyant que Helcius Lucius et ses amis ne cessaient de boire et jouaient bruyamment à quelque distance de là, le jeune patricien est retourné à la proue cherchant un coin solitaire pour laisser libre cours à ses pensées.

Il se sentait assoiffé de méditations et de prières et aspirait à quelques minutes de silence, seul avec lui-même, voulant se rappeler les succès de ces derniers jours.

Il contemplait les eaux que le vent fort et chantant faisait bouillonner, il laissa les rafales rafraîchissantes caresser ses cheveux, se disant que les fluides balsamiques de la nature adouciraient les inquiétudes de son esprit tourmenté.

Fasciné par le calme nocturne, il observait la lune grandissante qui s'élevait dans le ciel et balaya du regard les constellations étincelantes.

Quel mystérieux pouvoir commandait l'existence des hommes ! — se disait-il tristement.

Quelques jours auparavant, il était loin de supposer qu'il allait partir pour l'aventure d'un tel voyage. Il se croyait porté par le courant d'un bonheur domestique assuré, soutenu par le plus grand respect social. Mais se dit que son destin était en franche transformation !... Où devaient être Cintia et Tatien à cette heure ? Pour quelle raison la conduite de sa femme avait- elle ainsi modifié le cours de sa vie ?!... Si le Christ n'avait pas été présent dans son cœur, il n'aurait pas eu de mal à prendre les décisions nécessaires qui le tourmentaient intérieurement, mais il avait découvert l'Évangile et n'ignorait pas le témoignage dont il devait donner la preuve. S'il avait pu l'emporter sur l'influence d'Opilius... Toutefois, il n'était pas légitime de nourrir des illusions. Il avait des parents aisés à Rome qui se chargeraient de soutenir son fils jusqu'à ce qu'il soit en âge d'affronter les surprises du hasard avec des moyens financiers plus solides ; mais dans sa condition d'adepte du christianisme, il ne serait pas juste d'imposer à Cintia le supplice moral dont il se voyait l'objet.

Contemplant la vision de la nuit magnifique, il a prié avec ferveur implorant Jésus de soulager son esprit lacéré.

Des amis prisonniers poursuivis pour leur amour consacré à cette foi sublime lui revenaient en mémoire, s'appuyant sur les exemples d'humilité dont ils étaient un modèle vivant, il suppliait le Bienfaiteur Céleste de l'aider à ne pas tomber dans le désespoir bien inutile.

Combien de temps a-t-il passé ainsi, à réfléchir, seul avec lui-même ?

Varrus n'y pensait pas jusqu'à ce que quelqu'un vienne lui tapoter l'épaule l'arrachant à la douce mélopée du vent.

C'était Subrius qui semblait retenir sa respiration tout en lui disant, contrarié :

Élu des dieux, je crois que le moment est venu de nous comprendre à visage découvert.

Il y avait quelque chose d'étrange dans ces mots dont Varrus chercha la signification en vain.

Son cœur battait très fort dans sa poitrine. La pâle expression de son compagnon habituellement si cynique dénonçait quelque pénible événement, mais il ne se sentait pas suffisamment courageux pour le questionner.

Il y a plusieurs années de cela — a continué le soldat —, ton père m'a fait une faveur que jamais je ne pourrai oublier. Il a sauvé ma vie en Illyrie et je n'ai jamais pu lui revaloir cela. J'ai promis, néanmoins, à mon infâme conscience de payer un jour cette dette et je dois dire qu'aujourd'hui je peux répondre à cet engagement que le temps n'a pas réussi à effacer...

Plongeant ses yeux félins dans le regard torturé du jeune homme, il a continué :

Crois-tu donc que le préteur a sollicité ta coopération parce qu'il te considère suffisamment apte ? Supposerais-tu par hasard qu'Helcius Lucius te céderait une place à deux pas de sa propre cabine parce qu'il te trouve sympathique ? Fils de Jupiter, sois donc plus avisé. Opilius Veturius a conspiré avec eux ta propre mort. Ta situation sociale ne lui donnait pas l'occasion de commettre des actes arbitraires à Rome, où d'ailleurs, il désire conquérir ta femme. Je déplore de te voir si jeune entouré d'aussi puissants ennemis. À cette heure encore, Helcius attend des ordres pour jeter ton cadavre au fond des eaux. Quelqu'un a été désigné pour te voler ta vie. Pour la société romaine, tu dois disparaître cette nuit même et pour toujours...

À de tels propos, Varrus Quint était devenu livide.

Il s'est imaginé face à ses derniers instants en ce monde.

En vain, il a voulu parler mais il avait la gorge nouée par une intense émotion.

Observant l'expression indéfinissable du regard de Subrius, il a supposé que l'exécuteur des ordres venait exiger sa vie.

Et comme l'attente se prolongeait, il a rassemblé les quelques forces qui lui restaient et a demandé :

Que veux-tu de moi ?

Je veux te sauver — lui dit le soldat avec ironie.

Et, après s'être certifié de l'absence d'autres oreilles dans l'ombre, il a ajouté :

Mais je dois t'aider sans oublier de me sauver aussi...

Et tout en chuchotant, il a précisé :

Une vie parfois, en demande une autre. Cet homme qui t'accompagne, je le connais. C'est un vieux Gaulois, fatigué de vivre. Je sais qu'il prêche dans les catacombes et fait l'aumône aux pauvres... De toute évidence, il t'a ensorcelé avec ses belles paroles afin de décrocher une place en route vers Carthage. Son pèlerinage cependant sera plus long. Intentionnellement, je l'ai laissé embarquer en notre compagnie. C'était la seule solution à mon énigme. Comment défendre ta tête sans compromettre la mienne ? Appius Corvinus...

Le jeune patricien tremblant de terreur restait attentif à sa confidence, mais lorsqu'il eut prononcé le nom de son ami, dans un effort suprême, il a demandé :

Qu'oses-tu insinuer ?

Flave Subrius, néanmoins, était bien trop froid pour exprimer de la compassion. Bien que déçu par la souffrance morale qu'il imposait à son interlocuteur, il a souri et sur un ton mordant il a élucidé :

Appius Corvinus mourra à ta place.

Non ! Non, pas cela ! — s'écria Varrus, sans forces pour essuyer la sueur qui lui coulait du front.

Précipitamment, il a fait semblant d'aller vers la poupe, mais Subrius l'a retenu en murmurant:

Il est trop tard. Quelqu'un l'a déjà poignardé.

Comme s'il avait été blessé à mort, Varrus s'est senti tomber à la renverse.

Dans un terrible effort pour reprendre des forces, il s'est élancé vers la cabine où il était installé, mais d'un bond, l'assesseur l'a retenu en l'avertissant :

Attention ! Helcius peut te voir. Il est possible que l'ancien soit mort, mais si tu prétends lui faire tes adieux, sois prudent... Je retiendrai le commandant et ses amis pendant quelques instants encore, puis j'irai te chercher dans ta cabine avant d'y conduire Lucius.

À ce moment de la conversation, il a abandonné son compagnon à sa propre douleur et s'est éloigné.

Fou d'angoisse, retenant les sanglots qui serraient sa poitrine, le jeune homme s'est traîné jusqu'à la cabine où Corvinus, bâillonné, laissait apparaître de grandes tâches de sang sur la couverture de lin blanc.

Les yeux de l'ancien semblaient plus lucides. Il les a plongés dans ceux de son ami avec la tendresse d'un père qui quitte un fils qui lui est cher avant de partir pour le long voyage de la mort.

Quel est le voyou qui a osé ? — a demandé Varrus Quint en libérant sa bouche bâillonnée.

Soutenant son thorax de sa main droite rugueuse, le vieillard s'est efforcé de parler :

Mon fils, pourquoi te mettre en colère quand nous avons besoin de paix ? Croirais-tu par hasard que quelqu'un pût blesser sans l'autorisation de Dieu ? Calme- toi. Il nous reste peu de temps.

Mais, vous êtes tout ce que j'ai maintenant ! Mon bienfaiteur, mon ami, mon

père!...

s'est exclamé le jeune homme, sanglotant à genoux, comme s'il voulait encore boire les sages paroles de l'ancien.

Je sais, Varrus, ce que tu ressens — lui dit Appius d'une voix faible —, moi aussi j'ai tout de suite reconnu en ton dévouement le fils spirituel que le monde m'a nié... Ne pleure pas. Qui t'a dit que la mort signifie la fin ? J'ai déjà vu un grand nombre de nos compagnons portant la couronne de la flagellation glorieuse. Tous sont partis pour le royaume céleste exaltant le Maître de la Croix et pendant que les années usaient mon corps, je me suis souvent demandé pourquoi j'étais toujours épargné... Je craignais de ne pas mériter du ciel la grâce de mourir en servant, mais maintenant je suis en paix. J'ai le bonheur de pouvoir témoigner et au comble de ma joie, j'ai quelqu'un qui m'écoute au seuil de cette nouvelle vie ...

Le vieil homme a fait un long intervalle pour récupérer ses forces et Varrus Quint qui le caressait versant des larmes abondantes, a ajouté :

Comme il m'est difficile de me résigner à l'injustice ! Vous mourez à ma

place...

Comment peux-tu croire cela, mon fils ? La loi divine est faite d'équilibres éternels. Ne te révolte pas, ne blasphème pas. Dieu décide. Il nous revient d'obéir...

Après une courte pause, il continua :

J'étais un peu plus vieux que toi quand Attale est parti... Mon cœur s'est brisé quand je l'ai vu marcher au sacrifice. Néanmoins, avant d'entrer dans l'amphithéâtre, nous avons parlé dans la prison... Il a promis d'accompagner mes pas après sa mort et il est revenu pour me guider. Dans les heures les plus affligeantes de ma tâche et les jours gris de tristesse et d'indécision, je le vois et j'écoute sa voix tout près de moi. Comment peut-on admettre que la tombe délimite la séparation éternelle ? Nous ne pouvons pas oublier que le Maître lui-même a ressurgi de sa sépulture pour fortifier ses apprentis...

Varrus l'a étreint avec plus de tendresse, et a allégué :

Vous êtes doté d'une foi et de vertus dont je suis loin d'être pourvu. Désormais, je me sentirai seul, très seul..

Où places-tu la confiance en Dieu ? Tu es jeune. Le temps t'apportera l'expérience. Réponds aux instructions du Maître et une nouvelle lumière brillera en ton âme... À Lyon, nombre de nos frères communiquent avec les défunts qui sont tout simplement les êtres vivants de l'éternité. Dans nos prières, ils nous parlent et nous soutiennent chaque jour... Très souvent, en nos martyrs, j'ai vu des compagnons qui nous ont précédé et recevoir ceux qui sont persécutés jusqu'au sang... Pour tout cela, je crois que nous resterons toujours unis... L'église, pour moi, n'est rien d'autre que l'Esprit du Christ en communion avec les hommes...

À cet instant, Corvinus soupira péniblement. Varrus Quint a regardé les yeux calmes de son ami qui a continué avec plus d'insistance :

Je sais que tu te vois relégué à la solitude, sans parents, ni foyer... Mais n'oublie pas l'immense famille humaine. Pendant de nombreux siècles encore, les serviteurs de Jésus seront des âmes désajustées sur terre. Nos enfants et nos frères sont dispersés de toutes parts... Tant qu'il y aura un gémissement de douleur au monde ou le soupçon d'une ombre dans l'esprit du peuple, notre tâche ne sera pas terminée... Pour le moment, nous sommes méprisés et raillés sur le chemin du Berger Céleste qui nous a légué le sacrifice en guise de libération bénie et, demain, peut-être, des légions d'hommes et de femmes épouseront les principes du Maître qui sont si simples dans leurs fondements qu'ils provoquent la fureur et la réaction des ténèbres qui gouvernent encore les nations... Nous mourrons et nous renaîtrons dans la chair de nombreuses fois... jusqu'à ce que nous puissions contempler la victoire de la fraternité et de la vraie paix... Néanmoins, il est indispensable de beaucoup aimer pour nous vaincre nous-mêmes. Ne hais jamais, mon fils ! Bénis constamment les mains qui te blessent. Excuse les erreurs des autres avec sincérité et en oubliant complètement tout le mal. Aime et aide toujours, et même ceux qui te semblent durs et ingrats... Nos affections ne disparaissent pas. Qui exerce la compréhension de l'Évangile allume la sagesse dans son propre cœur pour éclairer le chemin des êtres qui lui sont chers sur terre ou au-delà de la mort... Ta femme et ton fils ne sont pas perdus... Tu les retrouveras à un nouveau stade de l'amour... D'ici là, cependant, lutte pour te vaincre toi-même !... Pour le bien, le monde réclame des serviteurs loyaux... Ne cherche pas les richesses que la déception finit par étioler... Ne t'arrête pas à des illusions et n'exige pas de la terre plus qu'elle ne peut te donner... Un seul et unique bonheur ne finit jamais — le bonheur de l'amour qui honore Dieu au service de ses semblables...

Puis, il s'est reposé pendant quelques instants.

Avec beaucoup de mal, il a sorti de sa tunique usée une vieille bourse qui contenait une poignée de pièces qu'il a donnée au jeune homme en lui demandant :

Varrus, à l'église de Lyon, il y a un vieux prêcheur répondant au nom d'Horace Niger. C'est mon compagnon de travail à qui je te demande de donner de mes nouvelles et lui transmettre mes salutations... Quand ce sera possible, remets-lui les lettres dont je suis le messager et, en mon nom, confie-lui cette somme... Dis-lui que c'est tout ce que j'ai pu rassembler à Rome pour nos enfants recueillis par l'église...

Le jeune homme a reçu le tout avec une respectueuse tendresse.

Peu après, avec difficulté, Corvinus lui a demandé de lire à voix haute un passage chrétien.

Avant de mourir, il voulait garder en tête une pensée des Saintes Écritures.

Varrus Quint a immédiatement répondu à sa demande.

Au hasard, il prit l'une des feuilles écornées d'un parchemin sorti d'un rouleau d'instructions, et à la clarté oscillante de la torche qui brûlait près du lit, il a répété les belles paroles de Simon-Pierre à l'infirme mendiant à la porte du temple appelée la Belle : — « Je n'ai ni or, ni argent, mais ce que j'ai, je te le donne8 ».

(8) Acte des Apôtres, 3:6. (Note de l'auteur spirituel)

Un large sourire sur ses lèvres pâles, Corvinus a regardé son compagnon comme pour dire qu'en cette heure, il offrait à Dieu et aux hommes son propre cœur.

De longues minutes se sont écoulées lourdes et affligeantes.

Le jeune homme pensa que son vénérable ami devait approcher de sa dernière minute, mais comme s'il sortait d'une courte prière bien que profonde, l'ancien lui a encore dit :

Varrus, si possible, je désirerais voir le ciel avant de mourir...

L'interpellé s'est tout de suite exécuté.

Il ouvrit un petit battant qui servait de fenêtre à l'intérieur de la pièce.

Immédiatement, le souffle fort et frais du vent pénétra dans la cabine éteignant la faible bougie alors que les rayons argentés du clair de lune envahissaient l'enceinte.

Avec une indicible douceur, le jeune homme a pris le vieil homme dans ses bras, comme s'il voulait satisfaire un enfant malade et l'a conduit à la magnifique vision de la nuit.

Au doux clair de lune, le visage d'Appius Corvinus ressemblait au portrait vivant d'un ancien prophète qui serait apparu là, d'un seul coup, auréolé de splendeur. Ses yeux calmes et brillants scrutaient le firmament où des multitudes d'étoiles étincelaient, sublimes...

Après une minute de silence, il a dit à voix basse :

Comme elle est jolie notre vraie patrie !...

Et, se retournant avec tendresse vers le jeune homme en larmes, il conclut :

Voici la ville de notre Dieu !...

Mais à cet instant, le corps du patriarche fut agité d'un sursaut de vie. Son regard qui palissait petit à petit retrouva une étrange luminosité comme ranimé par une force miraculeuse.

Et dénonçant une joie démesurée, il s'est écrié :

Le grand chemin s'est ouvert !... C'est Attale qui vient !... Mon Dieu, comme la voiture d'or est sublime !... Des centaines d'étoiles brillent !... Oh !... c'est Attale et Maturus, Sanctus et Alexandre... Alcibiade et Ponticus... Pontimiane et Blandine...

(9)

(9) L'agonisant recevait la visite spirituelle de certains des martyrs chrétiens de Lyon, flagellés en l'an 177. (Note de l'auteur spirituel)

L'ancien voulut se mettre à genoux, oubliant complètement la présence de Varrus et la précarité de sa propre condition physique.

Oh !... Seigneur ! Quelle bonté !... Je ne mérite pas tant !... Je suis indigne !... — continuait-il à dire d'une voix traînante.

Inexplicablement revigoré maintenant, des larmes lui coulaient des yeux ; doucement, Varrus l'a reconduit à son lit, entaché de sang.

À nouveau couché, le vieillard s'est tu. Alors que les rayons du clair de lune illuminaient la chambre, le jeune patricien a remarqué son regard dans les convulsions de la mort couronné d'un indéfinissable éclat, semblant fixer des paysages en fête, pris d'un éblouissement béat.

Tenant ses mains dans les siennes, il sentit que l'agonisant serrait sa main droite comme pour le quitter.

Le courant sanguin s'emblait retenu par la force mentale du mourant qui voulait satisfaire à ses dernières obligations mais quand l'apaisement s'exprima sur son visage noble et ridé, le sang a jailli abondamment de la plaie ouverte trempant le suaire de lin.

Le jeune homme perçut que le cœur fatigué de l'apôtre s'arrêtait doucement comme une machine agissant sans violence. Comme celle d'un oiseau qui s'endort dans la mort, sa respiration a disparu. Son corps s'est raidi.

Varrus a compris que c'était la fin.

Se sentant, alors, flagellé par une douleur sans commune mesure, il a étreint le cadavre en suppliant :

Corvinus, mon ami, mon père !... Ne m'abandonne pas ! Où que tu sois, protège mes pas. Ne me laisse pas tomber dans la tentation. Fortifie mon faible esprit ! Donne-moi la foi, la patience, le courage...

Les sanglots du jeune homme se répétaient étouffés quand la porte fut brusquement ouverte, Subrius est entré avec une torche illuminant le pénible tableau. Voyant le jeune homme étreignant le défunt, il l'a violemment secoué en s'exclamant :

Tu es fou ! Que fais-tu ? Notre temps est précieux. Dans quelques minutes, Helcius sera là. Il faut à tout prix qu'il ne te trouve pas ici. Je l'ai enivré pour te sauver. Il ne devra pas voir le visage du défunt.

Brutalement, il a éloigné Varrus Quint et a enveloppé le corps resté inerte dans un grand drap qu'il a attaché au dessus de la tête raide. Ensuite, il s'est à nouveau adressé au jeune homme d'une voix basse et énergique :

À gauche, tu trouveras une échelle qui t'attend et, sous l'escalier, il y a un canot que j'ai moi-même préparé. Enfuis-toi avec. Le vent t'emportera vers la côte. Mais, écoute bien ! Va vivre sur d'autres terres et change de nom. À partir d'aujourd'hui, pour Rome et pour ta famille, tu as disparu dans les eaux.

Le jeune homme a voulu réagir et affronter dignement la situation, néanmoins, il s'est souvenu que si Corvinus avait pris sa place dans la mort, il devait le remplacer dans la vie, et sentant dans une de ses mains le poids de la bourse que le héros lui avait confiée, humblement il s'est tu, en larmes.

Prends avec toi les bagages du vieux, mais laisse tes papiers — l'a informé Flave Subrius déterminé — Opilius Veturius doit se certifier que tu as bien disparu pour toujours.

Mais à cet instant alors que le jeune prenait dans ses mains l'héritage de l'apôtre, le bâton d'Helcius Lucius a touché brutalement la porte.

Subrius a poussé Varrus derrière une armoire et a répondu à la porte.

Le commandant ivre est entré, il a lancé un éclat de rire glacial en observant le fardeau sanglant, et a dit :

Très bien, Subrius ! Ton efficacité est étonnante. Tout est prêt ?

Parfaitement — a répondu l'assesseur d'un ton servile.

Chancelant, Helcius a appliqué quelques bastonnades au cadavre et fit observer :

Gros malin, notre Opilius. Ce pauvre Varrus aurait pu être éliminé dans n'importe quelle ruelle de Rome. Pourquoi lui faire l'hommage de le tuer en mer ? Enfin, je comprends. Un patricien décent ne doit jamais blesser la sensibilité d'une belle femme.

Il a demandé à l'assistant les papiers du défunt et d'une voix égayée, il a ordonné :

Donne-le en pitance aux poissons, aujourd'hui même, et n'oublions pas d'informer la noble Cintia Julia que son mari, en mission de surveillance contre la peste nazaréenne, a été assassiné par des esclaves chrétiens sur les galèrœ..

D'un rire sarcastique, il a ajouté :

Veturius se chargera de dire le reste.

Le commandant s'est retiré et, incité par Subrius, Varrus a lancé un dernier regard aux restes de son ami.

Emportant avec lui ses souvenirs, il s'est éloigné le pas vacillant, a descendu l'escalier de service et s'est installé dans le minuscule canot.

Seul dans la nuit froide et claire, il est resté un long moment dans le bateau, à penser, et repenser...

Le vent, qui sifflait, semblait lécher ses larmes, l'induisant à aller de l'avant, mais le jeune homme torturé par une amère incertitude au fond aurait désiré se jeter à la mer et mourir également.

Et pourtant Corvinus avait marqué son cœur pour le reste de sa vie. Son sacrifice lui imposait d'être courageux. Il fallait lutter. Pour Cintia et pour son cher fils, il n'existait plus, mais il avait une mission à l'église de Lyon qu'il devait remplir.

Peu importe ce que cela lui coûterait, il atteindrait les Gaules déterminé à servir la grande cause.

S'en remettant à Dieu, le jeune homme détacha le canot et ramant dé-ci, dé-là, il s'est laissé aller au gré du vent.

Indifférent aux dangers du voyage, il n'a ressenti aucune crainte de la solitude sur l'abîme obscur.

Fortement entraîné par le courant, à l'aube, il a accosté sur une large plage.

Il a changé de vêtement et enfilé la tunique usée de Corvinus. Résolument, il a jeté son noble habit patricien à la mer, décidé à revenir au monde sous l'apparence d'un autre homme.

Accueilli dans un village littoral où il trouva quelque chose à manger, il a marché jusqu'à Tarracina, une ville balnéaire florissante du Lazio.

Il n'eut pas de mal à identifier le domicile de quelques compagnons de foi. Malgré la terreur qui faisait rage dans la vie publique, le gouvernement de Bassianus-Caracalla laissait les chrétiens relativement en paix, bien qu'accompagnant chacun de leurs mouvements d'une sévère surveillance.

En se déclarant pèlerin de l'Évangile en transit pour les Gaules, Varrus, fatigué et malade, put trouver de l'aide chez Dacius Acursius, un homme bon et charitable qui gardait un abri destiné aux indigents.

Soutenu par des amis anonymes, pris d'une fièvre violente il a déliré pendant trois jours et trois nuits ; mais sa robuste jeunesse réussit à vaincre la maladie dont il souffrait.

Comme il ne pouvait rien dire le concernant et en raison des missives qu'il portait venant des chrétiens de Rome aux confrères lyonnais dont le messager était un certain « frère Corvinus », c'est ainsi qu'il a été désigné par ses nouvelles relations.

Pris d'une inspiration supérieure, plein d'émotion, il s'est mis à prêcher la Bonne Nouvelle et la communauté de Tarracina touchée dans ses fibres les plus intimes, bien que voulant le retenir, l'a aidé à organiser son voyage en Gaules où le jeune homme a accosté après de nombreuses difficultés et d'énormes privations.

Il dut passer un temps à Massilia10 quand finalement il est arrivé à destination.

(10) Aujourd'hui, Marseille. (Note de l'auteur spirituel)

De par son admirable position géographique et depuis l'occupation du proconsul Munacius Plancus, Lyon était devenue pour le monde gaulois un centre politico-administratif expressif. Différentes routes importantes y convergeaient, transformant par conséquent cette ville en la résidence presque obligée de nombreuses personnalités représentatives de la noblesse romaine.

Vipsanius Agrippa, gendre d'Octave, avait renforcé sa situation privilégiée élargissant les voies de communication. Des courtisans de la cour de Claude y avaient fait construire de magnifiques palais. Les sciences et les arts, le commerce et l'industrie y fleurissaient avec une grande vitalité. Entre ses murs, ils se réunissaient tous les ans près du célèbre autel de Rome et d'Auguste, lors des grandes assemblées du « Concilium Galliarum » dont chaque ville des trois Gaules possédait son représentant.

C'était à l'occasion de solennités marquantes que les fêtes du premier août en mémoire au grand empereur Caius Julius Caesar Octavianus y étaient célébrées. De nombreuses ambassades et des milliers d'étrangers s'y réunissaient pour des cérémonies brillantes où les serments de fidélité aux dieux et aux autorités se renouvelaient lors de manifestations festives.

Cette ville, qui en d'autres temps avait été la métropole des Ségusiaves, depuis l'occupation impériale vivait sous l'influence latine dans le plus grand raffinement. Placée au confluent de deux fleuves, le Rhône et la Saône, elle offrait aux habitants les meilleures conditions de confort. Dominée par l'hégémonie patricienne, elle exhibait des rues et des parcs soignés, des temples et des monuments d'une grande beauté, des théâtres et des stations balnéaires en plus de villas magnifiques qui contrastaient avec les pâtés de maisons vulgaires, tels de petits châteaux charmants, entourés de jardins et de vignobles où des magistrats et des guerriers, des artistes et de riches affranchis de la capitale du monde venaient s'isoler pour jouir de la vie.

Au temps de Bassianus-Caracalla qui y était né, Lyon avait atteint une immense splendeur.

À plusieurs reprises, le nouveau César lui avait accordé des grâces spéciales.

La cour s'y réunissait souvent pour des jeux et des commémorations.

Néanmoins, malgré toute la protection que l'empereur accordait à sa terre d'origine, la ville gardait encore, en 217, les souvenirs vivants et douloureux de la tuerie de l'an 202, ordonnée par Septime Sévère. Des années après son triomphe sur le général Dèce Claude Septime Albin l'élu des légions de Bretagne, mort en 197, incité par ses conseillers, le vainqueur de Pescennius Niger promulgua un décret de persécution. Après s'être octroyé le patrimoine de tous les citoyens opposés à la politique dominante, des autorités sans scrupules ont réalisé un énorme carnage de chrétiens dans la ville de Lyon et dans ses localités voisines.

Des milliers de partisans du Christ ont ainsi été flagellés et conduits à la mort.

Avec des assassinats en masse, pendant plusieurs jours les persécutions ont duré.

Sans parler des scènes de barbarie envers les femmes et les enfants désarmés, des poteaux de martyre, es spectacles de fauves, des croix, des haches, des bucht rs, des lapidations, des fouets et des poignards ont ;té utilisés par des troupes inconscientes.

Pendant la tuerie, Irénée, le grand évêque, guide de la collectivité évangélique de la ville, a été torturé avec toutes les quintessences de la violence perverse jusqu'à son dernier soupir. Né en Asie-Mineure, il fut apprenti de Polycarpe, le dévoué et très vénéré prêtre de Smyrne qui à son tour avait reçu la foi par l'intermédiaire de l'apôtre Jean l'Évangéliste.

Pour tout cela, l'église de Lyon se considérait dépositaire des traditions les plus vivantes de l'Évangile. Elle possédait les reliques du fils de Zebedeo et celles de bien d'autres représentants du christianisme naissant qui fortifiaient son penchant pour la foi. Dans ce contexte de profonde illumination spirituelle l'esprit miséricordieux de la communauté de Jérusalem était resté presque intact.

Alors que Rome s'initiait aux baptêmes de sang au temps de Néron, la communauté lyonnaise commençait sa tâche d'évangélisation dans un calme relatif.

Des émissaires de Palestine, de Phrygie, de Syrie, d'Achaïe et d'Egypte s'y rendaient sans cesse.

Les épîtres envoyées d'Asie éclairaient son chemin.

De ce fait, c'était le centre d'études théologiques permanentes dans le champ des interprétations.

Irénée, qui s'était consacré aux minutieux commentaires des Écritures, pratiquait le grec et le latin avec une grande maîtrise. Il avait écrit des travaux remarquables, réfutant les adversaires de la Bonne Nouvelle et préservant les traditions apostoliques tout en guidant les différents services de la construction chrétienne.

Mais la collectivité ne se distinguait pas seulement par des réalisations intellectuelles.

Elle faisait du sanctuaire consacré à Saint-Jean, le centre de ses travaux d'ordre général, l'église primait par ses oeuvres d'assistance.

À la lumière des siècles passant, on pourra difficilement percevoir avec exactitude toute la sublimité du christianisme primitif.

Éprouvés par la douleur, les frères dans la foi s'aimaient conformément aux exemples du Seigneur.

De toutes parts, l'organisation évangélique priait pour servir et pour donner, au lieu de prier pour être servie et pour recevoir.

Les chrétiens étaient connus pour leur capacité à se sacrifier personnellement pour le bien de tous, pour leur bonne volonté, pour leur sincère humilité, pour leur coopération fraternelle et pour leur disposition à s'améliorer eux-mêmes.

Ils s'aimaient réciproquement, répandant les rayons de leur abnégation affective à tous les noyaux de la lutte humaine, ne trahissant jamais leur vocation d'aider sans la moindre récompense, et cela même face aux bourreaux les plus obstinés.

Plutôt que de fomenter la discorde et la révolte chez les compagnons soustraits au joug de l'esclavage, ils honoraient le travail dignement accompli comme étant le meilleur moyen d'arriver à leur libération.

Ils savaient faire taire les tentations de l'égoïsme pour abriter sous leur propre toit, ceux qui avaient souffert des persécutions.

Enflammés par la foi en l'immortalité de l'âme, ils ne craignaient pas la mort. Comme des soldats de Jésus dont les familles qu'ils devaient protéger et éduquer restaient en arrière, les compagnons martyrisés partaient.

C'est ainsi que la communauté de Lyon conservait sous sa bonne garde des centaines de vieillards, des malades, des mutilés, des femmes, des jeunes et des enfants leur offrant tout son amour.

L'église Saint-Jean était donc avant tout, une école de foi et de solidarité qui rayonnait dans différents secteurs de l'assistance.

Pour répandre les pratiques apostoliques, le culte réunissait les adeptes à la prière en commun, alors que les foyers de fraternité se multipliaient répondant au besoin de l'œuvre spirituelle en construction.

De nombreux logis prenaient à leur compte la garde d'orphelins et les soins envers les malades ; mais même ainsi, le nombre de nécessiteux allait chaque fois grandissant.

La ville avait toujours été un point de convergence pour les étrangers. Persécutés de partout, ils frappaient aux portes de l'église implorant de l'aide et un asile.

L'autorité de la foi dont les frères étaient les plus vieux et les plus expérimentés, désignait des diacres dans différents domaines d'activités.

Les services de soutien et d'éducation à l'enfance, de réconfort aux personnes âgées abandonnées, de secours aux malades, de traitement des aliénés, se partageaient des départements spéciaux, se développant ainsi sur des modèles plus complets que ceux de l'organisation apostolique primitive de Jérusalem dont les œuvres d'amour du Christ auprès des paralytiques et des aveugles, des lépreux et des névrosés trouvaient leur meilleur exemple de continuité.

Dans cet effort pour l'institution, tous les frères étaient partagés entre le travail professionnel qui répondait à leur devoir au côté de leur famille et les activités évangéliques qui démontraient leur obligation de disciples de la Bonne Nouvelle, auprès de l'humanité.

Par un crépuscule d'une harmonieuse beauté, Varrus Quint, maintenant transformé en « frère Corvinus », est arrivé dans la salle étroite et pauvre destinée à la prière dans l'église Saint-Jean, où, selon des informations obtenues, il trouverait Horace Niger conformément à ce qui avait été entendu.

Dans un coin de l'enceinte, un vieil homme à la longue barbe grisonnante, le visage noble et ridé, écoutait une jeune femme aux traits affligés.

Aimable, il s'est levé pour le recevoir, le fit asseoir à ses côtés sur un banc en pierre et continua son entretien avec la dame sur un ton paternel.

Il s'agissait d'une humble veuve qui venait de Valence et qui implorait de l'aide. Elle avait perdu son mari dans le carnage de 202. Depuis, elle vivait avec son père et un oncle dans la localité mentionnée, mais bien à contrecœur, elle se trouvait impliquée dans un grand malheur.

Pour s'être refusée aux caprices d'un soldat influent, elle avait vu ses deux parents avec lesquels elle résidait, assassinés une nuit d'angoissante mise à l'épreuve.

Décidée à résister mais totalement abandonnée, elle s'était enfuie etcherchait un abri.

Tout en pleurant, elle ajoutait tristement :

— Père Horace, ne m'abandonnez pas... Je ne crains pas le sacrifice pour notre Divin Maître, néanmoins, je ne veux pas me rendre aux vices des légionnaires. Par amour pour Jésus, gardez-moi aux services de l'église...

L'interpelé attentif lui fit observer :

Oui, je ne m'y oppose pas. Cependant, je dois te dire que nous n'avons pas de services rémunérés...

Je ne cherche pas de compensations — a dit la jeune femme —, j'ai besoin d'aide.

Alors — lui a expliqué son interlocuteur satisfait —, tu coopéreras au chevet des vieux patients. Le fait est que tu as perdu un père et un oncle, ici tu trouveras beaucoup d'autres parents pour lesquels le Christ demandera ton affection et ta protection.

L'humble femme a souri tranquillisée et s'est levée.

Le tour du pèlerin romain d'entrer en contact avec l'ancien était arrivé.

Varrus, mesuré et confiant, le mit au courant de tous les événements encourus avec Appius Corvinus depuis sa première rencontre avec l'inoubliable ami poignardé en mer.

Serein et courtois, Horace a écouté son récit sans s'émouvoir face aux nouvelles contraignantes qui lui étaient transmises.

Il semblait endurci par des douleurs plus grandes. Néanmoins, quand le jeune homme eut fini sa confession, ému il a parlé de son ami décédé :

Grand Corvinus !... Qu'il soit heureux parmi les serviteurs glorifiés. Il a été fidèle jusqu'au bout.

Et tout en séchant ses yeux humides, il a ajouté :

Il sera avec nous en esprit. La mort ne nous sépare pas les uns des autres dans l'œuvre du Seigneur.

Ensuite, il s'est rapporté au compagnon disparu avec une immense tendresse. Appius Corvinus avait pris sur lui la charge de pourvoir aux besoins des enfants soutenus par l'église. Pour cela, il se dédiait à l'agriculture et au jardinage, en plus de voyager très souvent en quête de soutien.

Après 177, il était parti pendant un bon temps en Egypte où il avait acquis de précieuses expériences.

Les enfants l'adoraient.

La vieillesse ne lui avait pas fait perdre son enthousiasme pour le travail. Il cultivait le sol avec une joyeuse bande de jeunes à qui il enseignait de précieuses connaissances.

Soucieux, il lui a confessé combien il leur manquerait, mais avant que Varrus n'ait eu le temps de s'offrir pour le remplacer dans la mesure du possible, Horace s'est repris se réjouissant en soulignant :

Excellent rappel. Ici, dans la majorité des cas, les collaborateurs de l'église travaillent conformément aux désajustements spirituels dont ils sont porteurs. Les persécutions constamment nourries provoquent en nous divers types de luttes et de souffrances. Je sais que tu portes en toi un cœur paternel mortifié de nostalgie. Tu travailleras avec les enfants. Nous avons plus de trente petits orphelins. J'en parlerai aux autorités.

Et d'une voix plus basse, il l'a supplié d'oublier pour toujours la personnalité de Varrus Quint. Il le présenterait à tout le monde comme étant le frère Corvinus, successeur du vénérable confrère rappelé au Royaume de Dieu, et lui garantit que tant de nuages de douleur pesaient sur l'âme chrétienne formant de tristes drames qui se déroulaient dans l'ombre, que personne ne se sentait suffisamment de curiosité pour poser des questions.

Cet accueil affectueux réchauffa le cœur du voyageur fatigué, quand deux bambins, de trois et cinq ans respectivement, ont pénétré dans l'enceinte de la pièce.

Le plus grand d'entre eux s'est adressé à l'ancien avec des yeux interrogateurs et a demandé :

Père Horace, c'est vrai que grand-père Corvinus est déjà venu ?

Le patriarche a caressé ses cheveux bouclés et lui a dit :

Non, mon fils. Notre vieil ami est parti en voyage au ciel mais il nous a envoyé un frère qui prendra sa place.

Il s'est levé, a étreint les petits et les asseyant sur les genoux du nouveau-venu, plein de bonté, il leur a dit :

Allons, les enfants ! Embrassez le compagnon béni qui arrive de loin.

Ils ont tous enlacé le messager avec cette douceur ingénue qui n'appartient qu'à l'enfance.

Le jeune patricien les a serrés contre son cœur et les a longuement caressés ; mais seul le vieux Niger put voir les larmes qui lui coulaient des yeux.

Varrus Quint appartenait au passé.

Les années iraient passant et le ministère du nouveau Corvinus allait commencer.

AVENTURE DE FEMME

L'année 233 passait rapidement, au rythme du drame de nos personnages.

À Rome, entourée de privilèges et d'esclaves, la famille de Veturius jouissait de tous les bienfaits de la richesse.

Opilius, d'un âge mûr et fort, semblait assez heureux de lui-même, de sa notoriété et du bien-être de sa femme et de ses enfants, mais Cintia qui l'avait épousé depuis le décès imaginaire de Varrus en mer, semblait vraiment différente. Plus réservée, elle s'était éloignée des activités festives. Volontairement, elle évitait de s'absenter de chez elle si ce n'est pour satisfaire à ses vœux religieux, louant les dieux protecteurs à qui elle offrait sa dévotion. Elle s'était prise d'affection pour Hélène et Galba, les enfants d'Héliodore, avec la même tendresse qu'elle consacrait à Tatien, et recevait de tous trois en retour des témoignages de respect et d'amour.

Un tel comportement venant de sa chère compagne cristallisait en Veturius de la vénération et de l'amour. Il épiait ses moindres désirs pour les exécuter comme un fidèle serviteur. Il ne s'éloignait pas de la ville sans sa compagnie ; il n'assumait aucune décision d'ordre pratique sans lui demander l'approbation à ses engagements, et bien qu'étant un romain de son temps avec tous les délits occultes et vulgaires que comporte une société en décadence, il était pour Cintia un ami loyal, qui cherchait à la comprendre et à l'aider dans ses plus intimes pensées.

Pour les jeunes, la situation était différente.

Hélène, avec toute la beauté grecque de ses dix-sept ans, se distinguait dans les plaisirs de la vie sociale, se livrant opiniâtrement aux jeux et aux distractions, sans attachement aucun pour les vertus domestiques. Alors que Tatien se consacrait aux études, fasciné par les traditions patriciennes, presque constamment plongé dans la philosophie et dans l'histoire, Galba, qui détestait son influence spirituelle, ne cachait pas son intimité avec des tribuns mal- éduqués et proxénètes inconscients. Il ne supportait pas la supériorité intellectuelle de son frère. Turbulent, querelleur, il s'altérait pour des riens perdant ainsi des nuits de sommeil en compagnie de créatures moins dignes, malgré les efforts de son père pour l'amener à la respectabilité.

Tatien, à l'inverse, profitait grandement des occasions que la vie lui offrait.

Encore garçon, puis jeune homme, il avait fait l'expérience de quelques voyages des plus édifiants. Il connaissait de vastes régions de l'Italie et de l'Afrique, ainsi que différents endroits en Achaïe. Il parlait grec avec la même facilité avec laquelle il s'exprimait dans sa langue d'origine et avait pour les livres la soif de lumière qu'ont les hommes inclinés à la sagesse.

Il s'intéressait de façon particulière aux sujets traitant de la foi religieuse avec une ardente et une profonde ferveur.

Il n'admettait aucune restriction aux dieux de l'Olympe. Pour lui, les divinités domestiques étaient les seules intelligences capables de garantir le bonheur humain. Extrêmement attaché au culte de Cybèle, la Magna Mater, il visitait constamment le temple de la déesse au Palatin, là il se reposait et méditait pendant des heures et des heures, cherchant l'inspiration. Il croyait que Jupiter Maximum était l'orienteur invisible de toutes les victoires impériales, et bien qu'encore jeune, il avait ses propres idées sur la question, affirmant toujours que les Romains devaient lui offrir des sacrifices par obligation, ou mourir.

En conséquence, il ne pouvait être en accord avec les principes du christianisme et cela malgré les dons d'esprit qui marquaient sa personnalité.

Lors de ses échanges avec Veturius ou avec des collègues de son âge, il disait que l'Évangile était confus et ressemblait à un assemblage d'enseignements incompréhensibles destiné à obscurcir le monde s'il arrivait à vaincre dans le domaine de la philosophie et de la religion.

Il se demandait pourquoi tant d'hommes et de femmes marchaient ainsi au martyre, comme si la vie n'était pas un don des dieux, digne de répandre le bonheur parmi les mortels, et opposait Apollon, l'inspirateur de la fécondité et de la beauté, à Jésus Christ, le crucifié, admettant que le mouvement chrétien n'était qu'une simple folie collective que le pouvoir gouvernemental devait réprimer.

Il se demandait comment un patricien pourrait aimer une esclave comme lui-même ? Serait-il juste de pardonner les ennemis en oubliant complètement les offenses ? Serait-il conseillé de donner sans attendre en retour ? Comment concilier la fraternité générale en défendant les élites ? Un magistrat romain pourrait-il rivaliser avec un Africain analphabète et le considérer comme un frère ? Comment supplier la faveur céleste pour ses adversaires ? Comment accepter un programme de bonté envers tous, quand les maux se multiplient de toutes parts, exigeant les répressions de la justice ? La propre nature n'est-elle pas un véritable champ de bataille éternelle où les moutons sont des moutons et les loups ne sont rien que des loups ? Comment attendre des victoires sociales et politiques sous l'orientation d'un sauveur qui est mort sur la croix ? Le destin de la patrie était présidé par des génies protecteurs qui lui conféraient le pourpre du pouvoir. Pourquoi les mépriser en échange de fous qui mouraient misérablement dans les prisons et dans les cirques ?

Très souvent, alors que Cintia admirait la brillante conversation de son fils, Veturius réfléchissait à la différence qui séparait les deux garçons, éduqués selon les mêmes principes et si distants moralement l'un de l'autre ; il déplorait la condition d'infériorité où se trouvait Galba, le fils de tous ses espoirs.

Par une chaude journée, au crépuscule, nous allons retrouver nos personnages sur une large terrasse, échangeant cordialement des propos.

Cintia, silencieuse, tissait un délicat ouvrage en laine, non loin d'Hélène qui était accompagnée d'Anaclette, la gouvernante qu'Opilius lui avait choisie en raison des liens de parenté qu'elle avait avec sa première femme.

Un peu plus âgée que la fille d'Héliodore, Anaclette était née à Chypre, et très tôt, conformément à la volonté de sa mère qui avait fait cette demande avant de mourir, elle avait été envoyée à Rome, aux bons soins de Veturius. Orpheline, l'enfant avait grandi sous la protection de Cintia et tenait compagnie à Héliodore qui lui vouait une profonde affection.

Serviable et gentille, elle savait couvrir toutes les fautes d'Hélène, ce qui faisait d'elle non seulement une servante loyale mais aussi un secours affectif en toutes circonstances.

Alors que les deux jeunes femmes quelque peu inquiètes parlaient aux côtés de Cintia qui semblait exclusivement intéressée par son ouvrage, dans un coin de la pièce, Veturius et les jeunes garçons s'entretenaient vivement.

La conversation tournait autour de problèmes sociaux avec un enthousiasme évident de la part de Tatien et une position de retrait manifeste venant de Galba.

J'admets que la lutte initiée, il y a plus de cent ans — commentait Opilius —, finira naturellement par la victoire de l'État. J'ai une grande confiance en Alexandre, reconnu comme étant l'archétype de la prudence et de la justice.

Néanmoins — fit observer Tatien, touché d'une indignation juvénile —, l'empereur a une famille infestée de femmes nazaréennes. Du côté maternel, il est entouré de dames qui ont perdu la raison et qui n'ont pas honte de recevoir des instructions religieuses de vagabonds venant d'Asie. Le décès d'Ulpien, sans aucune mesure disciplinaire, révèle son caractère maladif. Il est faible et indécis. Il peut être un modèle de vertus individuelles, mais ne montre aucune aptitude à commander notre vie politique.

Quelque peu sarcastique, il a souri et fit remarquer :

Quand la tête est fragile, rien ne sert d'avoir un corps fort.

Il est probable que tu aies raison — lui dit Opilius avec bonne humeur —, cependant, tu dois reconnaître que le gouvernement ne dort pas. Nous n'avons pas eu de spectacles punitifs mais la persécution méthodique dans un cadre légal fait effet. Le décès de Calliste11 en est un exemple...

(11) Référence faite au Pape Calliste. (Note de l'auteur spirituel)

Qui était Calliste sinon un esclave hors la loi ?

Vraiment — acquiesça Veturius —, nous ne pouvons comparer un serviteur de Carpophore aux magistrats de l'Empire.

La perte d'Ulpien est irréparable...

Mais qu'est-ce que nous avons à voir avec la vie des autres ? — interrompit Galba avec ennui. — Jamais, je n'hésiterais entre un verre de vin et une discussion philosophique. À quoi cela avance-t-il de savoir si l'Olympe est plein de divinités ou si un fou est mort sur la croix, il y a deux cents ans ?

Ne t'exprime pas ainsi, mon fils ! — lui dit Veturius, contrarié — nous ne pouvons oublier le destin du peuple et de la patrie où nous sommes nés.

Le jeune homme a éclaté de rire, irrévérent, et tout en posant sa main sur l'épaule de Tatien, il a demandé :

Que ferais-tu, mon frère, si la couronne de l'empereur demandait ta tête ?

Le jeune a perçu l'expression de sarcasme de cette interpellation, et a répondu avec fermeté :

À toute tâche administrative qui me serait confiée, non seulement j'exterminerais le christianisme en annihilant ses prosélytes, mais aussi tous les citoyens immoraux et vicieux qui déshonorent nos traditions.

Galba rougit alors et chercha le regard paternel comme pour lui demander de réprouver le fils de Cintia, mais remarquant la fermeté avec laquelle Opilius en silence le censurait, il prononça quelques interjections impertinentes et s'éloigna.

À ce moment-là, Hélène et Anaclette le visage sombre se sont levées pour aller vers le

jardin.

Remarquant que la jeune fille séchait quelques larmes, Tatien a oublié les problèmes sociaux qui lui enflammaient l'esprit et a demandé à son père adoptif les raisons d'une telle transformation chez sa sœur habituellement insouciante. Il fut ainsi informé que le jeune Émilien Secondin dont la jeune femme s'était éprise dans l'espoir d'une liaison affective, avait été assassiné en Nicomédie, d'après les nouvelles qui étaient arrivées par messager quelques heures auparavant.

Tatien s'est senti ému.

Il connaissait le jeune homme et admirait son intelligence.

Voulant profiter de cet instant opportun pour évoquer une question difficile, avec une visible émotion, Veturius s'est approché de son beau-fils et lui a parlé en ces termes à voix basse :

Mon fils, les années nous enseignent peu à peu le besoin de réflexion. J'aimerais trouver en Galba un solide continuateur à mon travail, néanmoins, tu sais que jusqu'à présent ton frère n'assume aucune responsabilité. Malgré sa tendre jeunesse, c'est un joueur et un bagarreur invétéré. J'ai étudié avec ta mère les problèmes de notre famille et j'admets que nous avons besoin de ta coopération en Gaules où nos propriétés sont importantes et nombreuses. Nous avions à Vienne, un ami de valeur en la personne de Lampridius Trebonianus, mais Lampridius est mort depuis un certain temps déjà. Alésius et Pontimiane, nos fidèles serviteurs à Lyon, sont vieux et fatigués... Ils demandent sans cesse après toi et requièrent ta présence afin que tu sois là-bas mon représentant légal.

Opilius a observé un léger temps d'arrêt comme pour vérifier l'effet de ses paroles et lui a demandé :

Accepterais-tu d'aller à la rencontre de la conservation de notre patrimoine provincial ? Notre résidence lyonnaise, à mon avis, est plus confortable que notre domicile à Rome et la ville jouit de l'estime des familles les plus représentatives de notre noblesse. Je suis convaincu que tu te feras de précieuses relations et que tu y trouveras une grande stimulation au travail. Nos terres produisent régulièrement, mais nous ne devons pas les reléguer à l'abandon.

Le jeune homme s'est montré satisfait et fit observer :

À plusieurs reprises ma mère m'a parlé de ce transfert. Je suis prêt à obéir. Vous êtes mon père.

Veturius a souri, réconforté, et a allégué :

Mais, ce n'est pas tout.

Et le fixant dans les yeux avec insistance, il l'a interrogé :

As-tu déjà pensé à te marier, mon fils ?

Le jeune homme a ri, gêné, et a expliqué :

De ce fait, les livres ne m'ont pas encore permis d'excursion mentale sur le sujet. Il est difficile de sortir de l'intimité de Minerve pour écouter les conversations d'Aphrodite...

Son tuteur a apprécié cette remarque et a continué :

Pour nous tous, cependant, il arrive invariablement un moment de maturité qui nous pousse à l'abri du foyer.

Après une longue pause, laissant comprendre combien la question était délicate, il a continué :

Face à la nouvelle du décès prématuré d'Émilien,

Cintia est naturellement angoissée par la peine d'Hélène, et en mère dévouée qu'elle est, après l'avoir écoutée, elle m'a demandé de lui permettre de faire un voyage jusqu'à Salamine où Anaclette a plusieurs parents. Apollodore, son oncle, part en Chypre la semaine prochaine, et j'ai l'intention de lui confier les filles pour une excursion qui, à notre avis, lui sera extrêmement salutaire. Hélène se reposera pendant quelques mois de l'agitation de Rome, afin de se remettre et d'être en mesure d'assumer de plus sérieux devoirs. En père intéressé que je suis par la sécurité de l'avenir, j'ai pensé... pensé...

Face au silence de Tatien, Opilius a finalement révélé les intentions qui le tourmentaient :

En réalité, je confesse que je nourris l'espoir d'un mariage entre vous deux, plus tard peut-être... Je n'ai pas l'intention de vous imposer mes désirs. Je sais qu'une promesse de mariage doit obéir à des affinités de sentiment avant tout, et je reconnais que l'argent n'apporte pas le bonheur de l'amour ; néanmoins, notre tranquillité serait parfaite si nous pouvions conserver nos possibilités financières et territoriales aussi solides à l'avenir qu'elles le sont aujourd'hui. Je ne peux espérer que notre Galba comprenne les préoccupations des temps à venir. Dépensier et indiscipliné, tout nous dit que ce sera pour nous un compagnon difficile à porter...

Les considérations de Veturius étaient dites sur un ton si tendre que le jeune homme a ressenti une incontrôlable émotion lui étouffer la poitrine. Il a serré les mains de son beau- père avec tendresse et a répondu :

Mon père, disposez de moi comme vous l'entendez. Je partirai pour Lyon, quand cela vous plaira ; quant à l'avenir, les dieux décideront.

Leur entretien affectueux et intime s'est prolongé prouvant la tranquillité d'esprit du fils de Varrus Quint. Mais dans un gracieux pavillon du patio fleuri, l'opinion de la fille d'Héliodore était bien différente.

Étreignant sa gouvernante, Hélène pleurait prise d'une forte irritation et clamait son désespoir :

Anaclette, serait-il un malheur plus grand que le mien ? Le désastre annihile ma vie. Émilien avait promis de parler à mon père dès qu'il reviendrait de Bithynie... Et maintenant ? Qu'adviendra-t-il de moi ?! Nous étions engagés depuis plus de trois mois... Tu sais que notre relation secrète devait être couronnée par l'union du mariage... Oh, Dieux immortels, ayez pitié de mon destin amer !...

La jeune chypriote caressait ses beaux cheveux qu'un fils doré décorait et lui dit sur un ton maternel :

Calme-toi ! La valeur est une qualité pour les grands moments. Tout n'est pas perdu. Nous nous sommes déjà entendues avec ta mère concernant ton besoin de médication et de repos... L'oncle Apollodore part en voyage pour l'île. Nous aurons l'autorisation de ton père et nous irons avec lui. Là bas, tout sera plus facile. Nous y attendrons ce que les dieux nous réservent en nous reposant. J'ai de bons amis sur ma terre natale. Des esclaves fidèles nous aideront en secret... N'aie pas peur.

La jeune fille, cependant, volontaire et rebelle, objectait, inquiète :

Comment supporter l'attente de si longs mois ? Je suis d'accord avec le voyage comme ultime recours... Émilien ne pouvait pas mourir...

Que suggères-tu alors ? — a demandé Anaclette affligée.

Nous irons voir Orosius... Il doit connaître quelque remède pour me libéra:..

Le sorcier ?

Oui, lui-même. Je ne peux vivre ma maternité provoquant le scandale public. Mon père ne me pardonnerait jamais...

La gouvernante, qui connaissait sa lutte intérieure, essaya de calmer son âme oppressée.

La jeune fille, pourtant, se récriminait en sanglots et ce n'est que très tard qu'elle est allée se coucher dans ses appartements ne trouvant pas pour autant la bénédiction du sommeil.

Affligée, elle a passé la nuit entière à soupirer et à pleurer.

Bien que réfractaire, Anaclette l'accompagna dans la matinée à la résidence d'Orosius, un vieil homme à l'apparence affreuse qui se cachait dans un taudis misérable du Vélabre.

Ridé, entre des piles de racines et de vases divers où débordaient des tisanes à l'odeur désagréable, il reçut les visiteuses cherchant à sourire.

Hélène, qui se cachait derrière un faux nom, se mit à expliquer la raison qui les amenait.

Ce n'était pas la première fois qu'elle venait le voir, a-t-elle expliqué aimablement. Dans le passé, elle avait déjà sollicité son aide, avec succès, pour une certaine amie abandonnée. Maintenant, elle venait le voir pour elle-même. Elle était malade, désespérée, angoissée. Elle désirait consulter les pouvoirs surnaturels.

Le mage a rassemblé soigneusement les pièces de monnaies que la jeune femme lui offrait en guise de paiement anticipé, et s'est assis devant un vase à trois pieds sur lequel une coquille symbolique laissait échapper des spirales d'encens embaumé.

Orosius a répété quelques formules dans une langue inconnue d'elles, il a étendu ses mains décharnées sur le vase et les membres tendus, il a fermé les yeux s'exclamant :

Oui !... Je vois un homme qui se lève de l'abîme !... Oh, il a été assassiné !... Il porte une grande blessure sur la poitrine !... Il demande pardon pour le mal qu'il t'a fait, mais se déclare lié depuis de nombreuses années à ton destin de femme... Il pleure ! Comme est amère la douleur qui explose de ses sanglots !... Que de lourdes larmes retiennent cette âme à la boue de la terre !... Il parle de quelqu'un qui naîtra... Il tend les bras et supplie de l'aide pour un enfant...

Après une courte pause, le vieil homme en transe a demandé :

Oh ! Oui, si jeune et elle sera mère ? Par toutes les bénédictions qui descendent des divinités, il demande à genoux que vous lui épargniez cette douleur de plus ... Ne vous défaites pas du petit ange qui prendra un nouvel habit dans la chair !...

À cet instant de l'étrange révélation, Orosius s'est couvert d'une grande pâleur.

Une sueur abondante lui coulait du visage.

Il semblait écouter attentivement le fantôme dont la présence semblait terrifier Hélène et Anaclette.

Après quelques minutes d'une attente torturante, le mage a repris la parole et a prédit :

Madame, vous ne refuseriez pas la maternité !... Personne ne peut fuir impunément les desseins du ciel !... L'enfant vous sera une protection et une consolation, un réajustement et une aide... Mais si vous persistez dans votre intention de vous séparer de lui..

La voix d'Orosius s'est faite dure et caverneuse comme s'il était plus directement influencé par l'entité qui l'assistait.

Il s'est levé animé d'une mystérieuse impulsion et se dirigeant à la fille de Veturius, il a affirmé :

—... Alors, vous mourrez baignée de sang, vaincue par le pouvoir des ténèbres !...

Pleurant bouleversée, Hélène s'est jetée dans les bras d'Anaclette.

Elle a compris que l'Esprit d'Émilien intervenait à cette heure pour éveiller sa conscience à la responsabilité maternelle et se sentant incapable de continuer en contact avec la manifestation inattendue, elle a crié à sa compagne :

— Je n'en peux plus ! Emporte-moi ! Je veux voyager, oublier...

Orosius est à nouveau tombé dans la torpeur, laissant percevoir un intérêt évident pour cet entretien avec l'invisible, mais les deux jeunes femmes terrifiées se soutenant l'une à l'autre se sont éloignées rapidement retournant au véhicule qui les attendait à distance.

Au lieu de trouver un remède qui la libérerait de l'engagement assumé, Hélène avait récolté une plus grande affliction.

La mélancolie dont elle était frappée était si grande que chez elle, son père inquiet s'est décidé à organiser son voyage en mer.

Apollodore, l'ami chypriote, fut appelé pour s'entendre avec la famille.

Après lui avoir donné une somme conséquente, Veturius et Cintia lui ont confié les jeunes filles pour ce long voyage.

Bien que garanties par de larges économies personnelles, les jeunes femmes ont entrepris ce voyage sans joie. Une profonde tristesse leur voilait le visage.

Absorbées dans la contemplation des eaux calmes de la Méditerranée, elles parlaient beaucoup de l'avenir...

À de nombreuses reprises, Hélène divaguait en silence se demandant : — Serait-il cohérent de croire en ces paroles qu'elle avait entendues ? Orosius était un sorcier. Le miraculeux pouvoir dont il s'affublait afin de l'impressionner venait certainement de l'influence d'êtres infernaux, ou de qui donc alors ? Peut-être que la vision d'Émilien n'était qu'une simple démence. Elle était jeune, au début de la vie. Elle avait le droit de choisir son propre chemin... Ne vaudrait-il pas mieux se défaire de cette obligation qui était pour elle un sombre fardeau ? De quel droit l'âme de son amant revenait-elle de la tombe pour lui imposer un aussi lourd devoir ?

Prise de constantes hésitations, elle est arrivée à l'île, affectueusement assistée par Anaclette et par son vieil oncle.

Salamine, l'ancienne capitale belle et prospère dans le passé, fut détruite par une énorme révolution judaïque sous l'empire de Trajan.

L'exode de la population avait été lent mais progressif. Différents villages et exploitations agricoles se formaient autour de la ville en décadence.

Dans l'un de ses bourgs minuscules, Apollodore avait bâti son nid domestique.

Hélène fut reçue avec beaucoup de respect et d'estime. Toujours soutenue par Anaclette, elle engagea à son service une vielle esclave nubienne, Balbine, à qui elle promettait la liberté et le retour à sa patrie dès qu'elle ne serait plus soumise à son traitement. Et, malgré les protestations affectueuses de son hôte, elle loua une villa confortable en pleine campagne, alléguant son besoin d'air pur et de repos absolu.

Les jours passaient les uns après les autres.

Prise de dégoût et de désespoir, la jeune femme patricienne décida de tenter certaines méthodes pour échapper à sa situation.

Subtilement, elle réussit à faire parler Balbine qui lui donna quelques informations sur les herbes qu'elle prétendait appliquer.

La servante, sans percevoir ses intentions, mais dotée d'expérience lui a donné les renseignements dont elle disposait. Et Hélène en personne, sans rien dire à sa gouvernante, a préparé le breuvage une certaine nuit puis s'est mise au lit pour le boire avant de s'endormir.

Elle déposa le gobelet sur un meuble à portée de main et se mit à réfléchir quelques instants. Elle s'est alors plongée dans une profonde introspection et quand elle s'est efforcée mentalement de prendre le verre argenté et d'en boire le contenu, elle s'est sentie prise d'une étrange torpeur. Bien que consciente, mais comme si elle rêvait éveillée, elle vit Émilien pâle et abattu auprès d'elle.

Il tenait sa main droite sur son thorax blessé comme dans la vision d'Orosius et lui adressant la parole, il lui a parlé, attristé :

Hélène, pardonne-moi et aie pitié !... La violente séparation de mon corps fut une terrible épreuve. Ne me blâme pas ! Je donnerais tout pour rester et t'épouser, mais que pouvons-nous faire quand les cieux se prononcent contre nos désirs ? Peux-tu imaginer le martyre d'un homme mené outre-tombe sans pouvoir soutenir la femme qu'il aime ?

La jeune femme, provisoirement coupée de son corps physique, l'écoutait, atterrée... Si elle l'avait pu, elle se serait enfuie sans attendre. Émilien était à peine l'ombre du désirable athlète qu'elle avait connu. Il ressemblait à un fantôme que la mort avait habillé de douleur. Seuls ses yeux vivants et fascinants étaient les mêmes. Elle voulut reculer et se cacher, cependant, elle se sentait comme plombée au sol et retenue à son amant par des liens impondérables.

Montrant son intention de la tranquilliser, le jeune défunt s'est approché avec plus d'affection et lui a dit :

Ne crains rien. La mort est une illusion. Un jour, toi aussi tu seras ici, comme tous les mortels... Je sais combien l'horizon te semble orageux. Presque une enfant et tu as été surprise par de pénibles problèmes de cœur... Néanmoins, il vaut mieux toujours connaître la vérité le plus tôt possible...

Au fond, la jeune fille désirait savoir pourquoi il revenait du monde des ombres la faire souffrir.

N'avait-elle pas déjà suffisamment de sujets d'impatience ?

Et tout en pensant que son amant était exempté de tous devoirs moraux, malgré elle sa conscience parlait plus fort et elle se demandait : — Pourquoi Émilien insiste-t-il tant à vouloir m'accompagner alors qu'au fond il est libre ? N'a-t-il pas quitté la terre pour le royaume de la paix ?

Laissant comprendre qu'il saisissait ses paroles non prononcées, le visiteur inattendu lui a répondu :

Ne crois pas que la tombe soit un passage direct vers le domicile des dieux... Nous vivons loin de la lumière quand nous ne pensons pas à l'allumer dans notre propre cœur. Au- delà de la chair où notre âme s'agite, nous sommes confrontés à nous-mêmes. Les pensées que nous nourrissons sont des toiles obscures qui nous retiennent dans l'ombre ou nous poussent en avant vers les chemins de la sublime splendeur... Ceux que nous laissons en arrière retardent nos pas ou favorisent notre avancement conformément aux sentiments que notre mémoire leur inspire. Ne pense pas que l'impunité soit dans les tribunaux de la justice divine!... Inévitablement, nous recevons selon nos œuvre...

À cet instant de cette singulière entrevue, Hélène s'est souvenue plus clairement de l'énigme qui la déchirait...

Serait-ce que Secondin aurait quitté la tombe pour lui rappeler les obligations dont elle prétendait se dégager ?!

Une soudaine affliction est apparue à son âme inquiète.

Comment se décharger de ce fardeau d'angoisses ?

Elle se trouvait entre l'Esprit d'Émilien qui lui rappelait un bonheur qui ne lui sourirait plus sur terre, et un enfant intrus qui menaçait son existence.

Au fond, elle voulait être mère et développer dans son propre cœur le potentiel de tendresse qui explosait dans sa poitrine, mais pas dans les circonstances dans lesquelles elle se trouvait.

Jamais, elle n'avait ressenti une aussi grande flagellation morale.

Des larmes ardentes brûlaient ses yeux.

Elle s'est agenouillée, désespérée, elle s'est écriée :

Comment peux-tu me demander de la compassion quand je suis si malheureuse ? Comprendrais-tu par hasard les tourments d'une femme sous le coup d'engagements qui ternissent sa dignité personnelle ? Sais-tu ce que cela signifie que d'attendre un événement déshonorable sans le soutien de la sécurité et toute l'affection promise ? Ah!... les défunts ne peuvent pénétrer le malheur des êtres vivants, parce que s'il en était ainsi, tu m'emmènerais aussi... La compagnie des êtres infernaux doit être bénigne comparée au contact des hommes cruels !...

Le messager défiguré lui a caressé sa chevelure soyeuse et lui fit observer

Ne blasphème pas ! Je viens pour te supplier d'avoir du courage... Ne méprise pas la couronne de la maternité. Si tu acceptes cette épreuve difficile te soumettant aux desseins divins, nous ne serons pas séparés. Ensemble, en esprit, nous continuerons en quête de la joie immortelle... Supporte avec sérénité les coups du destin qui nous blessent aujourd'hui. Ne dédaigne pas le fruit de notre amour... Parfois, dans les bras tendres d'un enfant, nous trouvons la force de nous régénérer et de nous sauver... En conséquence, ne refuse pas la détermination des deux ! Garde avec toi la fleur qui s'ouvre entre nous. Le parfum de ses pétales alimentera notre communion... Et nous réunira un jour à nouveau dans les sphères de la beauté et de la lumière!...

La jeune fille voulut prolonger l'entretien de cette heure inoubliable, néanmoins, peut- être parce qu'il développait sa sensibilité en état de déséquilibre, la figure d'Émilien fusionna comme dans une brume blanchâtre, s'éloignant... s'éloignant...

Elle l'appela, à voix haute, mais ce fut en vain.

Gesticulant dans son lit, elle s'est éveillée en criant, éperdue :

Émilien !... Émilien !...

Involontairement, l'un de ses bras agités a renversé le gobelet tout proche, répandant son contenu.

La tisane criminelle était perdue.

Hélène a séché ses copieuses larmes et parce qu'elle n'arrivait plus à dormir, elle s'est levée et elle est allée chercher l'air frais de l'aube sur une terrasse voisine.

La vision du firmament étoile semblait soulager son profond tourment et la douce brise qui venait de la mer a essuyé ses yeux humides, calmant son cœur.

Plus réservée et plus abattue, elle a attendu résignée que l'œuvre du temps se fasse.

Anaclette, son amie loyale, avait obtenu lors de discrètes conversations réitérées et prétendument sans importance avec Balbine, toutes les informations indispensables à l'assistance qu'elle devait lui prêter et, après de longues semaines pendant lesquelles Hélène est restée alitée, la jeune femme patricienne a donné la lumière à une minuscule petite fille.

Assistée exclusivement d'Anaclette qui s'est révélée pour sa protégée une véritable mère, Hélène a regardé sa fille, le cœur pris d'angoisses incontrôlables.

Elle ne savait pas si elle la haïssait violemment ou si elle l'aimait avec tendresse.

La gouvernante lui fit remarquer que par coïncidence sa fille avait hérité d'un certain signe maternel — une grande tache noire sur l'épaule gauche.

Tout en l'habillant affectueusement, elle fit observer :

Cela la rendra facilement reconnaissable. Bien que fatiguée, Hélène a répondu résolument :

Je ne prétends pas la retrouver.

Et pourtant — réfléchissait son amie —, le temps court et passe. Le jour viendra peut-être d'un possible rapprochement. Cela me coûte de penser que nous nous séparerons d'une poupée comme celle-ci. N'y aurait-il pas un moyen...

Hélène, cependant, a fermement tranché :

Elle doit disparaître. C'est une fille que je n'ai pas demandée et que je ne devais pas attendre.

Anaclette déçue qui la tenait contre son cœur, l'a enveloppée dans des chiffons en laine et, ensuite, l'a présentée au regard maternel angoissé, en ajoutant :

Elle est à toi... Donne-lui un souvenir. Pauvre petit oiseau ! Comment se portera-t- elle dans la tempête ?

Étrangement dominée par des pensées contradictoires, la jeune femme a étouffé les larmes de ses yeux humides et, prenant du meuble tout proche un beau camée portant l'image de Cybèle admirablement sculptée en ivoire, elle en a paré le corps de la petite.

Peu après, elle lui a ordonné, déterminée :

Anaclette, organise son voyage. Il faut la mettre dans un grand panier et la déposer sous un arbre dans la campagne. Évite de la confier à une personne en particulier car je ne prétends pas avoir de lien avec le passé que je considère comme mort, dès cet instant.

Hélène !... — a soupiré la jeune femme qui de toute évidence avait l'intention de la conseiller.

N'interviens pas — a affirmé la jeune mère — ; quand le jour viendra, je serai porteuse d'un nouveau destin. Ne m'en parle plus. Je saurai te récompenser. Tu disposeras de moi comme tu le voudras.

Anaclette voulut encore s'interposer mais la fille de Veturius, sans tergiverser, s'est exclamée :

Ne discute pas. Les dieux décidèrent..

Éplorée, la nièce d'Apollodore a accompli ses ordres et s'armant d'un châle, elle est sortie portant le petit fardeau.

C'était presque l'aube.

À l'horizon, le soleil ne tarderait pas à se lever.

Anaclette fut tentée de laisser l'enfant au seuil d'une exploitation agricole où indirectement, elle aurait pu accompagner son évolution ; mais bien que n'étant pas d'accord avec l'attitude d'Hélène, elle n'était cependant qu'une subalterne. Elle dépendait de la maison d'Opilius et tout particulièrement de la fille de Veturius. Suivre l'enfant, même de loin reviendrait à s'attirer ses foudres. Elle ne souhaitait pas abandonner le prestige social de la maison de Cintia. Elle était bien trop heureuse pour perdre facilement les avantages dont elle était entourée au quotidien. Néanmoins, abandonner complètement la petite à son destin lui fendait le cœur. Serait-il juste de livrer ainsi un être humain à l'antre des animaux ? À quel destin pouvait s'attendre la pauvre innocente en pleine campagne ?

Elle a regardé son petit visage mal couvert par la couverture qui l'enveloppait et constatant que le bébé se laissait conduire sans pleurer, sa compassion s'est intensifiée encore davantage.

Comme une caresse venue du ciel, un vent frais soufflait.

La courageuse gouvernante avait approximativement marché trois kilomètres en direction de la petite ville la plus proche.

Sous peine de se dénoncer, elle ne pouvait être trop longue. Mais comment laisser l'enfant aux hasards de la lande ? Elle n'arrivait pas à accepter l'idée de commettre une telle cruauté. Elle la déposerait au croisement d'un chemin et attendrait jusqu'à ce qu'elle se sente en confiance. Puis tout en priant, elle suppliait les dieux de sa foi d'envoyer quelqu'un dont la présence la tranquilliserait.

Inquiète, elle a attendu.

Et, quand la clarté du jour a commencé à s'étendre à travers les couches de brume, elle a remarqué apparaître au loin un homme qui semblait apprécier la réflexion matinale en pleine campagne tout en marchant tranquillement...

Rapidement, la jeune femme s'est cachée, alors que l'enfant, pressentant peut-être l'apparition de mains bienveillantes, s'est mise à gémir bruyamment.

Le passant a pressé le pas, s'est approché d'elle et tout en s'agenouillant près du panier s'est écrié :

Grand Sérapis ! Qu'est-ce que je vois ? Un ange, dieux !... Un ange sans personne!...

Délicatement, il s'est penché, a caressé la petite tête nue et levant les yeux au ciel, il s'est exclamé :

Divin Zeus ! Voilà quinze ans que tu as emporté Livia, ma fille unique, la seule consolation à mon veuvage, au sein de ta gloire !... Aujourd'hui, toi qui me sais pèlerin sans réconfort, tu me l'as restituée. Sois loué ! Désormais, je ne serai plus seul...

Avec une extrême tendresse, il a retiré la petite du berceau improvisé, la serrée contre son cœur et la mise sous le pan de sa veste accueillante puis il a repris le chemin d'où il était venu.

Les premiers rayons de soleil d'or du matin ont dévoilé le paysage, le ciel semblait réaffirmer ainsi sa protection sur la terre et les oiseaux ont commencé à chanter mélodieusement comme pour remercier la divine providence de la joie d'un enfant perdu qui avait trouvé la bénédiction d'un foyer.

RETROUVAILLES

A la fin de l'année 233, dans une simple salle de l'église Saint-Jean, à Lyon, une petite assemblée de compagnons s'était installée pour examiner des sujets urgents se rapportant à l'œuvre de l'Évangile.

Trois hommes d'un âge avancé et un autre en pleine maturité, discutaient des besoins du mouvement chrétien.

L'empire vivait dévasté par une peste qui venait de l'est, faisant d'innombrables victimes.

À Rome, la situation était des plus graves.

L'épidémie avait pénétré en Gaules et la communauté chrétienne de Lyon mobilisait tous les recours à sa disposition pour alléger les difficultés du peuple.

Le plus jeune intégrant de tous était le frère Corvinus qui soutenait la cause des malades abandonnés et malheureux.

Si nous méprisons notre prochain — commentait-il enflammé de confiance —, comment répondre alors à notre mission de charité ? Le christianisme, c'est vivre l'esprit du Christ en nous. Nous voyons bien à l'étude des récits apostoliques que les légions du ciel prennent possession de la terre en compagnie du Seigneur, transformant les hommes en instruments de l'Infinie Bonté. Depuis le premier contact de Jésus avec l'humanité, nous pouvons observer la manifestation du monde spirituel qui cherche dans les créatures des points d'appui vivants à l'œuvre de régénération. Zacarias est visité par l'ange Gabriel qui lui communique l'arrivée de Jean Baptiste. La Très Sainte Marie est visitée par le même ange qui lui annonce l'arrivée du Sauveur. En rêve, un envoyé céleste rend visite à José de Galilée pour l'apaiser quant à la naissance du Rédempteur. Et en s'élevant parmi les hommes, le Maître Divin ne se limite pas à accomplir la loi ancienne en répétant ses principes du bout des lèvres. De lui-même, il sort et va à la rencontre des angoisses du peuple. Il nettoie les lépreux sur la route. Tend une main amie aux paralytiques et les relève. Rend la vue aux aveugles. Ramène Lazare de sa tombe. Soigne les malades. Réintègre les femmes égarées dans leur dignité personnelle. Donne aux hommes de nouveaux principes de fraternité et de pardon. Même sur la croix, il parle avec amour aux deux malfaiteurs cherchant à acheminer leur âme vers le ciel. Et, après lui, ses apôtres dévoués continuent sa glorieuse tâche d'élévation de l'homme en poursuivant son ministère d'élucidation de l'âme et de guérison du corps, tout en se dédiant à l'Évangile jusqu'au dernier sacrifice.

Nous comprenons la cohérence de tes propos — a objecté le prêtre Galien, un vieux gaulois qui était longtemps resté en Paphlagonie —, cependant il faut échapper aux attaques de la tentation. Je pense qu'il est temps que nous réfléchissions à la construction de notre retraite sur les terres que nous possédons en Aquitaine. Nous ne pouvons atteindre le ciel sans recueillir notre âme dans la prière..

Et pourtant, comment réussirons-nous à aider l'humanité rien qu'en priant ? — a ajouté Corvinus sûr de lui. — Nous avons des compagnons admirables qui campent dans le désert. Ils organisent des relais solitaires, se défigurent, se tourmentent et croient soutenir de cette manière l'œuvre de rédemption humaine. Et si nous devions chercher notre propre tranquillité pour servir le créateur pourquoi Jésus serait-il venu jusqu'à nous, partager le pain de la vie ? De quelle lutte se glorifiera le soldat qui abandonne le combat ? Dans quel pays y aura-t-il une précieuse récolte pour l'agriculteur qui ne fait rien si ce n'est contempler la terre sous prétexte de l'aimer ? Comment semer le blé, sans contact avec le sol ?

Comment planter le bien parmi les créatures, sans supporter l'épreuve de la misère et de l'ignorance ? Nous ne pouvons admettre le salut possible sans l'intimité de celui qui sauve avec celui qui est dévié du chemin ou perdu.

En raison de la pause qui se fit spontanément, Galien lui dit :

Tes pondérations sont plus que justes, mais nous ne pouvons être d'accord avec le péché, ni permettre que des âmes malavisées s'en approchent.

Les païens nous accusent d'être des voleurs de joie — a souligné Paphus, un diacre auréolé de cheveux blancs —, ils croient que l'Évangile est un manteau de tristesse qui asphyxie le monde.

Et ils ne manquent pas ceux qui voient en la peste une vengeance des divinités de l'Olympe — a informé Ennio Pudens, un excellent compagnon vieilli par le temps — ; nombreux sont ceux qui clament à nouveau contre nous et supposent que nous sommes la cause de la colère céleste. Valérien, l'un de nos amis qui travaille au forum, m'a raconté en privé que parmi les sollicitations formulées par le Concile (12), à la fête d'Auguste, il y a un appel pour que nous soyons à nouveau flagellés. Et il a affirmé que l'exécution d'une telle demande est retardée parce que l'Empereur Alexandre Sévère n'est pas suffisamment sûr de lui.

(12) Assemblée gauloise qui avait le droit de donner son opinion face à l'autorité de César. (Note de l'auteur spirituel)

Galien a souri et a ajouté :

Une raison de plus pour choisir l'isolement pour ceux qui prétendent adorer Dieu, sans la perturbation des hommes...

Cette phrase réticente est restée dans l'air, mais Corvinus, touché d'une profonde ardeur pour la cause de l'Évangile, a repris la parole, déterminé :

Vénérables frères, j'admets que nous n'avons pas le droit d'interférer dans la décision de ceux qui cherchent la solitude, cependant, je crois que nous ne devons pas stimuler un mouvement que nous pouvons considérer comme une désertion. Nous sommes face à une guerre d'idées. Le premier légionnaire qui ait été offert en holocauste pour la libération de l'esprit humain, ce fut le Maitre lui-même notre Commandant divin. Depuis la croix du Calvaire, nos compagnons, en un vaste mouvement de valeureux témoignages, souffrent le martyre de la foi vivante. Il y a bientôt deux cents ans que nous sommes jetés en pâture aux fauves tels des objets méprisables servant d'attraction publique. Des hommes et des femmes, des vieux et des enfants ont été emprisonnés et jetés aux arènes, attachés et brûlés sur des bûchers, révélant tout l'héroïsme de notre foi en un monde meilleur. Ce ne serait pas licite de trahir leur mémoire. Les adversaires de notre cause considèrent que nous sommes indifférents à la vie car ils ignorent la leçon du Bienfaiteur céleste qui nous a indiqué le service de la fraternité au sein du véritable bien et de la joie parfaite. Oui, il est urgent que nous ne nous éloignions pas du travail et de la lutte. Il est des constructions au plan de l'esprit, comme il en existe au plan de la matière. La victoire du christianisme avec la libre manifestation de la pensée, est l'œuvre qu'il nous appartient de concrétiser.

Il y eut une courte interruption dans la conversation interrompue par la voix d'Ennio :

Pour ce qui est du travail, notre position n'est pas des meilleures. De nombreuses familles, pressentant les persécutions, en arrivent à dispenser les employés chrétiens. Encore hier les ateliers de Poponius ont renvoyé dix de nos compagnons.

Mais nous avons le droit de mendier pour l'église et l'église doit les soutenir — fit observer Galien, attentif.

Corvinus, néanmoins, réagit fermement :

Oui, nous avons le droit de mendier. Mais c'est aussi le droit du mendiant. Nous ne pouvons, semble-t-il, oublier la production de bénéfices pour le monde. Nous avons des terres disponibles sous la responsabilité de nombreux frères. La charrue ne ment pas. Les grains répondent fidèlement à nos efforts. Nous pouvons travailler. Nous ne devons pas faire appel au concours des autres, si ce n'est dans des conditions très spéciales. Il ne serait pas souhaitable de maintenir la communauté improductive. Les têtes vides sont le refuge des tentations. Je crois en notre capacité d'assister tout le monde à travers des efforts bien orientés. Le travail quotidien est le recourt dont nous disposons pour témoigner de l'accomplissement de nos devoirs, devant ceux qui nous accompagnent de près, et le travail spontané pour le bien est le moyen que le Seigneur a placé à notre portée afin que nous servions l'humanité, grandissant ainsi avec elle pour la gloire divine.

L'orateur n'avait pas encore fini, quand la porte s'est entrouverte et un compagnon a annoncé :

Frère Corvinus, la sœur Pontimiane supplie votre présence.

Le prêtre s'est excusé auprès de ses confrères et s'est retiré.

Sur la pauvre place qui menait au temple qui commençait à peine à être érigé, une femme respectable l'attendait.

C'était la gardienne de la propriété agricole d'Opilius Veturius.

Bien que contrariant son mari, elle était devenue une amie fidèle de l'église en écoutant Corvinus qui l'a soutenait, pas à pas, dans son renouvellement spirituel.

Malgré son âge avancé, Pontimiane révélait une extrême acuité dans son regard lucide qui reflétait toujours la bonté cristalline de son âme.

Si souvent assistée par le prêtre, elle était devenue une précieuse sœur pour lui et lui dévouait une estime sincère.

Souriante, elle l'a salué et le tint bientôt informé :

— Tatien, le garçon, un jeune homme maintenant, que vous avez connu à Rome, est arrivé aujourd'hui.

S'agissant de quelqu'un dont le destin vous a toujours intéressé, je suis venue vous apporter des nouvelles.

Le visage du religieux s'est couvert d'une extrême pâleur.

Enfin, il allait revoir son fils bienaimé. Presque vingt ans s'étaient écoulés.

Constamment, il l'avait cherché dans le visage des orphelins et avait trouvé son affection dans le cœur des enfants sans foyer qui venaient le voir, tremblant de froid. Dans toutes ses prières au Seigneur, il se rappelait son nom, au fond de son âme. Selon les leçons de l'apôtre qui consolidaient sa foi, il s'était consacré au travail de la terre. Loin du monde marin, il avait renoncé à sa vocation de commandement, sa voix s'était adoucie et il avait appris à obéir. Prenant le vieux Corvinus comme modèle rénovateur, il partageait son existence entre le sanctuaire et le service commun. Il n'était pas seulement devenu célèbre à Lyon pour son abnégation pour les malades à qui il se consacrait, les guérissant et les ranimant par la prière, mais aussi pour la profonde tendresse avec laquelle il s'engageait dans la protection de l'enfance.

Il habitait dans une propriété de l'église avec trente garçons à qui il servait de mentor et de père, suivi de près par la coopération de deux petites vieilles.

Varrus Quint, converti en prêtre, avait trouvé chez ces petits l'aliment spirituel à son âme nostalgique.

Malgré l'ambiance régnante hostile à l'église, la ville le respectait.

Les pauvres et les malheureux lui rendaient de déchirantes preuves d'amour. Mais il n'était pas seulement grand dans l'apostolat de la foi. Il était prodigieux d'humilité, il était devenu le jardinier en chef de cinq résidences patriciennes. Il guidait les esclaves avec beaucoup de savoir-faire dans la préparation du sol et dans la culture des plantes, réussissant non seulement à gagner un salaire significatif mais aussi l'admiration et la préférence.

La maison seigneuriale de Veturius faisait partie des demeures aristocratiques dont il s'occupait. Il avait acquis la confiance des intendants et l'estime des employés. Dans la grande propriété, c'était un coopérateur et un ami.

Au fond, Varrus savait que c'était le seul moyen de revoir un jour Tatien et de lui offrir ses bras paternels.

Il redoublait donc d'ardeur dans les soins apportés à l'entretien du parc, au beau milieu duquel s'élevait la maison d'Opilius. Aucun jardin dans Lyon ne l'égalait en beauté.

Informé par Alésius et Pontimiane, qui s'étaient quelques fois rendus à Rome, que son fils adorait les rosés rouges, il en avait dessiné de vastes parterres, leur donnant la forme spéciale d'un cœur entouré de fleurs avec au centre des bancs accueillants en marbre et de charmants jets d'eau incitant à la méditation et au repos.

Il avait beaucoup travaillé depuis dix-sept ans qu'il était loin de son foyer pour mériter la satisfaction de cette heure.

II avait plus d'expérience, il était plus éclairé. Il avait été longuement en contact avec les maîtres de la pensée en plusieurs langues. Il avait survécu au courant des afflictions de son propre destin et avait cherché à vaincre tous les obstacles pour comparaître, même anonyme et méconnaissable, devant son fils sans cesse rappelé avec toute la dignité d'un homme de bien.

Comment faire face à la surprise de cette heure ? Aurait-il la force d'étreindre Tatien sans se compromettre ?

La voix de Pontimiane venait le ravir à cette obsédante réflexion :

Frère Corvinus, vous ne vous sentiriez pas bien par hasard ?

Et comme s'éveillant d'un rêve tourmenté, le prêtre se reprit et lui répondit gentiment :

Excusez-moi, ma sœur. Je vais bien.

C'est que je ne dispose pas de beaucoup de temps — lui a-t-elle dit, inquiète. — Le jeune Tatien est arrivé malade.

Malade ?

Oui, tout semble indiquer qu'il est porteur de la peste maudite.

Et à ce cœur paternel péniblement surpris, elle ajouta :

C'est non seulement pour vous en informer que je suis venue jusqu'ici mais aussi pour supplier votre secours.

Répondant aux questions qui lui étaient posées, l'employée de Veturius a expliqué que le jeune homme était arrivé avec une forte fièvre et qu'il vomissait fréquemment, qu'il souffrait d'une angine inquiétante qui l'empêchait d'avaler. Les esclaves qui l'accompagnaient, disaient que le jeune homme semblait très contrarié pendant le voyage, et que ce n'est que la veille qu'il avait empiré, quelques heures avant d'atteindre la ville. Elle et son mari avaient pris toutes les mesures nécessaires. Tatien était installé dans une chambre confortable qui l'attendait depuis longtemps et un médecin de confiance avait été appelé. Elle ne connaissait pas encore son diagnostique, néanmoins, elle avait décidé de lui demander immédiatement son aide, en raison de l'expérience que Corvinus avait acquise dans les tâches d'assistance auxquelles il se consacrait auprès des malades atteints de la peste. D'ores et déjà, il savait que la maison serait considérée comme zone dangereuse et que son mari et elle, ne pourraient compter sur des serviteurs ignorants, ni ne pouvaient s'attendre à être soutenus par des Romains influents. Les compatriotes en question étaient réfugiés pour la plupart dans des villages champêtres à distance, se méfiant de la contagion.

Impatient de se trouver près de son fils quoi qu'il advienne, le prêtre l'a écoutée le cœur serré. Mais, attaché aux responsabilités qui le retenaient au temple, il promit de rendre visite au patient dès qu'il se serait dégagé des obligations les plus urgentes.

Et de fait, en fin de journée, il s'est fait remplacer au foyer des garçons et dans la soirée, il entrait dans la chambre de son fils.

Soutenu par Alésius, le jeune homme s'agitait souffrant de nausées affligeantes. Son maigre visage dénonçait son état d'abattement.

Bien que l'intendant ait présenté le religieux, Tatien, fiévreux, ne se rendait compte de

rien.

Son regard hagard se promenait dans la pièce, errant inexpressif.

Alors que Corvinus lui caressait la tête en sueur, le gardien lui disait :

Voilà deux heures qu'il a commencé à délirer.

De fait, après avoir passé quelques minutes d'une lourde attente, le malade a posé sur le visiteur ses yeux cernés à l'éclat altéré. Un intérêt évident s'est exprimé sur son visage. Il a longuement dévisagé le prêtre comme s'il était devenu fou et tentant de repousser la délicate couverture, il s'est écrié :

Qui a rapporté l'information du décès de mon père ? Où sont les esclaves qui l'ont assassiné ? Maudits ! Tous seront tués...

Touché en plein cœur par de tels propos, le bienfaiteur des malades eut recours à la prière pour ne pas se trahir.

Pâle et à demi-atterré, il priait en silence, alors que Tatien, comme s'il entrevoyait la réalité dans les délires de la fièvre, ne cessait de crier :

Conduisez-nous à la galère jusqu'à Carthage !... Je ne peux reculer. Je découvrirai moi-même la vérité... Nous ferons une enquête. Je punirai les coupables. Comment ont-ils pu oublier un tel délit ? Opilius m'a dit qu'il y a beaucoup de crimes commis dans l'ombre et que la justice est incapable de tous les confondre... mais je vengerai mon père..Varrus Quint sera réhabilité. Je ne pardonnerai personne. J'annihilerai tous les vauriens...

Inquiet peut-être par l'expression d'étrangeté du frère Corvinus, avec réserve le mari de Pontimiane lui dit :

Le jeune homme qui est hors de lui, se souvient de son père assassiné par des esclaves nazaréens, il y a de nombreuses années de cela, sur un bateau qui le conduisait vers l'Afrique en mission punitive.

Et probablement parce que son interlocuteur ne se manifestait que par monosyllabes, il a ajouté :

Varrus Quint fut le premier mari de Madame. On dit qu'il était parti en voyage à Carthage, chargé de punir les nombreux chrétiens insoumis, quand il a été poignardé par des serviteurs irresponsables et Inconscients...

Il a tiré l'un des draps qui enveloppait le patient et a continué :

Pauvre garçon. Bien qu'éduqué par Veturius comme son propre fils, très tôt, il s'est révélé être tourmenté par la mémoire paternelle.

Ensuite, il a baissé le ton de sa voix et tout en se rapprochant prudemment du prêtre, il lui fit observer, lui laissant percevoir sa gêne de devoir le recevoir dans l'intimité :

Ajuste cause, le décès de Varrus a incité la famille à la haine du christianisme. Tatien a été éduqué par sa mère dans l'extrême vénération des divinités. Elle a l'habitude de dire qu'elle a préparé son fils à combattre la mystification galiléenne et elle ne cache pas son intention d'en faire un appui à la munificence impériale. Pour autant, je respecte votre coopération en laquelle Pontimiane dépose la plus grande confiance, cependant, je me sens dans le devoir de vous supplier d'être prudent afin que le jeune ne se sente pas offensé dans ses principes.

Le dévoué frère des pauvres ne fut pas surpris par ce commentaire.

Bien que triste, il l'a remercié de l'avertissement.

Que ne ferait-il pas pour s'attarder, là, près du malade qu'il aurait tant voulu blottir dans ses bras ?

Affectueux, il s'est occupé de lui en lui préparant les remèdes indiqués par le médecin, s'efforçant, avec tous les recours dont il disposait de le soigner de son mieux.

Tatien empirait toujours.

Tard dans la nuit, Alésius et sa femme sont allés se reposer, ordonnant à trois fidèles esclaves de se remplacer pour assister le malade pendant la nuit.

Le frère Corvinus, cependant, n'a pas levé le pied du lit.

Le jeune homme restait plongé dans la phase culminante de l'insidieuse fièvre. La sévère scarlatine avait atteint le stade d'irruption.

Pendant trente heures consécutives, le religieux, entre la force de la foi et l'abnégation de l'amour, l'a accompagné avec une extrême tendresse gagnant la reconnaissance de tout l'entourage.

Le deuxième jour, l'éruption est apparue sous forme de petites taches rouges commençant au thorax, et pendant plusieurs semaines, le jeune homme a fait l'objet d'une attention toute particulière.

À de nombreuses reprises, tout en veillant son sommeil, en larmes, le prêtre le caressait paternellement et souffrait de la tentation de révéler ses sentiments.

Mais comment déclarer la guerre contre Cintia ? N'avait-il pas épousé avec l'Évangile une nouvelle manière d'être ? Quel témoignage de loyauté au Christ pouvait-il donner en semant la haine et l'amertume dans l'esprit de son fils bien-aimé ? À quoi cela pourrait-il servir à Tatien s'il adoptait une telle attitude essayant de lui imposer son affection ?

Plusieurs fois, il a prié, demandant à Jésus de l'inspirer, et nombre de fois il a vu en rêve le vieux Corvinus lui conseillant de s'en remettre à l'extrême résignation comme s'il lui apportait la réponse du plus Haut.

Dans sa position de propagateur de la Bonne Nouvelle, il était en relation avec des milliers de personnes qui venaient chercher auprès de lui un exemple et une parole qui leur donne une ligne de conduite respectable.

De sorte qu'il ne pouvait hésiter.

Son amour pour son fils était si grand, mais l'amour sublime du Maître était plus grand encore et il devait rester digne dans ses suprêmes responsabilités.

Quand le patient eut récupéré sa lucidité, il l'a étreint, identifiant manifestement en lui, non seulement le jardinier en chef de la maison mais aussi un bienfaiteur inoubliable.

Se sentant infiniment attiré par cet homme humble et persévérant qui lui rendait visite, Tatien appréciait sa conversation et pendant de longues heures ils échangeaient des idées sur la science ou l'art, la culture et la philosophie.

Ils s'intéressaient aux mêmes sujets avec les mêmes préférences.

Ils discutaient de Virgile et Lucrèce, de Lucien et Homère, d'Épicure et Timée de Locres, Sénèque et Papinien, avec des points de vue analogues.

Et comme s'ils craignaient de perdre la fascinante communion dans laquelle ils se trouvaient plongés, ils suivaient des lignes parallèles dans leur façon de penser.

Ils évitaient systématiquement tout commentaire en matière de foi.

Soutenu par son ami, le jeune homme réussissait déjà à faire des promenades dans le parc riche d'une somptueuse végétation, et là, à l'ombre de vigoureux sapins ou entre les genêts en fleur, souriants et heureux, ils entamaient des conversations éclairées à la manière des anciens hellénistes qui appréciaient l'échange des connaissances avancées dans le sanctuaire de la nature.

Un jour, piqué de curiosité, Tatien l'a questionné sur les raisons de son isolement en Gaules alors qu'il aurait pu être, à Rome, un enseignant apprécié. D'où venait-il et pourquoi s'était-il condamné à l'obscurité coloniale ?

Réticent, Corvinus a admis être né dans la métropole des Césars, mais il s'était passionné pour son travail auprès de la communauté gauloise et s'y trouvait attaché par de puissa

— Quel travail peut vous retenir à Lyon au point de vous oublier ? — a demandé le jeune homme dans un mouvement de sympathie spontanée. — J'admets que les héritiers de la gloire patricienne ne devraient pas abandonner l'éducation des esclaves. Mais un Égyptien ou un Juif ne pourrait produire les pensées qui nous sont nécessaires pour garantir la grandeur impériale.

Oui, sans aucun doute — a acquiescé son ami avec bonté —, cependant, je crois que les provinces aussi demandent un certain dévouement. Le monde est plein de nos légionnaires. Nous possédons des forces invincibles de civilisation de toutes parts. Nos empereurs peuvent être proclamés dans différentes régions de la terre. Pour cela, nous ne pouvons oublier le besoin d'instruction dans tous les domaines.

Et, lui souriant, il a souligné :

Pour cette raison, je me suis converti en maître d'école.

Tatien a partagé sa bonne humeur.

À cet instant, une idée est venue à Varrus.

Et s'il lui apportait les enfants pour une visite amicale ? Ne serait-ce pas la manière la plus juste d'amener son cœur à l'éveil évangélique ? Le jeune homme pourrait ignorer qui il est pour toujours, mais serait-il juste de ne pas l'inviter au banquet de la lumière divine ? Qui devinerait les avantages d'une telle réalisation ? Par l'intelligence dont son fils se montrait porteur, il s'était naturellement imposé dans la famille. On percevait rapidement la respectabilité de son opinion. Bien que très jeune, il avait ses propres convictions. Une chorale infantile réussirait, certainement, à le sensibiliser. Tatien accepterait probablement d'étudier les leçons de Jésus si les enfants arrivaient à toucher les cordes sensibles de son âme...

Après avoir réfléchi quelques secondes, il s'est adressé au convalescent, les yeux illuminés par un secret espoir, et lui demanda comment il accueillerait l'idée d'être présenté aux petits dont il avait la garde.

Le pupille de Veturius n'a pas tari d'éloges.

Il se disait très heureux de cet hommage. Il considérerait toujours que l'avenir appartient aux enfants. La civilisation romaine, à son avis, ne pouvait négliger la préparation de la jeunesse.

À la veille de la rencontre prévue, Tatien lui-même, avec l'aide d'Alésius et de sa femme, a organisé l'ambiance festive de la réception sur la charmante place des Rosés Rouges; une superbe création de Corvinus.

Des paniers de fruits et des cruches avec une abondante quantité de jus de raisin furent artistiquement éparpillés entre les bancs en marbre.

Le corps musical de l'exploitation agricole, composé de jeunes esclaves, avait été appelé pour la réunion.

De brillants jeunes gens empoignaient des lyres et des luths, des tambours et des sistres, et improvisaient de joyeuses mélodies.

La ferme était partagée entre deux courants partisans : celui des serviteurs chrétiens enflammés de joie et d'espoir, dirigés par l'optimisme de Ponù'miane, et celui des coopérateurs, dévots des dieux de l'Olympe, commandés par Alésius qui ne voyait pas cet événement d'un bon œil. D'un côté, surgissaient des prières et des sourires fraternels, mais de l'autre apparaissaient des injures et des visages sombres.

Avec toute la sagesse de l'apôtre et la naïveté de l'enfant, le frère Corvinus avait pénétré l'enceinte parfumée conduisant trois dizaines de bambins qui se présentèrent très simplement.

Guidés par leur mentor, ils sont arrivés en chantant un hymne léger qui exprimait de tendres vœux de paix.

Compagnon,

Compagnon !

Sur le sentier qui te conduit,

Que le ciel t'accorde la vie

Les bénédictions de l'Éternelle Lumière!...

Compagnon,

Compagnon !

Reçoit en guise de salut

Nos fleurs de joie

Dans le vase de ton cœur...

Les humbles voix ressemblaient à un chœur d'anges transporté dans le jardin par les ailes du vent.

Tatien accueillit gentiment l'essaim infantile.

Deux danseurs ont exécuté des numéros comiques alors que les petits riaient, heureux.

Quelques jeux innocents ont été mis en pratique.

Six garçons ont récité des poésies d'une grande délicatesse à travers des monologues et des dialogues qui ont enchanté l'assemblée composée de plusieurs dizaines d'esclaves en costumes de fête.

À un moment, Tatien a pris la parole. Il s'est rapporté aux idéaux de la patrie et de la race, à la grandeur de l'humanité.

Peu après, une copieuse collation a répandu une grande joie parmi les convives.

Le dévoué jardinier qui était à l'origine de tant d'attentions manifestées présenta au jeune patricien le plus petit enfant du groupe. C'était Silvain, un garçon de cinq ans seulement, fils d'un légionnaire qui était mort en poste. Sa malheureuse veuve souffrante de la peste, lui avait confié son garçon quelques semaines auparavant.

Avec une sincère tendresse, Tatien l'a étreint en lui adressant quelques mots d'affection.

Le frère Corvinus a déclaré qu'il devait à présent ramener les enfants, il a donc désigné Silvain pour dire une prière souhaitant à leur hôte des vœux de bonheur.

Le petit, docile, échangeant un regard joyeux avec son éducateur, s'est tenu sur la place au milieu des convives.

C'était un moment d'extrême expectative pour tous. Tout le monde s'est regardé, angoissé...

Le pupille de Veturius accompagnait la scène, souriant, certain qu'il serait rappelé dans une prière faite aux divinités.

Comme un petit soldat triomphant, la tête tournée vers le ciel, le petit se mit à parler, pris d'émotion :

Jésus, notre Divin Maître !... Aide-nous ...

À cet instant, une soudaine pâleur a couvert le visage du jeune patricien. Sa physionomie, auparavant calme et éduquée, est devenue méconnaissable. Une féroce expression a éclipsé sa joie. Soudainement transformé en une furie humaine, il a hurlé de colère, s'écriant menaçant :

À bas les nazaréens ! À bas les nazaréens !... Maudit Corvinus !... Maudit Corvinus !... Quelle catastrophe ! Qui a osé introduire des chrétiens chez moi ? Je ferai justice, justice ! J'en finirai avec cette peste !...

Une pénible surprise a dominé l'enceinte.

Le bienfaiteur paternel s'est approché de lui et l'a imploré :

Pitié! Pitié!...

Mais, Tatien n'a pas vu les larmes quijaillissaient de ses yeux.

Reculant, désespéré, il lui a répondu d'une voix sèche :

Pitié ? Voyez le refrain des immondes galiléens !...

Et agitant un bâton au bout métallique, il rugissait, tonitruant :

Sortez d'ici ! Sortez d'ici, génies infernaux!... Vipères des bas-fonds, enfants des ténèbres, sortez d'ici !...

L'indignation et la perversité qui perçaient sur son visage était telles que le jeune homme semblait possédé par les démons du crime.

Les petits tremblaient immobiles.

Entre eux et son fils déchaîné, le cœur de Varrus ne savait plus que faire.

Plusieurs serviteurs du groupe d'Alésius se sont mis à rire bruyamment.

Tatien a fustigé l'assemblée du regard et s'est écrié au chef qu'il savait être le plus terrible ennemi des chrétiens :

Épipode, amène le chien sauvage ! Expulse ces canailles ! Annihile les imposteurs!...

L'esclave n'a pas hésité. Il s'est immédiatement exécuté, et peu après, il approchait avec un chien énorme qui aboyait et grognait furieusement.

Les enfants se sont dispersés en criant et plusieurs se blessèrent aux épines des rosiers en fleur.

Le frère Corvinus, ahuri, cherchait à les calmer, néanmoins, l'animal a attrapé le cadet mordant son corps tendre.

Aux gémissements de Silvain, la femme d'Alésius s'est avancée, courageuse, a ravi l'enfant, retenant énergiquement les mouvements du furieux molosse qui obéit alors aboyant bruyamment.

Varrus s'est dépêché d'attraper le petit blessé qui pleurait ensanglanté. Désespéré, il essayait de le soulager alors que Tatien, halluciné, rentrait chez lui en répétant :

Ils paieront tous !... tous paieront !...

Rufus, un vieil esclave dans la cinquantaine, s'est approché du prêtre pour lui offrir son aide.

Le religieux a accepté sa coopération, le suppliant de reconduire les garçons au foyer pour qu'il puisse s'occuper de Silvain comme il se devait.

Il s'est apprêté à repartir blottissant la victime innocente contre sa poitrine.

Il marchait, lentement, sur le chemin désert qui reliait la résidence de Veturius à la ville, plongé dans de sombres pressentiments.

Le petit garçon dont le thorax était ouvert lui torturait l'âme. À un moment donné, alors que l'hémorragie continuait abondante, il s'est arrêté de crier.

Immédiatement, le frère Corvinus s'est aperçu qu'il perdait ses forces et l'a assis sous un vieux chêne pour l'écouter.

Le garçon a plongé son regard agonisant dans celui du prêtre.

Varrus, en pleurs, s'est incliné paternellement et a demandé avec affection :

Tu te souviens de Jésus, mon fils ?

Oui, Monsieur.... — a-t-il répondu d'une voix faible.

Mais, se révélant bien loin des questions transcendantes à la foi — cette fleur humaine avide de tendresse —, s'exclama à son bienfaiteur :

Papa, prends-moi dans tes bras... J'ai froid... Varrus Quint a compris.

Et comme s'il désirait le réchauffer avec la chaleur de son âme, il l'a étreint contre son

cœur.

Il était trop tard. Silvain était mort.

Ce pénible événement présageait de sombres horizons pour l'avenir de l'église.

Abattu et désenchanté, le prêtre se demandait si cette visite n'avait pas été le fruit de la précipitation. Mais — se disait-il —, serait-ce de la légèreté que d'offrir à quelqu'un ce que l'on possède de meilleur en soi en toute pureté de sentiment ? Ces petits apprentis de l'Évangile étaient pour lui toute la grandeur de son travail. Serait-il accusé par les circonstances de tout faire pour éveiller un fils à la vérité ? Comment arriver à se comprendre avec Tatien, sans toucher ses fibres les plus intimes ? Une fois remis sur pied, le jeune homme serait à nouveau invité à la vie sociale intense. Il découvrirait ses activités. Il serait bien obligé d'adopter une attitude. N'était-il donc pas préférable de l'informer, indirectement, de ses activités chrétiennes ? Était-il une meilleure manière de le faire qu'en lui présentant ses principes à travers une démonstration pratique de son travail ? Si son fils ne supportait d'entendre des références faites à la Bonne Nouvelle à travers les lèvres d'un enfant lors d'une prière, comment pourrait-il supporter des allusions faites à Jésus lors de discussions stériles ? Lui, Varrus, ne pouvait pas hésiter entre ses sentiments personnels et l'Évangile. Son devoir envers l'humanité dépassait ses liens consanguins. Et bien que connaissant une telle vérité, il pensait être licite d'agir malgré tout en faveur de son cher enfant.

Tatien, néanmoins, était resté imperméable et implacable.

Il semblait très loin de toute ouverture à la justice elle-même.

Son esprit était pétrifié dans un orgueil ethnique et une fausse culture. Par l'explosion de la colère manifestée à l'audition de la simple énonciation du nom du Christ, il avait dénoncé l'antagonisme irrémédiable peut-être qui les séparait...

Profondément consterné, il s'est réfugié dans la prière.

Dans la communauté évangélique, personne n'a commenté défavorablement les tristes épisodes qui eurent pour résultat le décès de l'enfant. Le frère Corvinus était bien trop respecté pour provoquer toute critique discourtoise à sa conduite.

En ville, cependant, le sujet brûlant allait grandissant.

Les courants d'opinion nés des événements à la résidence de Veturius s'éparpillaient, maintenant, un peu partout. Pour la majorité des spectateurs, Tatien était présenté comme un héros empoignant le glaive vengeur des divinités de l'Olympe, mais pour le groupe sympathisant du christianisme, il apparaissait comme le terrible symbole de nouvelles persécutions.

Les chrétiens étaient communément accusés d'enchantements honteux et détestables et de pratiques de sorcellerie dont l'infanticide faisait partie. En conséquence, ils n'étaient pas rares ceux qui voyaient en la mort de Silvain certaines relations avec la sorcellerie et la pratique de la magie.

De terribles tableaux étaient dépeints par l'imagination populaire exaltée et la veuve Mercia, mère du garçon décédé, a été convoquée pour accusation.

Dans cette atmosphère asphyxiante, le fils de Cintia a reçu la visite de personnalités romaines qui le félicitèrent de son esprit réactionnaire et vigilant. Revigoré par de telles ovations, le jeune homme s'est senti habilité à des agissements d'une plus grande envergure.

Même le questeur Quirinus Eustasius, un vieux patricien retraité de la classe politique dirigeante, mais toujours influent auprès de la propréture en Gaule lugdunienne, est venu lui faire ses compliments dans un style pompeux.

Parmi les thèmes abordés, le sujet favori du jour ne pouvait manquer.

Je crois que la jeunesse romaine ne pouvait nous envoyer en province un plus digne ambassadeur — ajouta le courtisan avec ce timbre de voix calculé des personnes livrées à la flatterie. — La doctrine déplorable et proscrite des juifs s'insinue effroyablement, menaçant nos traditions. Cette ville est pleine d'anachorètes venus d'Asie, de prophètes vagabonds, de prédicateurs et de fantômes. Je suis domicilié ici depuis la belle époque de notre magnanime empereur Septime Sévère — que les dieux le gardent dans leur gloire divine — et je peux affirmer en toute conviction que ce mouvement n'est rien qu'une folie collective capable de nous mener à la perte.

Oui, sans aucun doute — fit observer le jeune homme satisfait —, il nous revient de faire revivre le culte de la patrie. À notre avis, un grand mouvement d'énergie est indispensable afin d'anéantir ce groupe maléfique. Je ne vois pas sur quoi peut reposer la grandeur d'une doctrine dont les prosélytes sont honorés avec un couteau à la gorge. À Rome, j'ai eu vent de nombreux procès allusifs aux répressions et j'ai été surpris par la teneur des réponses de ces misérables. Ils répudient les dieux avec une impudence terrifiante. Je crois que les autorités devraient promouvoir une épuration sociale en grand style.

L'interlocuteur, avec un rire ironique de vieux faune, admirablement présenté, a souligné malicieusement :

Raison pour laquelle, nous nous réjouissons de votre présence. Si la jeunesse patricienne n'affiche pas une réaction à la hauteur de nos besoins, nous irons à la décadence. Votre courage manifesté en expulsant cet obstiné Corvinus est un soulagement pour nous. J'ai reçu la nouvelle avec un juste plaisir. Je suis convaincu que notre foi se sent maintenant moins offensée. Nous ne voyons pas d'un bon œil cet étrange personnage dont la provenance est ignorée de tous. Pour moi, ce n'est qu'un aventurier ou qu'un fou qui nous gêne en chemin.

Piqué de curiosité, le beau-fils de Veturius a demandé avec intérêt :

Alors, on ne sait pas qui il est ? Par quels mystères garde-t-il pour lui une si grande culture à stagner aux services du jardinage ?

L'interlocuteur a cligné d'un œil astucieux et a ajouté :

Qui sait ? Il s'est insinué dans l'esprit populaire avec une incroyable désinvolture. Certains le prennent pour un saint, néanmoins, j'ai tendance à croire qu'il ne s'agit que d'un sorcier entouré d'êtres infernaux. Il avait l'apparence d'un vagabond quand il est apparu ici. Peu à peu, il a acquis la renommée de guérir par des prières nazaréennes en pratiquant l'imposition des mains. La première maison importante qui est tombée dans ses griffes fut celle d'Artémius Cimbrus dont la fillette souffrait, selon la rumeur, de grandes perturbations mentales. Ils ont essayé le traitement de Corvinus et il semblerait que la petite ait été favorablement impressionnée, guérissant alors, comme par miracle. Dès lors, il est devenu le jardinier de la noble famille qui l'a introduit dans d'autres résidences. De sa vie professionnelle, c'est tout ce que je sais. De ses activités de sorcier, néanmoins, il y aurait beaucoup à dire. Le peuple se rapporte à mille choses. S'il n'y avait que les plébéiens pour se montrer émerveillés... Cependant, nous avons quelques illustres patriciens prisonniers dans ses filets. Certains disent que sa parole est revêtue de miraculeux pouvoirs, d'autres affirment qu'il soigne les maladies les plus compliquées...

Il est étrange de voir une ville comme celle-ci prise d'une telle folie ! — a commenté Tatien avec intérêt.

Voilà pourquoi, nous avons besoin d'éléments rénovateurs. Votre décision, en rejetant Corvinus, est des plus réconfortantes. Il est incompétent pour éduquer les enfants, même les plus méprisables. Je sais qu'Artémius défend sa cause, mais je suis convaincu que nous pourrons interrompre, désormais, ses mystifications. Hier soir, Zénobius, un vieil ami qui fut un haut dignitaire de la munificence impériale lui-même informé de sources sures, m'a communiqué que le garçon mort a été poussé à la gueule du chien par Corvinus afin que la meute chrétienne obtienne du sang innocent pour les mystères noirs des réunions qu'ils pratiquent. Chacun sait qu'il a été l'unique témoin de l'acte final...

Et baissant le ton de sa voix, il a demandé :

L'estimable ami aurait-il observé cela ? Il serait très important d'enregistrer ce fait de votre propre bouche...

Tatien, le visage enflammé sous le choc des émotions contradictoires, à tout de suite répondu :

Je ne peux rien avancer en ce sens. Quand j'ai entendu le nom du crucifié, la révolte m'a montée à la tête. Je n'ai eu d'yeux que pour défendre notre propriété de l'influence pestilentielle. J'ai ordonné de lâcher le chien de garde, en proie à un extrême désespoir. Je ne peux en conséquence assurer ce que je n'ai pas moi-même vérifié.

Quirinus contrarié s'est mordu les lèvres et a ajouté :

Soyez sûr, cependant, que les choses n'ont pu se passer autrement. Réagissons conjointement. Nos esclaves ne peuvent continuer à la merci de sorciers inconscients, il ne serait pas licite non plus de permettre que des personnes de notre condition sociale se laissent tromper sans défense...

En cela, nous sommes tout à fait d'accord — a fait remarqué le jeune homme, résolu — ; pour ma part, je prétends sanctionner et sélectionner le groupe de serviteurs.

Et comment allez-vous procéder pour y arriver ? J'aimerais agir chez moi en conformité.

J'attends l'arrivée de mes parents, dans quelques jours, qui amèneront avec eux Hélène, ma future femme. Comme nous résiderons ici après notre mariage, je suis venu avant eux afin d'adapter la vie de la propriété aux habitudes de ma famille et de sorte à me familiariser avec les coutumes de la province. Toutefois, je ne souhaite pas que ma famille découvre des aberrations comme je l'ai fait. Je prétends réunir tous les employés et les faire prêter serment aux dieux que nous vénérons. Je renverrai ceux qui fuient ce juste engagement. Ensuite, je pense instituer à la maison le culte de Cybèle en commençant par une cérémonie processionnelle dans notre bosquet. Il est indispensable de purifier les coutumes en vigueur et l'atmosphère qui nous entoure.

Quirinus fut d'accord, enthousiaste, il promit d'adhérer au programme. Non seulement, il décidait d'en faire de même à son domicile, mais il prétendait inviter ses amis à le suivre.

Il estimait Opilius Veturius, de longue date, et il était heureux de voir son organisation domestique active et bien gardée.

Effectivement, quelques jours plus tard, une fois que les tourments de la peste eurent disparu du quotidien,

Tatien organisa la grande assemblée pour que chacun témoigne de sa fidélité aux

dieux.

Dans une vaste dépendance de l'exploitation agricole, une magnifique statue de Cybèle fut installée pour la réception des vœux de tout le monde, tandis qu'à la droite de l'image, sur une haute palissade couverte de soie écarlate et de fils dorés, se sont installés Tatien, deux prêtres voués au culte de la déesse et le couple d'intendants, Alésius et Pontimiane.

Dans une longue galerie, considérablement élevée, près des portes d'accès à la grande enceinte, la noblesse citadine invitée par Eustasius, jubilait de voir ces cérémonies.

Dans le bas, étaient assemblés tous les serviteurs de la famille, parmi eux quelques artistes répétaient des cantiques consacrés à la divinité.

Sur un petit autel, gracieusement fleuri, l'image que Veturius avait importée de Pessinunte était un témoin impassible.

Cybèle, aillée aux côtés de deux lions, était sculptée dans le marbre immaculé, elle représentait réellement le symbole d'une civilisation vacillante, face au regard interrogateur et triste de dizaines d'esclaves sous la fière exhibition de leur maître.

Le premier à s'approcher, voulant tout naturellement donner l'exemple, fut Tatien, qui révérencieux face à l'idole, a déclaré à voix haute :

— En invoquant la Divine Cybèle, Mère des dieux et notre mère, je jure sans restriction aucune toute ma fidélité aux croyances et aux traditions de nos ancêtres, dans la parfaite obéissance de nos éternels empereurs.

De frénétiques applaudissements ont suivi ces paroles.

Un hymne sacré rythmé et mélodieux accompagné de flûtes phrygiennes s'est fait entendre.

Ensuite, Alésius est descendu du trône improvisé et laissant comprendre que la scène avait été préalablement étudiée, il a prononcé respectueusement les mêmes vœux.

Peu après, ce fut le tour de Pontimiane.

La noble femme paraissait malade et fatiguée. On pouvait deviner sa lutte intérieure.

Pâle, elle a envoyé à son mari un regard suppliant, mais à l'expression rude avec laquelle Alésius l'a dévisagée, il était possible d'imaginer les durs conflits par lesquels ils étaient passés avant la cérémonie...

Réprimée par le regard glacial de son compagnon, la gouvernante de la maison a séché ses larmes et a posément répété les mêmes paroles, niant ainsi la foi chrétienne qu'on lui attribuait.

Un sourire triomphant a plané sur le visage d'Alésius, alors que se dispersait un murmure dans l'énorme agroupement de serviteurs.

De sombres expressions d'étonnement sont apparues sur plusieurs visages.

Tous les esclaves, un à un, certains emphatiques, d'autres humiliés, ont réaffirmé les phrases prononcées Initialement par le maître.

Le dernier fut Rufus.

Épipode, le chef, qui connaissait la fermeté de ses convictions l'avait laissé pour la fin, craignant des réactions pouvant provoquer l'indiscipline.

Le visage austère, démontrant accepter pleinement les responsabilités de cette heure, il a levé son profil bronzé comme s'il évoquait le ciel et non la statue impassible, s'exclamant d'une voix cristalline et dominante :

Je jure respecter les empereurs qui nous gouvernent, mais je suis chrétien et je renie les dieux en pierre incapables de corriger la cruauté et l'orgueil qui nous oppriment en ce monde.

Un bruit sourd a couvert l'assemblée.

À voix basse, Tatien s'est adressé au prêtre le plus âgé et celui-là, assumant la fonction de juge, s'est écrié à l'employé sur un ton autoritaire :

Rufus, tu ne peux oublier ta condition.

Oui, je sais — a répondu l'interpellé vaillamment — , je suis un esclave et j'ai toujours servi mes maîtres avec loyauté, mais l'esprit est libre et je ne reconnais que Jésus- Christ comme Véritable Maître'...

J'exige que tu te rétractes devant la statue de Cybèle, la sublime Mère des Dieux.

Je n'ai rien fait qui ne soit approuvé par la rectitude de ma conscience.

Abjure et tu seras pardonné.

Je ne peux pas.

Tu connais les conséquences à ton irréflexion ?

Je crois parler en parfaite connaissance de mes responsabilités, néanmoins, quels que soient les résultats à mon geste, je ne dois pas reculer devant ma foi.

Rufus a lancé un regard sur la foule alentour et a remarqué que des dizaines de compagnons l'incitaient à la résistance. Pontimiane, quelque peu soulagée, lui envoyait en silence un message muet d'encouragement.

Abjure ! Abjure ! — tonnait la voix du prêtre avec rudesse.

Je ne peux pas ! — a répété Rufus, imperturbable.

Après de courts échanges avec le jeune patricien, le juge improvisé a assigné Épipode au fouet.

Rufus, par ordre du bourreau, a retiré sa tunique de gala qu'il avait enfilée pour la fête et s'est agenouillé les mains en arrière.

À trois reprises, la corde fine et coupante a déchiré sa peau nue provoquant des entailles ensanglantées, mais l'esclave n'a pas bronché.

Il est encore temps, malheureux ! — a crié embarrassé le prêtre de Magna Mater — abjure et ton erreur sera oubliée...

Je suis chrétien — a réitéré Rufus, serein.

La punition pourra te conduire à la mort !

La souffrance ne m'intimide pas... — a soupiré la victime avec humilité. — Jésus a connu le martyre sur la croix pour nous sauver. Mourir par fidélité pour lui est un honneur auquel je dois aspirer.

Le fouet sur son dos a frappé avec violence ouvrant des blessures sanglantes, mais percevant le malaise que la scène de sauvagerie imposait à l'assemblée, Tatien a ordonné l'emprisonnement de l'esclave jusqu'à ce qu'il décide de sa punition définitive.

Une fois le service terminé, la solennité processionnelle a commencé.

Le fils de Cintia désirait une purification complète de la propriété.

Une foule considérable se serrait dans les patios de la maison attendant le cortège.

La statue de Cybèle avait été placée sur un très riche plateau d'argent, décoré de lis.

De jeunes couples, rigoureusement vêtus de blanc symbolisant la chasteté et la beauté, ouvraient le cortège en dansant à un rythme gracieux au son des flûtes et des petits tambours réservés au culte.

Ensuite, toutes les femmes présentes, tenant des palmes aromatiques à la main, annonçaient l'idole qui était posée sur les épaules de Tatien et de plusieurs autres jeunes gens voués à la déesse. Ils étaient suivis par les prêtres en prière conformément au rite phrygien et par les encenseurs.

Après eux, une jeune fille d'une rare beauté portait le couteau sacré.

L'ensemble des musiciens amateurs l'accompagnait utilisant des trompes, des flûtes, des cymbales, des tambours et des castagnettes pour les cantiques vénérés dont les morceaux harmonieux se perdaient dans la nature.

Les dignitaires et les personnalités avançaient en file silencieux et déférents, puis en fin de cortège venait la masse des esclaves muets et tristes.

Les hymnes de louange à la mère des dieux embaumaient le bosquet de douces mélodies interrompant le gazouillement des oiseaux effrayés...

La procession, a fait le tour de l'exploitation agricole en passant par le bois bien entretenu et les vignes étendues, revenant à la demeure où Cybèle a été restituée au temple minuscule qu'Opilius Veturius avait érigé en plein jardin à une autre époque.

Tatien prit la parole après les prières des prêtres, il a remercié la présence des religieux, des autorités et du peuple, rappelant sa confiance en la protection des divinités de l'Olympe.

L'assemblée animée s'est dispersée. La nuit tombait...

Seul maintenant sur la grande terrasse d'où il pouvait voir l'horizon lavé et limpide, le jeune homme, instinctivement, s'est souvenu du frère Corvinus, du décès de Silvain et de la réaction de Rufus et, sans s'en apercevoir, il s'est mis à combattre l'influence du Christ, non plus autour de ses idées elles-mêmes mais au plus profond de son cœur.

SUR LE CHEMIN REDEMPTEUR

Après le décès de Silvain, l'église de Lyon est passée par une période difficile.

Gratifiée par Eustasius qui haïssait l'Évangile, la veuve Mercia, la mère de l'enfant est venue en public accuser le frère Corvinus déclarant qu'il était un sorcier et un infanticide. Devant les autorités, elle a soutenu que le garçon avait été victime de sortilèges maudits. Elle poussa même la cruauté jusqu'à ajouter que Silvain, orphelin, avait été envoûté par les leurres du prédicateur.

Extrêmement humilié, l'ami des pauvres a été soumis à des interrogatoires officiels lors desquels il s'est comporté avec une admirable dignité.

Varrus ne s'est plaint de rien.

Il a expliqué que ce fut dans la meilleure des intentions qu'il s'était rendu à la résidence de Veturius et que par inadvertance l'un des enfants avait été attaqué par un chien sauvage, lâché il ne savait comment.

De sorte que personne ne pouvait être accusé.

Les insultes, venant de Romains sarcastiques, n'ont pas manqué mais il les a supportées avec humilité et héroïsme.

Toutefois lorsque son emprisonnement se fit imminent, Artémius Cimbrus, un patricien doté d'une grande fortune et d'une grande générosité, défendit sa cause, s'utilisant de privilèges et de moyens pour lui épargner l'incarcération. Ayant recours à de hautes personnalités politiques proches du propréteur en fonction, il réussit à suspendre temporairement son internement en faisant repousser le procès à une décision ultérieure ; mais le joyeux foyer des garçons dut disparaître.

Les enfants furent rapidement répartis chez plusieurs frères qui les ont reçus avec

amour.

Considéré par les autorités comme étant indigne d'éduquer de petits enfants, le compagnon des souffrants eut l'impression que son cœur se brisait quand le dernier bambin l'a embrassé en pleurant pour lui faire ses adieux.

Varrus Quint, un modèle d'enthousiasme et un exemple vivant de la foi malgré la force spirituelle dont il avait toujours témoigné, a cédé à la torture qui précède le découragement.

Entre la passion pour son fils inaccessible et l'amour pour les enfants dont il était irrémédiablement dépouillé, il était souvent au bord des larmes.

À plusieurs reprises, au milieu de la nuit, il s'imaginait devant la riche exploitation de Veturius, essayant d'entrevoir le visage de Tatien par l'angle d'une fenêtre illuminée et très souvent à temps perdu, il cherchait ici ou là dans une maison particulière à apercevoir l'un ou l'autre de ces enfants chers à son cœur.

Il étudiait intensément, essayant de fuir ses propres pensées lors de longues nuits de veille qui finissaient par une extrême fatigue. Il se nourrissait à peine, s'investissant dans des travaux demandant beaucoup de sacrifices pour les malades, craignant peut-être de se retrouver plongé dans l'amertume d'où il s'enfoncerait fatalement dans le découragement.

Malgré les avertissements de ses supérieurs et de ses amis, il persévéra dans son excessive activité jusqu'à ce qu'il fut alité sous l'emprise d'une invincible fatigue. Une forte fièvre le rongeait lentement, le poussant à osciller entre la vie et la mort.

Finalement, grâce à l'affection et au dévouement de ses compagnons, il a vaincu cet inquiétant déséquilibre, mais apathique et abattu, il est resté dans l'enceinte de son humble chambre, sans avoir le courage de se lever.

Une nuit, caressé par le vent frais qui soufflait en murmurant doucement, il se souvint du vieux Corvinus avec une plus grande intensité...

Le clair de lune et l'atmosphère pure, la petite chambre et la solitude le poussaient à penser au passé.

Il regrettait beaucoup l'apôtre dont il avait pris la place à l'heure de la funeste étreinte de la mort...

Il avait épousé la mission évangélique avec une extrême ferveur.

Il avait donné à l'église ses plus beaux rêves et renoncé à tous les plaisirs du commun des mortels pour favoriser en lui l'œuvre de la spiritualisation. Il avait cherché à oublier ce qu'il était pour se transformer en un frère pour tous. Il avait partagé son temps entre l'enrichissement de la vie intérieure et le service constant, mais gardait un esprit assoiffé d'amour.

Serait-ce un crime que de vouloir se rapprocher de son fils pour se consacrer à lui ? Le désir d'être également chéri serait-il répréhensible ?

En tant qu'homme, il avait voulu comprendre sa femme et avait honoré, en son for intérieur, le choix qu'elle avait fait. Cinù'a pouvait suivre son chemin comme bon lui semblait. Elle était libre et pour cela, sa femme n'avait pas de place dans ses pensées, cependant, le souvenir de Tatien flagellait son cœur. Ce désir ardent de l'aider s'était converti dans son âme en une idée fixe. Vraiment, elle était devenue agressive et cruelle. Jamais il n'oublierait sa révolte en entendant le nom de Jésus prononcé sur les tendres lèvres de Silvain. Mais — il se disait que —, le jeune homme était le fruit d'une fausse éducation chez Opilius. L'homme qui l'avait condamné à sa mort physique, avait condamné son fils à la mort morale.

Serait-il bien avisé de ne rien faire pour son garçon alors qu'il commençait à peine sa vie ? Serait-ce un acte coupable pour un père que de se dévouer à son propre fils dans la meilleure des intentions ?

Se souvenant cependant de la grandeur de l'idéal qui le poussait à l'amour de l'humanité, il se demandait pourquoi il aimait tant le jeune homme...

Si l'église était peuplée de garçons et de jeunes gens qui méritaient toute son attention et sa tendresse pourquoi restait-il focalisé sur Tatien avec une telle affection alors qu'il ne méconnaissait pas les infranchissables obstacles qui les séparaient ?

Après de nombreuses années de résignation et d'héroïsme à observer les énigmes de son âme, Varrus Quint se rendait, non aux larmes calmes fruit de la sensibilité émue, mais à des sanglots convulsifs proches du désespoir.

Le courant d'air frais d'une douce brise pénétrait par la fenêtre ouverte comme si elle cherchait à caresser sa tête douloureuse...

Mais, maintenant, il s'éloignait des enchantements de la nature.

Malgré la multitude d'amis qu'il avait à Lyon, il se sentait abandonné, sans personne... La présence de son fils serait probablement la seule force capable de lui rendre un sentiment de plénitude.

La pensée tournée vers le souvenir de Corvinus, il se rappelait ses dernières minutes. Son vénérable ami lui avait parlé en des termes inoubliables de la survie de l'âme. Il l'avait éveillé à la certitude de l'irréalité de la mort. Il avait consolidé sa confiance et l'avait investi d'une foi immortelle.

Ah ! Comme il avait besoin en cet instant d'une parole qui le ravisse du tourbillon des angoisses !

Lui qui enseignait la résistance morale, se sentait maintenant fragile et maladif.

Tel un enfant égaré soupire du désir de retrouver la protection maternelle, il s'est mis à penser à son ami décédé...

Relégué à lui même, dans la solitude de sa chambre, il pleurait la tête penchée sur ses genoux, quand il a remarqué qu'une main légère s'était posée sur son épaule courbée.

Perplexe, il a levé ses yeux gonflés de pleurs, et — Oh ! Surprise merveilleuse ! — l'ancien désincarné était revenu de sa tombe et se trouvait là, devant lui revêtu de lumière... C'était le même apôtre d'autrefois, mais son corps semblait plus diaphane et plus jeune.

Des irradiations d'une clarté saphirine illuminaient son front et s'étendaient comme des jets sublimes jusqu'à son cœur.

Tout en se prosternant devant le messager du ciel, le prêtre a voulu crier le bonheur qui l'envahissait, mais une force insurmontable lui prenait la gorge et le maintenait plombé à son pauvre lit.

Avec un indicible sourire, traduisant toute sa mélancolie et sa nostalgie, son amour et son espoir, l'entité lui a parlé avec affection :

Varrus, mon fils, pourquoi te décourages-tu quand la lutte ne fait que commencer ? Relève-toi pour le travail. Nous avons été appelés pour servir. Divin est l'amour des âmes, lien éternel à nous unir les uns aux autres pour l'immortalité triomphante, mais que serait-il de ce don céleste si nous ne savions pas renoncer ? Le cœur incapable de céder au bénéfice du bonheur de l'autre est une semence sèche qui ne produit pas.

L'émissaire spirituel a fait une courte pause comme pour mettre de l'ordre dans ses propres pensées et a continué :

Tout comme nous, Tatien est le fils du Créateur. Ne lui demande pas ce qu'il ne peut te donner. Personne ne peut se faire aimer sous le coup de la contrainte. Donne tout ! Ceux que nous désirons aider ou sauver n'arrivent pas toujours à comprendre, immédiatement, le sens de nos paroles, mais ils peuvent être inclinés ou amenés à la rénovation par nos actes et notre exemple. Très souvent sur terre, nous sommes oubliés et humiliés par ceux à qui nous nous dévouons, mais si nous savons persévérer dans l'abnégation, nous allumons dans leur esprit le feu béni qui illuminera leur route outre tombe !... Tout passe en ce inonde... Les cris de la jeunesse moins constructive se transforment en musique de méditation dans la vieillesse ! Soutiens ton fils qui est aussi notre frère dans l'éternité, mais ne te propose pas de l'asservir à ta façon d'être ! Monstrueux serait l'arbre qui se mettrait à dévorer son propre fruit ; condamnable serait la source qui avalerait ses propres eaux ! Ceux qui aiment, soutiennent la vie et y transitent comme des héros, mais ceux qui désirent être aimés ne sont très souvent que des tyrans cruels... Lève-toi ! Tu n'as pas encore bu tout le calice. De plus, l'église, la maison de Jésus et notre maison, t'attend... Les êtres qui frappent à sa porte, consternés, sans illusions, sont aussi des nôtres... Ces vieux abandonnés qui viennent nous voir, eux aussi ont eu des parents qui les adoraient et des enfants qui leur lacéraient le cœur... Ces malades qui font appel à notre capacité d'assister ont connu de près l'enfance et la grâce, la beauté et la jeunesse !... Nos douleurs, mon ami, ne sont pas les seules. Et la souffrance est la forge purificatrice où nous perdons le poids des passions inférieures pour que nous nous élevions à la vie supérieure... Presque toujours c'est dans la chambre obscure de l'adversité que nous percevons les rayons de l'inspiration divine parce que la satiété terrestre à l'habitude de nous anesthésier l'esprit...

Le messager fit une courte pause, il l'a regardé avec plus de tendresse, puis il lui a dit :

Varrus, va voir ton fils avec la lampe de l'amour allumée dans ton cœur par les enfants d'autrui et le Seigneur te bénira transformant ton amertume en paix...

Lève-toi et attends debout la lutte grâce à laquelle tu rééduqueras ceux que tu aimes le plus au monde...

Dans un mélange de douleur et de joie, d'émotion et d'angoisses, le prêtre a réfléchi à l'épuisement qui le torturait, mais l'envoyé spirituel qui notait ses plus intimes pensées, lui a conseillé :

Ne te rends pas au souffle froid du malheur, ne crois pas au pouvoir de la fatigue... Qu'en serait-il de nous si Jésus, las de nos erreurs, se livrait à l'abattement inutile ? Et même si ton corps souffre des transformations de la mort, reste ferme dans ta foi et sois optimiste... La tombe est la pénétration à la lumière d'un nouveau jour pour ceux qui traversent la nuit portant la vision de l'espoir et du travail en eux.

Le religieux s'est alors dit que quelques informations concernant l'avenir l'aideraient beaucoup... Il pourrait, peut-être, espérer se rapprocher de Tatien ? Réussirait-il à reconstituer l'école qu'il avait perdue ?

Il a suffi que de telles questions lui passent par la tête pour que l'entité lui dise avec

bonté :

— Mon fils n'espère rien pour le moment si ce n'est résignation et sacrifice... Jésus jusqu'à présent n'a pas été compris, même par ceux qui se disent ses disciples. Il aide, pardonne et espère !... Les victoires suprêmes de l'esprit brillent au-delà de la chair.

Puis, l'apôtre désincarné s'est incliné et l'a étreint dans ses bras affectueux.

Varrus Quint a deviné qu'il lui faisait ses adieux.

Oh ! Il aurait tout donné pour ouvrir son âme et lui parler des événements passés pendant toutes ces années de nostalgie et de séparation, mais ses cordes vocales étaient paralysées.

Corvinus a caressé ses cheveux avec l'attitude d'un père qui quitte un fils avant de s'endormir, et se dirigeant vers la sortie, il lui a adressé un émouvant au revoir.

Dehors, la nuit émaillée d'étoiles était enveloppée d'une brise parfumée et fraîche.

Dans son lit, le malade apaisé ressentait cette sensation de paix que seuls ceux qui arrivent à vaincre en eux-mêmes les grands combats du cœur peuvent comprendre.

Quelques instants plus tard, comme s'il avait avalé un léger somnifère, il dormait tranquillement.

Le lendemain, il s'est éveillé remarquant un singulier entrain.

À l'étonnement général, il est allé à l'office religieux du matin participer au culte de la joie et de la reconnaissance. Les prières habituelles venaient à peine de se terminer qu'il nota, non loin du parvis, une agitation inhabituelle. Des cris assourdissants se faisaient entendre. Devant l'expression interrogative de son visage, quelqu'un a expliqué que quelques danseurs masqués annonçaient sur la voie publique le spectacle de gala qui allait être réalisé à l'amphithéâtre en hommage à l'union matrimoniale du jeune Tatien avec la jeune Hélène Veturius.

La maison d'Opilius prévoyait de célébrer cet événement avec de nombreuses distractions publiques car le riche propriétaire qui possédait de vastes domaines, prétendait se faire respecter bien davantage par la communauté citadine.

En effet, Veturius et sa famille, accompagnés d'une longue suite de connaissances et de courtisans, étaient arrivés pour la grande célébration.

L'exploitation agricole, auparavant simple, bien qu'imposante, était maintenant convertie en un véritable palais romain, plein de dames élégantes et de tribuns discoureurs, d'hommes politiques oisifs qui commentaient les intrigues de la cour et d'adulateurs souriants en quête de vin à boire.

Quantité d'esclaves allaient et venaient en se pressant.

Des litières et des voitures arrivaient de différentes provenances.

Hélène ne contenait pas sa joie entre l'affection de son fiancé et l'admiration de tous ceux qui courtisaient sa beauté.

Parfaitement habituée à la vie sociale, elle faisait des prodiges pour satisfaire l'aristocratie gauloise, se montrant pleine d'attention pour tout le monde.

Cintia, cependant, était arrivée transformée. Intentionnellement, elle fuyait toutes les festivités qui agitaient son foyer. Absente des conversations et des soirées, face aux questions posées par les visiteurs à son sujet, Veturius et de Tatien répondaient qu'elle était malade.

Mais un vieil homme, associé à Opilius depuis sa jeunesse, affirmait en privé que Madame était devenue chrétienne.

Cet homme n'était autre que Flave Subrius, le vieux soldat boiteux qui avait aussi changé sa conception de la vie.

Subrius reçut à Rome d'inestimables bénéfices venant de la collectivité évangélique et avait modifié les principes qui guidaient sa destinée.

De l'athéisme et des sarcasmes, il était passé à la croyance et à la méditation.

Ce n'était pas un adepte du Christ à proprement parler, cependant, il faisait des lectures édifiantes, respectait la mémoire de Jésus, donnait des aumônes et évitait le crime qui, en d'autres temps, n'était pour lui qu'une trivialité sans importance.

Comparaissant parfois aux sermons des catacombes, il était transformé. Il avait réussi à retenir dans sa conscience la bénédiction du remords et avait remis en question le chemin parcouru...

Néanmoins, de tous les sombres drames dont son esprit était hanté, l'assassinat de Corvinus était peut-être celui qui lui lacérait le plus le cœur.

À plusieurs reprises, il s'était demandé, sans réponse à sa propre question, ce qu'était devenu Varrus Quint... Où avait-il débarqué ? Avait-il réussi à survivre ? Jamais plus il n'avait eu de lui la moindre nouvelle.

Jamais il n'oublierait l'expression de calme dans les yeux de Corvinus quand il avait poignardé son thorax vieilli. Il s'était dit que l'apôtre crierait de révolte, néanmoins, se montrant angoissé, l'ancien avait porté sa main droite à sa poitrine oppressée sans la moindre réaction. D'ailleurs, en sortant, il avait remarqué qu'il priait... Ce tableau ne s'était plus jamais effacé de sa mémoire. Il le poursuivait de toute part. Que ce soit en se plongeant dans des verres grisants ou en changeant d'air ou de compagnies dans l'intention de se fuir lui-même, là elle se trouvait au fond de son âme, la figure indélébile du vieux prêcheur à lui rendre le coup de poignard par la prière.

Tourmenté par sa propre conscience, il ne supportait plus le supplice qu'il s'infligeait à lui même et en devenait fou.

Dans ces épreuves de démence, il fut aidé par un groupe de chrétiens dont les prières avaient soulagé son esprit souffrant. Dès lors, il avait modifié sa manière d'être, bien que gardant pour lui ses inquiétants secrets s'en remettant à la force rénovatrice du temps.

Quand Opilius l'invita à se rendre en Gaules, il n'a pas hésité.

Il savait que le missionnaire décédé avait appartenu à la collectivité lyonnaise et se proposait de faire quelque chose pour l'organisation qu'il avait tant aimée. Il connaissait l'hostilité de Veturius contre l'Évangile, mais ne manquerait pas de moyens pour aider, anonymement, la famille spirituelle que le frère Corvinus avait léguée aux compagnons.

Toujours attaché à la maison de Veturius, il fut informé par une esclave de confiance que Cintia, malade, avait accepté de recevoir l'assistance chrétienne dans ses appartements particuliers et une fois rétablie, elle avait modifié spirituellement ses propres concepts.

Il avait de la sympathie pour la nouvelle attitude de la matrone (13), cependant il n'avait jamais pu avoir avec elle le moindre entretien à ce sujet.

(i3) n.t. : Dans l'Antiquité romaine, à Rome, une matrone est une dame, une femme

mariée.

De fait, cette information était avérée. Cintia fut soudainement prise d'inclination pour le christianisme.

Peu après la séparation temporaire occasionnée par le départ de son fils, elle avait également été atteinte de la peste dont elle ne fut soignée que par l'interférence d'un saint homme qui, conduit à son chevet en cachette par quelques esclaves, avait apposé ses mains en prière, lui rendant sa paix intérieure.

Une fois sortie du lit, elle se sentait pourtant prise d'une insoutenable mélancolie.

Les crises émotionnelles étaient fréquentes.

Quand la maison était plongée dans le silence, elle descendait au jardin, préférant la méditation à tout bruit domestique. À maintes occasions, Opilius l'avait ramenée dans ses bras, séchant ses larmes abondantes.

Au début, il l'avait jugée brusquement asservie à la mémoire de Varrus et avait essayé de la distraire, mais il finit par s'apercevoir que sa femme bien-aimée avait adopté de nouveaux principes religieux.

Il avait entamé des discussions avec elle qui, graduellement, se sont faites de plus en plus âpres et rudes pour, finalement, considérer qu'il était plus prudent de s'éloigner de Rome pour un temps indéterminé, tout en espérant que les paroles de Tatien la dissuaderaient.

À Lyon, le beau-père s'est entendu avec le jeune homme, qui, fier et inflexible, avait écouté ses confidences le visage étonné et assombri.

Le jeune homme attendait une occasion opportune pour le type de conversation qu'il désirait avoir avec elle et, la veille de son mariage, profitant de ce moment approprié, il a prétexté vouloir présenter à sa mère quelques nouveaux travaux qu'il mettait en œuvre dans un proche vignoble pour se retirer ensemble.

Face au soleil, véritable brasier perdu au couchant enflammé, le jeune homme s'est souvenu en chemin que c'était son dernier jour de jeunesse en célibataire. Le lendemain matin, il marcherait à la rencontre d'un nouveau destin.

Sous un vieux chêne touffu qui semblait protéger la plantation naissante, il prit les mains de sa mère et a commenté les craintes qui tourmentaient son âme...

Par hasard, aurait-elle oublié les vœux sacrés du cœur ? Il avait appris par son père adoptif qu'elle vivait maintenant dominée par les sorcelleries des nazaréens... Serait-ce la vérité ? Il ne pouvait accepter l'idée qu'elle avait modifié l'orientation de sa foi. Il savait qu'elle était forte, toujours consacrée aux divinités domestiques, sans trahir ses ancêtres et qu'il aurait confiance en elle jusqu'au bout.

Sa mère a écouté ses paroles les yeux voilés d'un nuage de larmes qui n'arrivaient pas à couler et comme si elle gardait dans l'âme l'ombre du crépuscule qui commençait à habiller le paysage, elle lui a répondu avec tristesse :

Mon fils, demain j'aurai intégralement accompli ma tâche de mère. En ce sens, ton mariage marque la fin de mes responsabilités. Nous pouvons, donc, parler le cœur ouvert comme deux vieux amis... Depuis quelques années déjà, je ressens le besoin de rénovation spirituelle...

Mais pourquoi ce besoin de renouvellement si l'amour des dieux habite notre maison ? — a coupé le jeune homme contrarié et inquiet. — Nous manquerait-il quelque chose par hasard ? Ne vivons-nous pas les uns pour les autres dans une douce confiance réciproque que les protecteurs célestes nous ont conférée ?

L'abondance des biens matériels n'apporte pas toujours le bonheur au cœur — fit observer la matrone en souriant tristement — la richesse de Veturius peut ne pas être ma richesse...

Elle a posé sur son fils des yeux larmoyants et calmes que la souffrance intime anoblissait et a continué, après une longue pause :

Tant que nous sommes jeunes, notre personnalité est comme une pierre précieuse prête à être lapidée. Mais le temps, au quotidien, nous consume et nous transforme jusqu'à ce qu'une nouvelle compréhension de la vie fasse briller notre cœur. Je me sens dans une nouvelle phase. Tu es aujourd'hui un homme et tu peux comprendre.. Depuis longtemps, j'observe la décadence qui nous entoure. La décadence qui nous gouverne se manifeste par des transgressions de toutes sortes, la décadence chez les gouvernés qui font de l'existence une chasse au plaisir... En d'autres temps, j'ai eu aussi les yeux voilés. Plus les paroles avisées de ton père cherchaient à m'éveiller, plus sourde je me faisais...

Aujourd'hui, cependant, ses paroles résonnent dans ma conscience avec plus de clarté. Nous nous trouvons enlisés dans une boue de vices et de misères morales. Seule une intervention spirituelle différente de celle en laquelle nous avons cru jusqu'à présent, peut relever le monde...

Mais, mon père — a expliqué Tatien visiblement contrarié — était un philosophe qui ne s'est pas éloigné de nos traditions. La documentation qu'il nous a laissée atteste de sa culture. En outre, il a été assassiné quand il accomplissait un noble devoir en combattant la peste chrétienne.

À ce moment-là, sa mère a exprimé les signes d'une peine évidente, le visage serein, elle lui a expliqué :

Tu te trompes, mon fils ! Tu as grandi aux côtés de Veturius sous la brume épaisse qui cache notre passé... Toutefois, aujourd'hui, je peux t'assurer que Varrus était un adepte de Jésus...

En prenant connaissance de cette révélation inattendue, le jeune homme s'est altéré.

Une étrange rougeur lui est montée à la face, les veines de son visage se sont gonflées, ses lèvres se sont crispées et son expression s'est animalisée.

Effrayée, Cintia est restée muette.

Tout comme le jour de la mort de Silvain, le jeune patricien s'est mis hors de lui.

En cette heure, il ne pouvait se révolter, cependant, il s'est écrié pour se soulager :

Toujours affronté par ce Christ que je ne cherche pas ! Par la gloire de Jupiter, jamais je ne céderai, jamais je ne céderai, jamais je ne céderai !...

Prise d'effroi, sa mère recula.

Jamais, elle ne l'avait vu dans un tel état de déséquilibre.

Tatien présentait un masque indéfinissable de souffrance et de haine comme s'il était d'un seul coup devant son plus terrible adversaire.

Il a dévisagé Cintia, tremblant, s'efforçant en vain de se calmer, puis il a énoncé avec un air de découragement :

Mère, Opilius a raison. Tu es vraiment démente. La peste t'a rendue folle !...

Et après quelques instants de silence pendant lesquels on ne pouvait entendre que sa respiration haletante, il a ajouté, mélancolique :

Demain, j'épouserai Hélène avec un dard empoisonné à me torturer la poitrine.

Peu après, il l'a enlacée nerveusement avec toute la sollicitude de quelqu'un qui conduit un grave malade et, sans dire un mot, il l'a laissée dans sa chambre, affligée et désappointée.

Depuis ce crépuscule inoubliable, Cintia Julia a été considérée comme folle au sein de sa famille.

Le mariage des jeunes gens s'est réalisé lors de solennités exceptionnelles. Pendant trois jours consécutifs, l'exploitation agricole et l'amphithéâtre régurgitaient d'invités pour les jeux et les fêtes de congratulations avec de joyeuses cérémonies de louanges et de reconnaissance aux divinités bienfaitrices. Mais, dans la splendeur de la réjouissance publique, deux personnages étaient stigmatisés par une angoisse infinie. Opilius et Tatien contraints de devoir garder la maîtresse de maison à l'écart de la vie domestique, gardaient le sourire artificiel sur les lèvres de ceux qui reçoivent la joie du peuple comme une tasse lumineuse pleine de fiel.

Les appartements de Cintia restaient sous bonne garde dirigée par Épipode.

La réception de visites lui fut interdite.

L'entrée des serviteurs eux-mêmes était strictement contrôlée. La femme de Veturius ne pouvait voir que les plus intimes.

Et alors qu'Opilius, plus étroitement lié à Galba maintenant, se consacrait à l'élevage du bétail à une large échelle, Hélène et Tatien s'aimaient souriants et heureux, Varrus découragé, sans possible entente avec son fils, avait repris sa position de protecteur des abandonnés, se partageant entre les tâches sacrificielles habituelles et les prières édifiantes dont sa parole sublime semblait se baigner d'une lumière rédemptrice.

La renommée du frère Corvinus augmentait quotidiennement entre la haine gratuite des Romains moqueurs et les remerciements des âmes simples qui cherchaient en lui l'abri et la consolation, la santé et l'espoir...

L'année 235 s'est initiée sous de sombres auspices. L'empire grouillait de troubles incessants.

Sous l'instigation de prêtres voués aux divinités de l'Olympe, un important courant faisait référence aux adeptes de la Bonne Nouvelle leur portant des accusations malveillantes, leur attribuant la cause des désastres qui tourmentaient la vie collective.

La peste qui flagellait le monde latin en tous lieux, les récoltes perdues, les vicissitudes de la guerre et l'instabilité politique étaient considérées comme conséquences du travail punitif des dieux qui condamnaient les chrétiens de plus en plus nombreux de toute part.

Des nuages terribles s'accumulaient sur les travailleurs de l'Évangile, qui, en prières, s'attendaient à ce que s'abattent de nouvelles tempêtes.

Au beau milieu de ces sombres présages, Caius Julius Verus Maximin est monté sur le trône romain.

Alexandre Sévère avait été cruellement assassiné emportant avec lui l'influence des femmes miséricordieuses qui soutenaient le christianisme sur le trône impérial.

Le nouveau César ressemblait à un monstre qui s'était emparé de la pourpre, assoiffé de sang et de pouvoir.

Il a rapidement renforcé les tyrans de l'administration et de l'armée et une vaste persécution aux prosélytes du Christ reprit avec une impulsion destructrice.

Bien que Maximin s'en tienne aux questions belliqueuses dans le monde provincial, l'élan de mort se mit à rayonner au-delà de Rome, éveillant l'autocratie et la violence.

Diverses proclamations ont pris effet, n'ordonnant au début que l'assassinat des évêques et des religieux qui suivraient ce courant, offrant l'amnistie à ceux qui abjureraient de leur foi, mais très vite, la vague destructrice s'est élargie à tous les prêcheurs du credo martyrisé.

Quantité d'églises érigées avec de grands sacrifices depuis l'ascension de Caracalla, furent victimes d'horribles incendies.

Dans la métropole, les persécutés ne se rendaient au culte que dans les catacombes, et dans les villes lointaines, la répression dépendait des personnalités en place.

Avec les partisans de l'Évangile reconduits aux tribunaux, en prison et aux amphithéâtres, recommencèrent de vastes effusions de sang de toute part.

À Lyon, l'église Saint-Jean fut interdite et les objets sacrés passèrent aux mains irrévérentes des autorités sans scrupules. Le corps ecclésiastique et les religieux en fonction furent impitoyablement expulsés, mais certains parmi eux, dont le frère Corvinus, voulurent résister à la situation et restèrent en ville veillant au troupeau tourmenté.

En Gaules cependant, malgré tous les revers de l'immense lutte, invincibles les disciples de Jésus ont persisté courageusement dans leur foi. Comme les druides, leurs héroïques ancêtres, ils sont allés se réfugier dans la forêt pour chanter leurs cantiques de louange à Dieu. Après le travail quotidien, ils marchaient dans la nuit, en route vers les champs amis et silencieux, là sous des cathédrales en bois érigées par la nature sous le firmament étoile, ils priaient et commentaient les divines révélations comme s'ils respiraient, par anticipation, les joies du Royaume céleste.

Quirinus Eustasius, le juge en place, avait noué les fils des plus sombres intrigues et de la calomnie pour qu'il fût procédé à une grande tuerie, mais Artémius Cimbrus, patricien doté de vénérables titres, opposait toute sa puissante influence à toutes résolutions les extrêmes qui étaient prises.

Face aux obstacles qui s'opposaient à ses désirs, Quirinus a lancé l'idée que les grands propriétaires réalisent dans leur propre résidence, ce qu'il avait désigné de « juste châtiment ». Les esclaves reconnus chrétiens seraient condamnés à mort et leurs descendants vendus dans d'autres régions afin que la ville passe par une purge aussi complète que possible.

Un ordre d'un sénateur impérial, qu'il obtint sans difficulté, vint sceller ses intentions et il commença par un massacre dans son propre foyer.

Six hommes captifs ont été assassinés spectaculairement au son des musiques et des joies populaires, étendant petit à petit ces mesures à plusieurs maisons de l'aristocratie romaine.

Arrivé le tour du palais rural d'Opilius, le juge lui a rendu visite pour mettre en place les dispositions nécessaires.

D'après ce que je sais — a informé Veturius, une fois interpellé —, nous n'avons ici qu'un récalcitrant.

Je suis au courant — lui a dit Eustasius malicieusement —, il s'agit de Rufus, ce vieillard têtu que nous connaissons bien.

Tatien fut appelé pour donner son avis.

Le fils de Cintia était accompagné de sa jeune épouse qui tenait dans ses bras Lucile leur nouveau-née qui dormait.

Une conversation animée et féroce s'ensuivit.

Je suppose — a expliqué le dignitaire arrogant — que nous n'avons pas d'autre alternative. Nous exterminerons la canaille ou nous serons exterminés par elle. J'observe que certains de nos compatriotes, et des plus éminents, craignent d'affronter la menace galiléenne dans notre ville, considérant peut-être leur très grand nombre. Néanmoins, il est indispensable de réagir. Lyon est la métropole morale des Gaules, tout comme Rome est le centre du monde. Qu'en serait-il de nous si nous stimulions ici le favoritisme ? Qu'Artémius Cimbrus protège les fourbes, se valant de son prestige auprès des sénateurs et des hauts magistrats de Rome, est une calamité que nous ne pouvons pas éviter, mais devrions-nous en faire de même avec des employés immondes et voleurs, serait-ce digne de notre noblesse ?

Les personnes présentes ont approuvé ces paroles avec des signes expressifs de soutien.

Les esclaves — a continué Quirinus, convaincant — sont des instruments passifs de travail et un instrument, en soi, ne peut raisonner. Nous en sommes responsables. Prendre des mesures est de notre devoir.

Et peut-être parce que la pause se prolongeait, Hélène a exprimé son opinion avec fermeté :

Je suis tout à fait d'accord. Depuis longtemps, j'observe que la peste nazaréenne a par-dessus tout des effets psychiques délétères. Il semblerait qu'elle défigure le caractère et efface le brio des personnes. Dans le temps, les condamnés à mort dans les cirques combattaient, intrépides, avec les fauves ou avec les gladiateurs, réussissant souvent à recouvrer leur droit de vivre et même la liberté. De nos jours, avec les enseignements de l'homme crucifié, ils ont perdu leur gaillardise. Partout, c'est une honte. L'affrontement du combat a toujours été un beau symbole. Actuellement, cependant, plutôt qu'une lance comme point de mire, nous voyons des bras croisés et entendons des cantiques jusqu'au bout.

Eustasius a poussé un rire strident et a ajouté :

Bien rappelé ! Bien rappelé ! Si la mode prend, nous vivrons à genoux pour que ces vagabonds restent debout.

Le minutieux entretien s'est poursuivi longuement.

Ils ont marqué une date pour essayer de ramener Rufus à la raison.

Puis, ils ont fêté l'événement.

Les esclaves ne seraient pas dispensés de la scène finale.

Eustasius ferait venir un acheteur d'Aquitaine et si l'obstiné ne cédait pas, il vendrait sa femme et ses deux petites filles dès l'instant où il serait procédé à son élimination.

La mesure serait un avertissement pour tout le monde et il était probable qu'il arrête d'autres foyers d'indiscipline.

Ils ont examiné entre eux le type de mort le plus adéquat à la situation au cas où Rufus serait inflexible.

Veturius a fait remarquer qu'une hache entre les mains d'Épipode ne serait pas utilisée en vain, mais Quirinus pervers, a rappelé qu'un employé délinquant traîné par la queue d'une pouliche sauvage, serait toujours un tableau de fête digne d'être vu.

C'est dans une ambiance de lourde expectative que le jour de la purge dans l'exploitation agricole d'Opilius est arrivé.

Une angoisse évidente perçait sur le visage des nombreux travailleurs rassemblés dans le grand patio.

Veturius, Tatien et Galba, suivis de Quirinus et de bien d'autres personnalités ainsi que du marchand d'esclaves, ont pénétré dans l'enceinte, impertinents, dominateurs et libres.

Rufus avait à ses côtés des gardes musclés, il fut amené au centre de la place délimitée par quantité d'hommes, de femmes et d'enfants.

Ce fut alors que Veturius a ordonné qu'une femme et deux fillettes fussent approchées.

Dioclèsie, la femme du prisonnier et ses deux petites Rufilie et Dionie l'ont étreint avec joie et empressement.

Papa ! Papa !...

Les voix aimantes ont résonné, émouvantes, arrachant des pleurs alors que l'esclave avait des larmes qui lui coulaient des yeux comme des gouttes de rosée diamantine glissant sur un masque expressif en bronze.

Épipode, répondant au signe du Maître, a séparé le beau groupe familial et la voix d'Opilius s'est écriée donnant à ses mots le maximum d'énergie :

Rufus ! Le moment décisif est là ! Tu jureras fidélité aux dieux et tu seras sauvé, ou tu suivras l'imposteur galiléen en te condamnant à mort et en provoquant le bannissement définitif des tiens. Choisis ! Il n'y a pas de temps à perdre!...

Ah ! Seigneur — pleurait le serviteur en tombant à genoux —, ne me condamnez pas ! Ayez pitié de moi !... Je suis l'esclave de cette maison depuis que je suis né !...

Le malheureux s'est tu dominé par l'angoisse et sa tête en d'autre temps droite et digne s'est abaissée jusqu'à la poussière que Veturius foulait.

N'évoque pas le passé ! Réponds au moment présent ! Pourquoi s'adonner à l'illusion nazaréenne quand nos divinités t'offrent le pain quotidien et une vie heureuse ?

Rufus, cependant, a relevé le front retrouvant sa sérénité.

Il a dévisagé sa femme qui le regardait, affligée, puis il a tendu les bras à Dionie, son petit ange brun de quatre ans qui s'est à nouveau précipitée vers lui s'exclamant confiante :

Tu viens avec nous, papa ?

L'interpellé a fixé sa fille avec une indicible tendresse mais il n'a pas répondu.

Personne n'aurait pu connaître le drame qui se déroulait derrière ce visage sillonné de souffrance.

Ses yeux statiques se sont arrêtés de pleurer.

Une soudaine et inébranlable fermeté s'est affichée sur son visage.

Il a élevé sa pensée au ciel manifestant une attitude profonde de prière, mais Opilius s'est remis à parler, incisif et s'écriant :

Ne t'attarde pas, ne t'attarde pas ! Renie la superstition nazaréenne et abomine dès maintenant l'imposteur de la croix ?

L'Évangile est la révélation divine — a informé Rufus pris d'un calme impressionnant —, et Jésus n'est pas un mystificateur mais bien le Maître de la Vie impérissable...

Comment oses-tu ? — a interrompu Veturius, en colère — ta mort ne sera qu'un suicide et tu seras le bourreau de ta propre famille. Dioclèsie et tes filles seront expulsées, quant à toi, dans quelques instants tu descendras partager la convivialité des pouvoirs infernaux.

Il lui a lancé un regard de rancœur et a conclu, après un court intervalle :

Malheureux, tu ne crains rien ?

L'esclave, semblant pris de vigoureuses forces spirituelles, l'a regardé avec tristesse, et a expliqué :

Seigneur, ceux qui vont mourir vont au devant de la vérité... Mon cœur souffre à l'idée de voir ma femme et mes petites filles humiliées par le destin incertain qui les attend sur terre, néanmoins, je les remets en cette heure au jugement du ciel. Aujourd'hui, vous pouvez condamner. La maison, le sol, le bois et l'or restent entre vos mains. Demain, néanmoins, vous serez amenés à rendre des comptes aux tribunaux divins. Où sont-ils ceux qui, en d'autres temps, ont persécuté et ont condamné ? Ils rampent tous dans la poussière où se confondent les esclaves et les maîtres. Les litières de la vanité et de l'orgueil se consument avec le temps... Je ne crains pas la mort qui pour vous est une énigme et un mystère, mais qui pour moi est la libération et la vie...

La grande assemblée écoutait empreinte d'une torpeur irrésistible d'effroi.

Opilius, retenu peut-être par des fils intangibles, restait immobile comme le bâton sculpté auquel il se soutenait et qui portait la marque de son autorité domestique.

Vous commentiez la lamentable situation de ma compagne et de mes filles — a continué Rufus, après un court intervalle —, au vu de vos résolutions, en les exilant vers d'autres terres, malgré tout le respect que votre famille nous a toujours témoigné, je suis amené à me poser des questions concernant vos ancêtres... Où sont donc vos parents aujourd'hui ? Les titres de patricien n'ont pas dispensé vos ancêtres des devoirs envers la tombe. Vous êtes tout aussi séparés d'eux, que je le serai désormais des miens... Et, alors que votre nostalgie erre comme une ombre inutile, hantant vos jours, la douleur de ma femme, tout comme la mienne produiront en nous la réconfortante certitude d'avoir coopérer à la construction d'un monde meilleur... Nous sommes des esclaves, oui, nés sous le joug lourd et cruel de la captivité, néanmoins, notre esprit est libre d'adorer Dieu, selon notre compréhension. Avant nous, d'autres compagnons ont connu le martyre... Combien auront été assassinés dans les cirques, sur les croix, sur les bûchers et dans les tribunaux ?! Combien auront marché vers la tombe, chargés de l'épineux fardeau des afflictions !... Néanmoins, nos cœurs blessés, comme des rondins lancés au feu, nourrissent la flamme de l'idéalisme sanctifiant qui illuminera l'humanité ! Nos enfants ne seront jamais des orphelins. Les protégés du Christ, au monde, sont l'héritage béni de notre foi destinée à un grand avenir... Le bonheur céleste habite avec nous dans les prisons de la terre. Nos souffrances sont semblables aux ombres rares de l'aube qui se mêlent à la lumière naissante d'un nouveau jour !...

Le prisonnier a regardé Veturius dans les yeux avec une vaillante sérénité et a affirmé sans affectation :

Mais vous, Romains dominateurs, tremblez, alors que vous riez ! Jésus règne au- dessus de César !...

Surmontant la lassitude qui le dominait, Opilius Veturius a agité les bras et s'est exclamé :

Tais-toi ! Pas un mot de plus ! Épipode, le fouet !...

L'homme de main a fait claquer le fouet sur le visage de l'esclave anobli, tandis que Veturius, en quelques mots, concluait l'affaire avec le négociant.

Dioclèsie et les petites furent cédées à un prix dérisoire.

Alors que la pouliche sauvage était équipée, la femme du martyr voulut se lancer dans ses bras, mais quelques compagnes l'ont éloignée avec ses filles dans un coin en retrait.

Rufus allait être attaché à la queue de l'animal qui hennissait, indomptable, quand Berzelius, l'acheteur d'esclaves, s'est approché de lui et lui a glissé à l'oreille :

Ta famille trouvera un foyer chez moi en Aquitaine. Meurs en paix, moi aussi, je suis chrétien.

Pour la première fois, en ce jour de terribles souvenirs, un beau sourire s'est affiché sur le visage du martyr.

Plus tard, quelques femmes miséricordieuses de l'église ont rassemblé ses restes dans un terrain proche.

Rufus s'était émancipé pour servir avec plus d'assurance les desseins du Seigneur.

De la fenêtre de ses appartements où elle était récluse, Cintia a accompagné l'horrible scène. Voyant l'animal se précipiter dans la forêt entraînant sa victime désarmée, elle s'est évanouie de terreur.

Des esclaves de confiance guidés par Hélène angoissée, allaient et venaient apportant leur aide. Tatien en avait oublié les visites et était aux côtés de la patiente, contrarié et abattu.

Deux heures d'attente se sont écoulées lourdes de tristesse.

Après de nombreux massages et plusieurs excitants respires par le nez, elle s'est éveillée, mais à l'étonnement général, elle poussait d'étranges éclats de rire.

Cintia Julia était folle...

Dès lors, la famille Veturius fut marquée par de graves épreuves.

Une année s'est écoulée sans grande nouveauté.

Différentes excursions en Gaules avec la malade en compagnie d'Opilius et de Tatien en quête d'améliorations, furent effectuées en vain. Des oracles et des médecins célèbres ont été consultés sans modification.

Mais bien que le service de surveillance ait été renforcé dans leur demeure, la garde de la patiente était devenue plus difficile.

De temps en temps, elle était retrouvée parlant toute seule, à voix haute, démontrant une évidente aliénation mentale plus accentuée.

Une fois même, après avoir trompé les sentinelles, elle était allée jusqu'à une vieille chaumière où le frère Corvinus secourait les personnes souffrantes.

Varrus Quint priait la main droite posée sur deux enfants paralytiques, quand il a remarqué la présence de son épouse bienaimée qu'il a immédiatement identifiée.

Un sentiment irrépréhensible d'affliction a frappé son cœur.

Cintia n'était plus qu'une ombre.

Son corps décharné portait de nombreuses rides, sa chevelure presque blanche et ses lèvres tordues défiguraient son visage impitoyablement.

Elle l'a fixé au début avec indifférence mais dès que les visites se furent retirées, remarquant qu'il était seul, une expression de foi et de confiance s'est illuminée en elle.

Elle s'est approchée respectueusement de l'apôtre et lui a supplié humblement :

Père Corvinus, depuis longtemps j'entends parler de votre travail. Vous êtes un interprète de Jésus ! Ayez pitié de moi ! Je suis malade et fatiguée de tout.

Et, probablement parce qu'elle avait remarqué la perplexité du bienfaiteur, elle a ajouté précipitamment :

Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis la seconde femme d'Opilius Veturius, l'un des ennemis des chrétiens ! Ma famille dit que j'ai perdu la raison... Oh ! Oui, qui sait ? Que peut faire une pauvre femme si ce n'est devenir folle quand elle se voit complètement leurrée par la vie ? Son cœur peut-il vaincre ces douleurs irrémédiables? Comment un arbre pourrait-il résister à l'éclair qui le détruit ? A-t-on déjà vu quelqu'un arrêter le courant d'un fleuve avec une simple branche d'arbre ? En d'autre temps, j'ai été la femme d'un homme que je n'ai pas su comprendre et je suis mère d'un fils qui ne me comprend pas... Je suis épuisée... Je me suis trompée en préférant l'enfer de l'or, alors que Dieu m'offrait le paradis de la paix. J'ai méprisé le compagnon qui me voulait réellement pour la gloire de l'esprit et on a jugé que j'avais fait un juste choix. Maintenant, je cherche à récupérer mon âme et on me traite de folle... Je suis lasse d'illusions... Je veux la bénédiction du Christ consolateur... J'aspire à la rénovation...

L'infortunée matrone a séché ses larmes devant le missionnaire qui la regardait, atterré et attendri, puis elle a continué :

Estimeriez-vous, par hasard, le sacrifice d'un cœur maternel qui aurait nourri au quotidien un enfant avec les larmes de sa douleur et l'aurait fortifié par les rayons de sa joie, pour le voir ensuite, consciemment livré à la férocité ? Pourriez-vous imaginer les souffrances de cette femme qui, victime d'elle-même, reste prostrée entre le désenchantement et le remords, blessée dans ses moindres aspirations ? Ah ! Père Corvinus, pour qui êtes-vous ! Compatissez-vous de moi !... Je désire trouver le Maître, mais je suis condamnée à respirer parmi les idoles qui m'ont trompée... Secourez mon âme ensanglantée !...

Elle s'est agenouillée comme quelqu'un qui ne pouvait plus rien donner d'elle-même si ce n'est la suprême humilité et, avec surprise, elle s'est rendu compte que sur le visage du frère des malheureux, coulaient d'abondantes larmes.

Vous pleurez ? — s'est écriée la malade, perplexe — seul un émissaire du Seigneur peut ainsi procéder... Je suis coupable ! Coupable !...

Et jetant ses yeux au ciel, elle s'est mise à crier dans un état de déséquilibre manifeste :

Pardonnez-moi, oh mon Dieu ! Mes péchés sont énormes. J'ai commis des crimes qui provoquent la douleur de vos élus !... Maudits dieux de pierre qui nous jettent dans le précipice de l'ignorance ! Maudits génies de l'égoïsme, de l'orgueil, de la perversité et de l'ambition !...

Varrus Quint a la physionomie vieillie et dont la longue barbe rendaient méconnaissable, s'est incliné vers elle et dominé par une affection spontanée, il lui a murmuré:

Cintia ! Attends et reste confiante !... Dieu ne nous oublie pas, même lorsque nous sommes induits àl'oublier...

Une étrange lueur s'est exprimée sur le visage de la patiente qui lui a coupé la parole, s'exclamant :

Oh ! Cette voix, cette voix !... qui êtes-vous ? Comment avez-vous su mon nom sans que je vous le dise ? Seriez-vous donc un fantôme qui revient de la tombe ou l'ombre d'un homme qui est mort sans jamais être décédé ?

Le missionnaire l'a caressée avec tendresse et a baisé ses cheveux, refaisant instinctivement les gestes de sa jeunesse.

Perplexe, la matrone a reculé exhibant dans son regard une profonde lucidité comme si soudainement cette grande émotion la ramenait à la réalité...

Elle a fixé les yeux de son interlocuteur avec un indicible étonnement et s'est écriée :

Varrus !...

Dans l'inflexion donnée à ce simple nom, elle y mit tout l'amour et toute la stupeur qu'elle pouvait ressentir.

L'apôtre a attendu en vain la phrase qui s'est étouffée sur ses lèvres pâles.

Cintia l'a dévisagé pendant un court instant, larmoyante, gardant sur son visage l'expression du bonheur statique d'avoir retrouvé un trésor si longtemps désiré...

Un pèlerin de la foi religieuse qui surprendrait le paradis ne révélerait pas un plus grand bonheur que celui de cette face transfigurée par une joie intérieure suprême.

Le tableau inoubliable, néanmoins, a été aussi bref que la foudre dans la nuit.

Son cœur bouleversé par la joie de l'avoir retrouvé, la pauvre femme a brusquement pâli, ses yeux sortaient de leur orbite et son corps a oscillé, perdant l'équilibre.

Varrus, angoissé, s'est empressé de la soutenir.

Avec la soumission d'un enfant, l'agonisante s'est calmée dans ses bras.

Le valeureux patricien que la foi avait transformé en sacerdote avait le visage en pleurs, il a fermé ses yeux pieusement.

Cintia Julia s'est éteinte comme un oiseau, sans râle, sans contractions.

En la pressant contre son cœur, Varrus Quint pleurait balbutiant une prière.

— Seigneur ! — s'exclama-t-il — toi qui nous réunis avec bonté, ne nous sépare pas pour toujours !... Ami divin, qui nous accorde la lumière du jour après l'ombre de la nuit, donne-nous la sérénité une fois la tempête terminée !... Soutiens notre cœur désorienté sur les chemins tortueux du monde et ouvre-nous à l'horizon de la paix ! Nous mourons tant de fois dans l'obscurité de l'ignorance, mais ta compassion nous élève, chaque fois, à la clarté divine ! Je ne peux rien te demander, serviteur que je suis récompensé de tant de bénédictions imméritées, mais si possible, je supplie ta protection pour celle qui aujourd'hui te cherche l'esprit assoiffé d'amour. Oh Maître de nos âmes, aide-nous à trouver une solution à nos besoins ! Nous ne pouvons rien sans ta lumière!...

Pris d'émotion, il s'est tu.

Sa prière s'étouffait dans sa gorge, mais son esprit fervent a continué en une supplique silencieuse qui ne fut interrompue qu'à l'arrivée d'un frère venu l'assister à prêter les dernières manifestations d'affection à la défunte dont les lèvres étaient entrouvertes, immobiles, portant un sourire indéfinissable.

Un messager de confiance a été envoyé au palais de Veturius, mais craignant des représailles, l'émissaire a seulement notifié que Madame avait été victime d'un soudain malaise et exigeait une assistance immédiate.

Cette nouvelle a été reçue désagréablement.

Cette fuite auprès du cercle chrétien était un regrettable événement.

Épipode, le chef de la surveillance en a été avisé avec sévérité et un homme ayant l'estime familiale, à la tête de plusieurs collaborateurs, a été chargé de veiller au transport de la malade vers sa résidence.

Cet homme était Flave Subrius.

Le vieux soldat est allé voir le frère Corvinus et surpris par cette voix qui ne lui était pas étrangère, il fut informé du déplorable événement.

Tout en lançant des regards méfiants à l'apôtre dont le nom était identique à celui de la victime qu'il n'avait jamais oubliée, il a organisé respectueusement le transport du cadavre que

Varrus a aidé avec beaucoup d'affection à installer dans la voiture convertie en carrosse mortuaire.

Une infinie consternation a rempli la résidence romaine autrefois resplendissante et heureuse, et dans la soirée, un peloton de légionnaires a entouré la chaumière où le frère Corvinus méditait...

Veturius avait ordonné son emprisonnement pour l'enquête qu'il prétendait organiser.

Intentionnellement, le prêtre a été fait prisonnier et incarcéré sans la moindre considération.

Le martyre suprême de Varrus Quint allait commencer.

MARTYRE ET AMOUR

Jeté en prison, le frère Corvinus ressentit bientôt les effets des persécutions implacables misent en œuvre par Opilius Veturius.

Des ordres venant des assesseurs de Maximin commencèrent à apparaître, condamnant au supplice les dits « agitateurs galiléens ».

Artémis Cimbrus et d'autres compatriotes influents ont malgré tout essayé d'opposer leur résistance à la tuerie criminelle car le mouvement déplorable s'étendait, effréné.

L'envoyé du tyran qui était au pouvoir, Alcius Novicianus, un vieux guerrier de Thracie, est arrivé en ville en compagnie de quelques troupes où ils furent allègrement reçus.

Des spectacles dans l'amphithéâtre de la ville furent organisés en grande pompe.

L'ami de Maximin était porteur de diverses lettres aux autorités lugduniennes, recommandant la plus grande sévérité concernant les punitions administrées aux partisans du culte nazaréen et, afin de répondre aux messages illustres reçus, des dizaines de plébéiens furent jetés à la furie Carnivore des fauves africains, au son de grisantes musiques.

Le bienfaiteur des pauvres et d'autres prisonniers hautement considérés par l'opinion publique, quant à eux, durent répondre à un interrogatoire que l'illustre visiteur leur réservait.

Le jour en question, le tribunal d'audience régurgitait de monde.

Une multitude de gens était entassée dans de vastes galeries.

Tous les adversaires de la nouvelle foi semblaient s'être réunis là, par ironie et par

mépris.

Presque adulés par l'ambassadeur de l'empereur, Opilius, Galba, Tatien et Subrius accompagnaient le déroulement des événements le visage sombre.

Veturius dénonçait à ses traits vieillis les afflictions extrêmes qui le tourmentaient, il était inquiet et passait de temps à autre sa main droite sur ses yeux, démontrant toute l'émotivité dont il était possédé, alors que Tatien, se rappelant l'infirmier dévoué, laissait transparaître sur son visage un mélange de compassion et de dédain. Galba se caractérisait par sa froideur habituelle, mais Flave Subrius, bien que diminué physiquement, guettait toutes rumeurs dans la large enceinte avec la vivacité d'un félin, prêt à signaler les moindres particularités du spectacle.

Frère Corvinus, escorté par plusieurs gardes, est apparu dans le grand salon.

Squelettique et pâle, sans prononcer un mot, son corps disait la faim qui sévissait en prison. À ses poignets, il portait des blessures rouges et au visage les marques des coups de fouet qui révélaient le martyre supporté dans les cellules où des légionnaires ivres avaient l'habitude d'exercer leur cruauté, mais les yeux du condamné s'en montraient d'autant plus brillants. Ils ne rayonnaient pas uniquement de patience dénotant sa grandeur spirituelle, mais aussi d'une supériorité indéfinissable, mêlée de compréhension et de miséricorde pour ses bourreaux.

Face au missionnaire, les représentants de la maison d'Opilius ont immédiatement pâli.

De toutes parts, des injures ont fait écho, excitant les esprits contre l'apôtre sans défense.

« À bas le sorcier ! Mort à l'assassin, le supplice au tueur de femmes et d'enfants ».

De tels blasphèmes étaient hurlés spontanément par des centaines de lèvres dures et furieuses.

Varrus Quint, néanmoins, dont la conscience tranquille semblait couronner une imperturbable sérénité, a promené son regard calme et bon sur l'assemblée irritée et la foule s'est calmée d'un seul coup comme si elle était dominée par une force irrésistible.

Aldus lui-même habitué à l'agressivité de la caserne, en fut surpris.

Il s'est levé, imposant, et essayant en vain de prendre l'attitude respectable d'un magistrat, a harangué la foule pendant quelques minutes, soulignant les inquiétudes du gouvernement quant à l'élimination du culte interdit, avertissant les citoyens contre l'idéologie religieuse qui prétendait confondre les esclaves aux maîtres.

Ensuite, il s'est adressé solennellement au prêtre en disant :

Je me crois dispensé de toute considération envers les prisonniers sans titre qui sont exhortés au respect de l'État. Néanmoins, tant d'efforts se sont interposés en votre faveur, face à mon autorité, tant de familles aristocratiques s'intéressent à votre sort que je me sens dans le devoir de juger votre situation avec une bienveillance toute particulière.

Corvinus écoutait l'émissaire, calmement, mais une insoutenable angoisse dominait la

foule.

Vous êtes accusé d'avoir provoqué la mort d'un enfant — a continué Novatien hautain —, d'avoir cultivé la pratique de sorcelleries maléfiques et d'avoir assassiné une patricienne distincte, malade et irresponsable, après l'avoir probablement attirée avec des promesses de guérison imaginaire. Cependant, pondérant les sollicitations faites par plusieurs personnalités, je daigne analyser le procès allusif de culpabilité en question, en vous traitant comme un citoyen de l'empire. Mais avant tout, je désire m'assurer de votre fidélité à nos traditions et principes puisque vous êtes considéré par tout le monde comme un membre actif de la secte reniée et dont nous n'avons d'autres recours si ce n'est l'exil, la punition ou la mort pour arriver à son extinction.

Il a fait une petite interruption, a fixé le prêtre dans les yeux cherchant en vain à soutenir son regard calme et confiant, puis il a demandé :

Au nom de l'Empereur Maximin, je vous exhorte à jurer votre loyauté aux dieux et obéissance aux lois romaines !

Varrus, concentré sur lui-même, démontrant qu'une longue distance spirituelle le séparait de l'atmosphère de cruauté et de petitesse qui prédominait dans l'enceinte, a répondu avec fermeté et simplicité :

Illustre émissaire, selon les leçons de mon Maître, j'ai toujours donné à César le respect que César attendait de moi, néanmoins, je ne peux me vouer aux idoles parce que je suis chrétien et je ne désire pas abandonner ma foi.

Quelle audace ! — s'exclama Novatien irrité alors que le peuple protestait en criant: — « Mort au traître ! Que l'on égorge le scélérat !... »

Le religieux, néanmoins, n'a pas manifesté le moindre changement d'expression.

Le juge a agité un petit marteau en bronze exigeant le silence et l'a interpellé à nouveau :

Vous êtes intrépide jusqu'à l'insulte ?

Je vous demande des excuses si mes paroles vous dérangent mais comme vous m'interrogez, à mon tour, je vous réponds.

L'attitude sereine et digne de Corvinus imposa à nouveau le calme à la grande assemblée.

Alcius a essuyé une copieuse sueur qui coulait sur son front ridé et lui rétorqua :

Confessez, alors, votre union avec la maudite secte des nazaréens ?

Je ne vois pas de malédiction à cela — a répliqué le prisonnier sans amertume —, les partisans de l'Évangile sont des amis de la fraternité, du service, de la bonté et du pardon.

L'émissaire de César a passé sa main droite sur sa tête grasse et chauve, puis il a brandi un bâton d'argent sur l'estrade à laquelle il se soutenait et s'est écrié :

Vous n'êtes qu'un vieux groupe de menteurs ! Quel sentiment de fraternité pourrait vous enseigner un Galiléen inconnu qui vous induit au supplice depuis presque deux cents ans ? Quel service prêteriez-vous à la collectivité en prêchant l'indiscipline parmi les esclaves avec des promesses fallacieuses d'un royaume céleste ?

Quelle bonté exerceriez-vous en conduisant des femmes et des enfants au spectacle sanglant des cirques ? Et de quel pardon réussiriez-vous à donner l'exemple quand votre héroïsme n'est rien que de la vilenie et de l'humiliation ?

Varrus perçut la dureté intellectuelle de l'investigateur et objecta :

Notre Maître a souffert sur la croix parce qu'il se sentait comme le frère aîné de l'humanité dans le besoin, non de la force brute ou de la violence, mais de la valeur morale pour comprendre la grandeur de l'esprit éternel ; le service pour nous n'est pas l'exploration de l'homme par l'homme mais le libre accès de la créature au travail par le grandissement des mérites personnels de chacun ; la bonté, dans notre champ d'action, est...

Alcius, à cet instant, lui a coupé la parole en gesticulant, furieux :

Taisez-vous ! Pourquoi supporter votre sermon sans raison ? Ignorez-vous, par hasard que je peux décider de votre sort ?

Nos destins reposent entre les mains de Dieu ! — rétorqua Varrus serein.

Vous savez que je peux prononcer votre sentence de mort ?

Respectable émissaire, le pouvoir transitoire du monde est dans vos décisions. Vous obéissez à César, ordonnez ce que bon vous semble ! J'obéirai au Christ en me soumettant à votre volonté.

Novatien a échangé un regard expressif avec Veturius comme s'ils scellaient en silence d'un commun accord leur point de vue, puis il s'est exclamé :

Je ne tolère pas de sarcasmes !...

Il convoqua l'un de ses assesseurs et ordonna que le prisonnier fût frappé de trois coups de fouet tressé sur la bouche.

Un garde à l'aspect féroce a été choisi.

Alors qu'il était battu, Varrus semblait prononcer une prière.

Le sang écumait de ses lèvres et coulait sur son humble tunique quand un jeune homme s'est approché, s'agenouillant près de lui, il s'exclama en sanglots :

Père Corvinus, je suis ton fils ! Tu m'as recueilli quand j'errais dans la rue sans personne ! Tu m'as donné une profession et une vie digne... Tu ne souffriras pas seul ! Je suis ici...

Et à la stupeur générale que la scène imposait aux personnes présentes, bien qu'ensanglanté, le bienfaiteur blessé s'est incliné vers le jeune homme et l'a supplié :

Crespin, mon fils, n'affronte pas l'autorité ! Pourquoi te rebelles-tu, ainsi, si tu n'as pas encore été appelé ?

Mon père — pleurait le jeune, presque un garçon —. Moi aussi je veux témoigner! Je désire prouver ma fidélité au Seigneur !...

Et, se tournant vers le représentant de César, il a déclaré :

Moi aussi je suis chrétien !

Corvinus caressa ses cheveux en désordre et a continué :

Tu as oublié que le plus grand exemple des partisans de l'Évangile n'est pas celui de la mort mais celui de la vie ? Tu ne sais pas que Jésus attend de nous la leçon de l'amour et de la foi où nous respirons ? Mon témoignage au tribunal ou à l'amphithéâtre sera des plus faciles, mais tu pourras honorer notre Maître d'une façon plus sacrificielle et plus noble en travaillant pour lui, dans l'intérêt de nos frères dans l'humanité et en souffrant pour lui au quotidien... Va en paix ! Ne manque pas de respect au messager de l'Empereur!...

Et comme si l'ambiance était magnétisée par des forces intangibles, le jeune homme, en séchant ses larmes, est sorti sans être molesté par qui que ce soit.

Se ressaisissant de la surprise qui l'avait dominé, Novatien releva la voix et fit remarquer :

L'émissaire d'Auguste ne peut perdre temps. Consacrez-vous aux dieux et le procès dans lequel vous êtes impliqué sera examiné avec attention...

Je ne peux pas ! — a insisté Corvinus sans affectation — je suis adepte du christianisme et dans ces conditions je désire mourir.

Tu mourras alors ! — S'est écrié Alcius indigné.

Et il a signé la sentence indiquant que le prisonnier serait décapité sur le champ le lendemain, à l'aube.

Varrus l'a écouté, sans broncher.

La foi et la tranquillité imperturbables resplendissaient sur son visage.

Dans l'assemblée, néanmoins, régnait un grand malaise.

Opilius et Galba ont étreint l'émissaire visiblement satisfaits. Tatien, néanmoins, se sentait inexplicablement angoissé, luttant contre lui-même pour surmonter tout sentiment d'affection. Les entretiens qu'il avait eus avec l'infirmier en d'autre temps lui revenaient en mémoire. L'homme offensé et abattu lui imposait de l'admiration malgré tout. Il aurait tout fait pour ne pas y penser, mais sa grandeur morale le confondait et l'inclinait à la réflexion. Instinctivement, il avait envie de le défendre, néanmoins, ce ne serait pas licite de se soumettre à une telle aventure. Corvinus pouvait être un géant d'héroïsme mais il était chrétien, et lui, Tatien, détestait les nazaréens.

Il s'est éloigné de quelques pas afin d'apprécier la magnifique statue de Thémis qui se tenait dans l'enceinte, quand quelqu'un a accouru à la rencontre du condamné qui retournait en prison, résigné.

Cette personne c'était le vieux Flave Subrius qui s'est approché du religieux et lui a dit à voix basse :

Je te reconnais ! Maintenant, je n'ai plus de doute. Vingt ans ne suffiraient pas pour que je t'oublie !...

Varrus Quint lui a lancé un regard de douleur, sans rien répondre.

Le vieux soldat, néanmoins, considéra ce silence comme étant la confirmation qu'il attendait et, retenant difficilement les sanglots qui lui montaient aux yeux, il lui a pris ses mains attachées à de lourdes chaînes et a ajouté :

Mon ami, ta mort n'aurait-elle pas été plus douce en mer ? Comme il me pèse d'avoir coopéré à ton sacrifice ! Comme je déplore ton malheur en pensant au fardeau d'angoisses que tu portes sur les épaules !...

L'interpellé, néanmoins, lui a souri tristement et a répliqué :

Subrius, l'esclavage pour Jésus est la vraie liberté, tout comme la mort en compagnie de notre Divin Maître est la résurrection à la vie impérissable ! Nous ne devons craindre qu'un seul fardeau — celui de la conscience coupable !...

Et remarquant avec surprise que des larmes d'une profonde peine n'arrivaient pas à couler, il a ajouté :

Si tu cherches maintenant un chemin d'accès à la vérité, ne repousse pas au lendemain ta rencontre avec le Christ. Fais quelque chose pour ton salut et le Seigneur fera le reste...

À cet instant, cependant, le chef de surveillance, croyant que Subrius insultait le prisonnier, s'est approché d'eux et a vociféré, sarcastique :

Noble romain, laisse-moi m'occuper de ce sorcier ! Je vais le préparer à coups de bastonnades au spectacle de demain...

Et avant que Subrius stupéfait n'ait pu réagir, Varrus fut à nouveau traîné en prison.

Dès lors, le vieux guerrier retraité sembla pris d'une incompréhensible perturbation.

Il s'est éloigné de ses amis intimes, il s'est dirigé précipitamment à l'exploitation agricole, a enlevé d'un vieux coffre-fort toutes les pièces d'or qu'il possédait et il est retourné au centre-ville, cherchant les compagnons du frère Corvinus.

Suivant les informations de quelques femmes miséricordieuses, il a rencontré Ennio Pudens près de l'église sous un toit abandonné.

Il s'est fait connaître de l'ecclésiastique respectable et a remis à l'église Saint-Jean tout l'argent qu'il avait pu amasser pendant des années, l'implorant de bénir ses nouvelles résolutions. Ennio, ému, a prié en sa compagnie suppliant l'assistance céleste et le consolant avec des paroles généreuses pleines de bonté, de compréhension et de foi.

Malgré ce secours offert, le vieux soldat semblait différent, distrait, dément...

En vain, Opilius l'a cherché chez lui, en vain Tatien a voulu le retrouver.

Subrius s'était retiré à la campagne pour se consacrer à la prière, reconsidérant les chemins parcourus.

Il est revenu au foyer domestique dès les premières heures du jour, mais il ne réussit pas à se calmer.

Quand Veturius est allé le réveiller pour l'accompagner vers le lieu d'exécution, il était déjà parti, Galba et son père le rejoignirent sur place.

Tatien s'est abstenu. Il a prétexté une brusque indisposition organique afin de ne pas se soumettre au spectacle. Il ne désirait pas affronter la présence de Corvinus dont la sérénité le dérangeait.

Malgré l'heure matinale, une vaste foule s'était agglutinée sur la place, rares furent les personnalités éminentes qui ne furent pas présentes, Novatien lui-même était fortement impressionné par la résistance morale du prisonnier.

Une fois les formalités en vigueur accomplies, le représentant de Maximin a ordonné au bourreau d'approcher.

Le frère Corvinus, démontrant une indicible anxiété dans son regard percutant et limpide, observait le groupe d'Opilius à la recherche de celui qui n'apparaissait pas...

De lourds moments ont suivi.

La nature, comme indifférente aux crimes et aux malheurs des hommes, était éblouissante de lumière.

Le soleil couronnait le paysage de rayons d'or alors que le vent chantait, un souffle frais emportait au loin la fragrance des rameaux en fleur.

Attristé, car il n'arrivait pas à trouver Tatien dans l'assemblée populaire qui l'encerclait, Varrus Quint s'est mis à prier en silence.

Spirituellement il s'est éloigné de l'assourdissant brouhaha, il a remarqué que des corps lumineux le caressaient... Le souvenir du vénérable Corvinus lui est fortement revenu en mémoire et il s'est senti consolé à l'idée qu'il allait également mourir en réaffirmant sa foi... Il cherchait à aiguiser ses sens pour pénétrer avec assurance dans le monde invisible quand il a entendu les cris aigus de quelqu'un, près de lui.

C'était Flave Subrius qui hurlait, possédé :

— Moi aussi, je suis chrétien ! À bas les dieux en pierre ! Vive Jésus ! Vive Jésus ! Arrêtez-moi ! Arrêtez-moi à juste titre ! Je suis un assassin qui se transforme ! J'ai déjà beaucoup tué ! Tuez-moi aussi maintenant !... Malheureux romains, pourquoi avez- vous converti l'honneur des ancêtres en un fleuve de sang ! Nous sommes tous des scélérats sans rémission possible ! Pour cela, je veux la nouvelle loi !...

Face à la perplexité générale, Veturius s'est approché du noble visiteur et l'a informé :

Illustre Novatien, accélérez l'exécution. Flave Subrius est attaché à ma maison depuis de nombreuses années et peut-être en raison de son âge avancé, il est devenu fou. Je me chargerai de l'éloigner sans problème.

L'ordre a été exécuté.

Le condamné s'est agenouillé.

Artemius Cimbrus, que personne n'osait déranger en vertu de ses prérogatives, s'est approché de lui courageusement et lui a couvert le visage avec une petite serviette en lin très fin afin que la scène brutale ne lui blesse pas la vue.

Glabrus Hercules, un ancien gladiateur de l'amphithéâtre, maintenant converti en bourreau, a levé son glaive, les mains tremblantes laissant tomber l'instrument sur le cou de la victime. Cependant, des pouvoirs invisibles agissaient pour que le tranchant de l'épée n'atteigne pas l'endroit visé. Ayant assené un troisième coup, le martyr bénéficia du pardon de César faisant cesser la sentence.

Il existait une loi interdisant un quatrième coup à toute décapitation.

Varrus Quint, baigné de sang, fut donc transféré dans son cachot où maintenant, il avait le droit de mourir lentement.

Veturius a accompagné les moindres détails du terrible tableau, sans s'altérer, et quand il est allé voir Flave Subrius qui s'était éloigné pour ne pas assister à l'horrible scène, il ne l'a plus trouvé.

Le client d'Opilius avait pris une voiture et était rapidement retourné chez lui.

Profondément bouleversé, presque méconnaissable, il a demandé à Tatien un entretien privé et s'est mis à lui parler du passé, synthétisant le plus possible.

Le jeune patricien, bouche bée et atterré écoutait ses réminiscences quand Veturius est arrivé en sueur et angoissé, devinant ce qui se passait, il a essayé de l'interrompre.

Flave Subrius, tu es devenu fou ! — a-t-il hurlé courroucé.

Non, Tatien, non ! — a-t-il protesté d'une voix ferme — mon jugement n'est pas déséquilibré ! Ma santé n'a jamais été aussi robuste que maintenant ! Ma conscience se réveille à peine pour se faire justice. J'ai commis des crimes et des crimes ! Je ne perpétrerai plus celui de t'occulter la réalité. Cours sur les lieux de l'exécution et si ton père est encore vivant, ne le prive pas de ton affection à la dernière heure ! J'irai avec toi, j'irai avec toi !...

Opilius, désespéré, révélant un déséquilibre compromettant qui, d'aucune manière, correspondait à son tempérament calculateur et courtois, est intervenu en criant :

Chien, recule ! Tu ne briseras pas l'harmonie de ma maison ! Ne méprise pas la mémoire du père de Tatien qui nous a toujours été extrêmement sacrée !...

Ses veines gonflées dénonçaient toute l'émotion qui opprimait son âme, Subrius a exprimé une féroce expression sur son visage auparavant flegmatique et impénétrable, et il a rétorqué :

Ce n'est pas la vérité, Tatien ! Opilius m'a ordonné de poignarder Varrus Quint sur les eaux, mais par gratitude au passé, je l'ai épargné en assassinant un apôtre qui l'accompagnait et qui, certainement, lui a légué son nom. Et même si je meurs maintenant, je suis plus soulagé, presque heureux. J'ai vidé le fiel qui m'empoisonnait le cœur, j'ai expulsé quelque chose de ma propre bassesse... Mais, ne perds pas de temps, partons !

Veturius, toutefois, l'a immédiatement attrapé par la taille et a immobilisé ses bras, appelant des serviteurs, alarmé et livide.

Obéissant à leur maître, des esclaves musclés l'enfermèrent dans une pièce agréablement meublée, mais sombre et triste.

Légionnaire dans le temps, malgré son âge, il montra à cette heure l'agilité d'un tigre enchaîné, essayant de réagir à la hauteur de l'agression.

Et avant qu'Opilius et le mari d'Hélène ne se soient retirés, inexplicablement, Subrius

s'est tu.

Ses yeux brillaient maintenant et pris d'une étrange lucidité, après quelques instants il se mit à parler posément :

Tatien, mon histoire est la version réelle des faits. Quelque chose me dit que l'esprit de ton père n'est encore pas parti. Veturius m'a incarcéré pensant faire taire la vérité... Naturellement, il croit qu'il pourra me retenir comme il l'a fait avec ta malheureuse mère, mais il se trompe encore une fois et puisque je suis dans l'impossibilité de faire une confession devant l'envoyé d'Auguste afin de recevoir la punition que je mérite, je mourrai pour que tu crois en moi ! J'échange ma misérable vie inutile pour les moments de consolation que Varrus mérite...

Opilius a émis un rire nerveux réitérant sa conviction que son compagnon délirait.

Restant calme, Subrius s'adressa au jeune homme :

Une fois que je me serai puni moi-même, réfléchis à ma révélation et n'hésite pas...

Veturius, voulant empêcher de nouveaux échanges, a traîné son beau-fils à l'intérieur l'invitant à se préparer pour le repas.

Dans le triclinium, il voulut dissiper la tristesse de son fils adoptif en lui racontant de joyeuses histoires anodines, et une fois le repas terminé, ils sont allés passer un moment sur la

Quand le fils de Cintia fut remis de sa surprise, voici qu'est apparu Épipode, très pâle, annonçant que le vieux Subrius s'était pendu à la plus haute poutre de sa cellule.

Le beau-fils et le beau-père se sont regardés, terrifiés. Ils ont accourus instinctivement dans la sombre pièce et ont trouvé le corps du vieil ami suspendu, inerte, à l'épaisse charpente en bois.

Le vieux soldat avait tenu sa promesse en se suicidant.

Comme s'il était poussé par une insurmontable énergie, Tatien n'a plus hésité. Il s'est éloigné précipitamment en direction de l'écurie et alors qu'il montait dans une voiture légère, il a été étreint par Opilius qui lui a déclaré :

Je vais avec toi. Tu seras convaincu que le misérable sorcier est mort et que Subrius a été simplement victime de folie et d'illusion.

Le soleil des premières heures de l'après-midi scintillait entre les feuilles des gigantesques chênes qui protégeaient le chemin sur lequel les deux associés du destin avançaient calmement, ruminant mentalement chacun ses réflexions. Néanmoins, alors que Tatien, jeune et vigoureux, se perdait dans un abîme d'interrogations, Opilius, amaigri et inquiet, était plongé dans des souffrances torturantes. Comment échapper aux déboires de cette heure si le condamné était encore vivant ? Comment regagner la confiance de son beau- fils si la parole de Subrius se confirmait ?

À la porte du cachot, ils furent reçus par le gardien de la prison avec un respect tout spécial qui, loquace et gentil, les a informés où se trouvait le frère Corvinus moribond...

À la demande d'Artémis Cimbrus, le geôlier Edulius lui prêtait assistance parce que le généreux patricien avait obtenu l'autorisation d'enterrer son corps dès qu'il aurait expiré.

Opilius, tremblant, a supplié l'autorisation de rendre visite à l'agonisant en privé ; demande qui fut immédiatement acceptée.

Une fois l'infirmier éloigné, tous deux ont pénétré dans la pièce étroite où le condamné les yeux immensément lucides, attendait l'instant final.

Des draps très fins, offerts par des mains anonymes, étaient tachés de sang.

Les coups d'Hercules lui avaient massacré l'omoplate, envahissant son thorax qui était

ouvert.

Tatien, dominé par une indicible angoisse, a échangé avec lui un inoubliable regard..

Et l'esprit illuminé par la vérité, comme cela se produit avec les grandes âmes proches de la mort, avec effort, Varrus Quint lui a parlé ouvertement :

Mon fils, j'ai supplié Jésus de ne pas autoriser mon grand voyage sans t'avoir retrouvé... Je suis convaincu que Flave Subrius a révélé à ton cœur tout ce qui s'est passé...

Et comme le jeune homme effrayé se tournait vers Veturius, son père a continué :

je sais... C'est Opilius, qui t'a élevé comme un père. Je comprends son embarras à nous entendre, cependant, je le supplie d'autoriser cet entretien de dernière heure... Hier, Cintia s'absentait de la terre, aujourd'hui c'est moi...

À cette hauteur, le mourant a souri, résigné.

Le jeune homme manifestant toutefois ses propres conflits intérieurs, laissa l'émotion déborder de son cœur et demanda :

Si vous êtes mon père comment comprendre une telle sérénité ? Si Subrius a dit la vérité, mon beau-père n'est-il pas votre plus grand ennemi ? Si Veturius a ordonné de vous faire assassiner pour usurper la destinée de ma mère, comment pouvez-vous tolérer une aussi horrible situation quand une simple parole venant de vous pourrait éclaircir tous les doutes ? Oh dieux, comment vaincre ce ténébreux labyrinthe ?!...

Le condamné dont les traits se recomposaient, essaya cependant d'esquisser un geste d'affection, puis il ajouta avec réserve :

Tatien, ne t'afflige pas juste à l'heure où nous nous quittons. Ne considère pas Veturius comme l'adversaire de notre bonheur... Souviens-toi, mon fils, de l'affection avec laquelle il a guidé ton développement... Personne n'atteint la dignité personnelle sans de dévoués éducateurs. Oublierais-tu, par hasard, le dévouement avec lequel il s'est consacré à ton bien-être ? Le remerciement sincère est une loi pour les cœurs nobles et loyaux. Même s'il était un criminel commun, il mériterait notre respect pour la tendresse avec laquelle il a suivi tes premiers pas... Tu supposes devoir identifier en lui un ennemi de notre maison, néanmoins, nous ne poumons pas oublier qu'il a été l'homme aimé par ta mère... J'ai toujours honoré les désirs de Cintia dans les moindres détails et je ne cesserai de la comprendre dans le choix de son cœur...

Le blessé s'est interrompu pendant quelques instants, retrouvant des forces, et a continué :

Ne me crois pas dépourvu de sentiments... J'ai appris avec Jésus que l'amour, au- dessus de tout, est le moyen de coopérer pour le bonheur de ceux à qui nous nous dévouons... Aimer c'est faire don de soi-même... J'admets que le passé pourrait avoir été guidé par d'autres circonstances, néanmoins, qui de nous pourrait pénétrer avec assurance la conscience d'autrui? Que ferions-nous si nous étions à leur place ? Opilius, certainement, a été désiré avec une infinie tendresse par l'âme à qui nous devons tant et, peut-être pour cela même, il n'a pas hésité à lui manifester les aspirations les plus profondes...

— Si je dois vous reconnaître comme père — sanglotait le jeune homme agenouillé , je ne comprends pas le pardon des offenses !

Varrus lui a caressé la tête et comme s'il était soutenu par des forces invisibles, il a expliqué :

Tu es encore jeune pour comprendre les tempêtes qui agitent le cœur... Moi aussi j'ai commencé à percevoir la vie par les traditions de nos ancêtres. Jupiter représentait pour moi le pouvoir suprême et je croyais que les créatures n'étaient que des êtres récompensés par les faveurs ou poursuivis par le mécontentement des dieux... Mais j'ai ensuite trouvé Jésus-Christ sur mon chemin et j'ai perçu la grandeur de la vie à laquelle nous sommes destinés... Chaque homme est un esprit éternel en évolution pour la gloire céleste. Nous sommes heureux ou malheureux de nous-mêmes... De ce fait, nous n'irons pas en avant sans la bénédiction de la grande compréhension... La justice divine nous observe... Comment, donc, nous élever en vertu sans oublier les mains qui nous blessent ?... Résigne- toi!... Le temps calme toutes les afflictions... Aide ceux qui te tourmentent, soutiens ceux qui ne te comprennent pas... Combien de fois le criminel est à peine malheureux ?!... Ne te jette pas dans les précipices de la vanité et de l'orgueil !... Tu es trop jeune... Tu peux accepter l'Évangile du Seigneur et réaliser des œuvre immortelles !...

Je ne peux pas, je ne peux pas !... — s'est exclamé le jeune homme proche du désespoir — je sens que je ne peux fuir la vérité ! Je suis votre fils, oui, mais je suis contre le Christ... Je n'admets pas une foi qui annihile le brio et la valeur ! Si vous n'étiez pas chrétien, nous n'aurions probablement pas atteint cet abîme de souffrance morale ! Je mourrai avec nos anciens orienteurs. J'ai consacré toute ma confiance aux divinités, je ne peux m'éloigner du sanctuaire de notre foi !...

Ne t'alarme pas ! — fit observer son père serein et bon — ce ne sera pas maintenant aux derniers instants de ma vie en ce corps que je croiserai les armes avec toi sur des différences d'opinion religieuse... Tu commences à peine à vivre. Combien de problèmes te réserve l'avenir ? Combien de leçons te mettront en contact avec les douleurs humaines ? Alors que nos vieux dieux se traînent dans la poussière d'où ils viennent, Jésus vivra éternellement. Il t'aidera à quelque croisement de route, comme il m'a aidé !... Demain, quand le mur de l'ombre se sera levé entre nous, je continuerai à veiller sur toi !... je suivrai ta lutte de près et je serai à nouveau avec toi peut-être dans un autre corps... Nous renaîtrons toujours jusqu'à l'amélioration complète de notre âme... Ceux qui s'aiment ne se séparent jamais... Mourir ce n'est pas s'éloigner de manière irrémédiable... D'une vie plus libre, nous pouvons accompagner les êtres aimés de notre chemin leur inspirant de nouveaux itinéraires... Pour l'instant, il n'est rien en moi qui puisse t'aider, néanmoins, j'ai confiance en l'efficacité de la prière et je continuerai à implorer la bénédiction de Jésus en notre faveur... Peu importe l'impossibilité transitoire à croire où tu te trouves... À mon tour, je n'ai rien fait pour mériter la protection divine et malgré tout j'ai sans cesse reçu le soutien céleste... Spirituellement, mon fils, nous sommes encore des enfants sur le grand chemin béni... Comme cela arrive pendant l'enfance terrestre au garçon inconscient qui se développe sans percevoir la grandeur du soleil qui nous soutient, nous continuons sur le sentier humain en ignorant l'infinie sagesse qui nous entoure et nous oriente... Malgré tout, derrière les dons qui nous rendent heureux, vit Dieu qui nous a créés pour le bien éternel et qui attend que nous grandissions avec une attention toute paternelle...

À cet instant, probablement en raison des efforts excessifs qu'il faisait, le mourant est passé par une dangereuse crise hémorragique.

Son sang coulait par sa bouche et par ses narines, rendant sa respiration difficile.

Tatien s'est alors penché vers l'agonisant avec toute la miséricorde filiale cherchant à

l'aider.

Il se sentait, enfin, pris de compassion.

Percevant peut-être l'affection qui renaissait dans l'esprit de son beau-fils, sans dire un mot, Veturius est sorti les laissant seuls. Mais le prêtre ne pouvait plus s'entretenir avec son fils. Quand il a rouvert les yeux, ils étaient démesurément grands comme s'il était face à d'autres horizons de la vie...

Varrus Quint ne percevait plus l'étroite enceinte de sa cellule. Devant sa vision, les murs de la prison avaient disparu. Sa couche précaire était la même et il pouvait voir Tatien à ses côtés, mais l'espace tout autour était rempli d'entités spirituelles.

Parmi elles, l'agonisant a immédiatement reconnu le vieux Corvinus et le petit Silvain qui le regardaient affectueusement.

Le saint apôtre, qui l'avait précédé vers le grand voyage de la mort, s'est assis à son chevet et a caressé son front trempé de sueur, agonisant...

Silvain, à son tour, était suivi d'une dizaine d'enfants portant sous le bras de délicats instruments de musique.

Varrus a exprimé sur son visage, un large et beau sourire.

S'adressant à Corvinus avec des mots que le jeune patricien s'est mis à considérer comme des manifestations hallucinatoires, il a parlé à voix basse étrangement ranimé :

Cher bienfaiteur, voici le fils de mon âme !... c'est le doux garçon auquel je me suis rapporté lors de nos conversations passées à Rome... Il a grandi dans d'autres bras et s'est développé dans un autre environnement !... Oh, mon père, tu connais la longue et torturante nostalgie qui a lacéré mon cœur !... Tu sais combien j'ai aspiré à cette heure de compréhension et d'harmonie !... Cependant, pauvre de moi ! Ceux qui s'aiment profondément sur terre ne se retrouvent souvent qu'au moment de la grande séparation... Oh, cher père, ne me relègue pas à l'affliction que je porte dans ma poitrine oppressée... Calme mon esprit ulcéré, soutiens-moi dans ce voyage vers la mort !... Donne-moi des forces afin que je puisse suivre en paix, allant de l'avant sur le chemin que le Seigneur m'a tracé ! Ne permets pas que mes pas hésitent sur cette nouvelle route ! Je donnerais tout à cette heure pour rester et me révéler à mon fils inoubliable, cependant, notre Divin Maître m'a honoré de son témoignage de confiance !... Je dois partir en laissant en arrière ce corps fatigué qui m'a servi de tabernacle !... Je me console, cependant, de la certitude que nous continuerons liés les uns aux autres par le sublime amour qui de toute part est l'héritage glorieux de Notre Père Céleste !... Pardonne-moi l'insistance avec laquelle je m'attache à Tatien en ces minutes suprêmes de mes adieux sur terre !... Il est encore bien jeune et inexpérimenté... Il n'a pas encore suffisamment de grandeur spirituelle pour comprendre l'Évangile mais l'avenir nous assistera pour l'aider à triompher... Dévoué Corvinus, ne l'abandonne pas !... Aide-le à réfléchir à la grandeur de la vie et à découvrir la lumière de la connaissance chrétienne !...

L'agonisant a fait un long intervalle alors que le jeune homme lui caressait les mains, étouffant ses larmes.

Ensuite, il a repris la parole s'exclamant :

Je sais que la prière dans la magnanimité de l'Éternel devrait être à présent ma seule pensée... Je sais que seule l'Infinie Bonté du Seigneur peut remplir le vide de mon insignifiance, néanmoins... Tatien est mon fils et Jésus nous a promis son suprême pardon lorsque l'on aime beaucoup !... Tatien...

Le martyr semblait vouloir poursuivre et son fils l'écoutait anxieusement, mais la résistance de Varrus était arrivée à bout...

Le mourant devint muet.

Seuls ses yeux dans ceux du jeune homme angoissé disaient sans mots toute l'affection et l'inquiétude qui erraient dans son âme.

C'est alors que Silvain et la multitude de garçons qui l'accompagnaient ont entouré son pauvre lit et ont commencé à chanter...

Varrus Quint a entendu le vieil hymne simple et tendre qu'il avait lui-même composé pour souhaiter la bienvenue aux visiteurs de son école, alors que les enfants répétaient :

Compagnon,

Compagnon !

Sur le sentier qui te conduit,

Que le ciel t'accorde dans la vie

Les bénédictions de l'Éternelle Lumière!..

Compagnon,

Compagnon !

Reçois en guise de salut

Nos fleurs de joie

Dans le vase de ton cœur.

Quand le chœur infantile se tut, Varrus s'est levé, admiratif.

Il a regardé son corps immobile, abattu et exsangue. Sa gratitude pour l'enveloppe amie qui lui avait permis tant de leçons, baignait maintenant son âme en prière. En quelques minutes, il a revu toutes les luttes et douleurs du passé avec une indéfinissable sensation de paix et de joie.

Corvinus l'étreignait avec toute l'affection d'un père pour un enfant qui lui serait cher, alors que plusieurs amis, au loin, lui adressaient des pensées d'amour.

Le prêtre désincarné se sentait au fond soulagé presque heureux, mais brusquement comme s'il se réveillait par un beau matin clair lui revinrent en mémoire quelques pénibles inquiétudes de la veille, il s'est senti dominé par une blessure invisible qui lui rongeait le cœur. Soudainement, il a fixé Tatien qui pleurait en silence et a reconnu en lui son unique douleur.

Il s'est penché, impulsivement, sur le jeune homme et l'a embrassé. Ah, la chaleur de ce corps semblait lui communiquer une nouvelle existence, les rayons des sentiments émis par ce cœur filial le pacifiaient intérieurement, apaisant son esprit tourmenté !... n l'a étreint contre sa poitrine avec une infinie tendresse ressentant une joie indicible mêlée d'amertume, mais le vieux Corvinus l'a enlacé doucement et lui a dit :

— Varrus, il est mille manières bien plus sages de l'aider au-delà des sentiments infructueux de tristesse ou d'affliction. Relève-toi ! Tatien est le fils de Dieu. Quantité de compagnons s'incarcèrent, après la mort, dans les toiles obscures de l'affectivité moins constructive tels des insectes prisonniers à la douceur du miel et se transforment en des bourreaux affectueux et inconscients de leurs propres parents... Relève la teneur de tes sentiments et marche. Tu reverras certainement ton fils et tu lui ouvriras tes bras robustes et généreux, mais pour l'instant, Jésus et l'humanité doivent être nos préoccupations essentielles de serviteurs de l'Évangile.

L'interpellé s'est repris et a élevé sa pensée au Seigneur en implorant la paix...

Se sentant maintenant maître de facultés plus subtiles, il a remarqué des voix argentines au loin en un cantique glorifiant Dieu.

Varrus s'est alors souvenu des liens de travail et d'idéal qui le retenaient à la communauté chrétienne et a trouvé la force de se défaire de son fils.

Obéissant à la tendre impulsion de Corvinus, il s'est éloigné. Dehors, dans la nature, des centaines de compagnons l'attendaient se réjouissant. De nombreux martyrs des Gaules, exhibaient des palmes de lumière qui brillaient conformément à l'élévation spirituelle de chacun, ils chantaient joyeux rendant hommage au nouveau héros.

Pleurant de joie, Varrus Quint s'est souvenu de vieux amis et s'est rappelé de Claude, son ancien bienfaiteur, qui avait été informé qu'il reverrait l'apôtre ce jour-là, dans la nuit, à Rome, au cimetière de Calliste.

Tard dans la nuit, la lumineuse assemblée s'est mise en route tel un défilé d'archanges en direction de la ville impériale.

Peu de temps après, parsemant des bénédictions d'harmonie dans le firmament, ils ont atteint la grande métropole.

D'innombrables missionnaires de la spiritualité se sont joints aux frères gaulois, de telle sorte que lorsque les voyageurs sont arrivés au cimetière, une immense foule s'était constituée.

Unis par des pensées d'amour, soutenus par une mystérieuse communion, une fabuleuse ambiance s'était formée sous le manteau de la nuit brodée de paillettes à étinceler, sublimes, dans toutes les directions.

Corvinus a prononcé une émouvante prière de reconnaissance à Jésus et quand il eut fini son impressionnant hymne d'hosanna, un astre solitaire est apparu dans l'espace descendant en direction de l'éblouissante assemblée.

Se posant à une courte distance, il s'est transformé rapidement en un ancien auréolé de lumière.

C'était Claude qui, s'approchant, a salué tout en souriant ses compagnons de foi.

Il a accueilli Varrus Quint d'une longue et affectueuse accolade et ensuite montant à la tribune, il a fait un discours d'une indescriptible beauté concernant les tâches sacrificielles de l'Évangile pour la rédemption du monde...

Tous les auditeurs écoutaient ses paroles, pris d'une joie émerveillée.

L'élévation générale de la pensée collective renvoyait des irradiations féeriques alentours qui retombaient en larmes versées par d'innombrables pionniers de la Bonne Nouvelle, en extase et émus...

Pour terminer, le lucide orateur a fait observer avec émotion :

— Nous célébrons aujourd'hui le retour de Varrus, notre dévoué frère d'idéal et de lutte. Défenseur de notre cause, il a honoré toutes les occasions qui se sont présentées. Valeureux soldat du Christ, quand il fut blessé, il n'a pas blessé en retour, quand il fut humilié, il n'a jamais humilié... Dans les heures les plus sombres, il a allumé la clarté de son âme et quand le monde pensait le mettre en échec, soutenu par la foi et par l'amour, il a donné au Maître les plus hauts témoignages de confiance... Il a compris l'enseignement évangélique du sacrifice personnel pour le bonheur des autres, et, en offrant la vie de son propre corps terrestre, il s'est retrouvé dans la glorieuse immortalité ! Parmi nous dans le passé en des siècles reculés, il combattait du côté du pouvoir humain mensonger, acquérant de douloureuses désillusions... À la tête de l'idéal de la domination politique, il n'hésitait pas à soumettre ses semblables par la force afin d'atteindre des objectifs de vanité et d'orgueil personnel, mais maintenant, après de légitimes combats avec lui-même, il réussit à purger ses sentiments et ses principes se rachetant et se sanctifiant en une longue et persistante ascension... En tant que fils, il a accompli tous les devoirs qui lui revenaient au foyer ; en tant que mari, il a exalté la femme qui a partagé son destin en respectant des idées différentes des siennes ; comme père, il a su souffrir jusqu'au suprême renoncement afin de garantir le bonheur de cet enfant qui avait toute son affection, et, en tant qu'homme, il s'est consacré à l'élévation morale de toutes les créatures..

Champion du service et de la fraternité, il a combattu la haine par l'exemple de l'amour, et il a exalté les dons inaltérables de l'esprit par l'humilité avec laquelle il s'est dévoué à l'expansion de la Bonne Nouvelle !

Maintenant que son âme, créancière de notre plus grande reconnaissance, par de remarquables triomphes est allée à la rencontre des sphères les plus élevées de l'Amour divin, saluons notre valeureux compagnon en transit vers les cimes resplendissantes de la vie !...

S'il le veut, il pourra à présent, à l'apogée du savoir et de la vertu, collaborer avec le Maître en d'audacieuses entreprises à la sanctification du monde !

Que le Seigneur le bénisse dans la trajectoire sublime qui lui appartient pour la glorieuse conquête en direction des temps à venir !...

Pour finir, Claude souriant lui a donné l'accolade alors qu'une émouvante mélodie d'hosanna vibrait sous le ciel plein de scintillantes étoiles...

Pleurant de joie, le défunt s'est approché du sublime messager et lui dit humblement :

Ami dévoué, tes paroles ont touché le fond de mon âme. Je les reçois comme une incitation charitable à ma pauvre bonne volonté puisque que je ne les mérite vraiment pas... Je sais que ta générosité m'ouvre à de nouveaux horizons, que ta bonté peut me conduire aux sommets, néanmoins, si cela est possible laisse-moi sur terre... Je me considère, pour l'instant, incapable d'aller de l'avant justement parce que ma tâche n'est pas terminée. Quelqu'un...

Claude a caressé sa tête et a interrompu sa phrase en soulignant :

Je sais. Tu te rapportes à Tatien. Fais comme tu veux. La décision t'appartient. Tu as reçu l'autorisation de l'aider pendant un siècle et tu as un solde de temps à ta disposition.

Il a alors fixé ses yeux doux et pénétrants qui extériorisaient la beauté de son âme et lui demanda :

Comment désires-tu prolonger ta tâche ?

J'aimerai renaître dans la chair et servir auprès du fils que le ciel m'a confié — a répondu Varrus, humblement.

L'émissaire a réfléchi quelques instants et a déclaré :

Au nom de nos Supérieurs, je peux autoriser l'exécution de ta demande, néanmoins, je dois te dire que Tatien a perdu les meilleures occasions de la jeunesse physique. De précieuses opportunités lui ont été offertes, en vain, pour qu'il s'élève à la gloire du bien.

Maintenant, bien que soutenu par ton affection, il sera visité par la piqûre de la douleur, afin qu'il s'éveille, rénové, aux bénédictions divines.

Varrus a esquissé un sourire de patience et de compréhension et a prononcé d'émouvants remerciements.

Le brillant banquet fraternel s'est poursuivi et quand les compagnons se sont dit adieu pour retourner à leurs obligations quotidiennes, le héros de Lyon, incité par le vieux Corvinus au repos, a désiré revoir Tatien, avant de partir...

Le vénérable ami a immédiatement répondu à sa demande.

Heureux et unis, ils se sont rendus en Gaule lugdunienne et ont pénétré, tranquilles, dans l'enceinte du palais où le prêtre avait été un modeste jardinier.

Ils n'ont pas eu besoin de faire des recherches dans l'intérieur domestique.

À leur approche, ils ont perçu les appels mentaux du jeune patricien à une courte distance...

Incapable de se défaire de l'angoisse qui l'absorbait depuis qu'il s'était éloigné du cadavre paternel, rongé de douleur, Tatien avait abandonné ses appartements particuliers et était descendu au jardin, en quête d'air frais. Pris d'une terrible affliction, il est allé sur la place aux rosiers où si souvent il avait échangé des impressions avec son père alors transformé en affectueux infirmier.

Il semblait encore entendre les références et les commentaires d'antan, récapitulant les précieuses conversations concernant des écrivains et des philosophes, des éducateurs et des hommes de sciences.

Il revoyait, mentalement, son visage calme et ce n'est que maintenant qu'il reconnaissait dans cette sollicitude de tous les instants, la tendresse familière que son caractère impulsif n'avait pu discerner...

Une profonde nostalgie mêlée d'une irrémédiable affliction blessait son esprit.

Sous le pallium des constellations matinales qui scintillaient d'une pureté immaculée,

Varrus

Quint s'est approché et lui a caressé le visage couvert de copieuses larmes.

Mon fils ! Mon fils !... — a-t-il dit l'étreignant — Dieu est amour infini ! Ne fléchis

pas !

L'occasion de rédemption ressurgit toujours avec la divine miséricorde !... Ressaisis ton cœur perturbé et lève-toi ! Notre bonne et sanctifiante lutte ne fait que commencer...

Ce ne fut pas avec les oreilles de la chair que le jeune homme a entendu ces paroles qui lui étaient adressées, mais sous forme de vibrations d'encouragement et d'espoir qu'il les a ressenties.

Se sentant inexplicablement soulagé, il a séché ses larmes et a regardé le ciel constellé de lumière.

Allons !... — a continué son dévoué père — ne gaspille pas inutilement tes forces!...

Doucement enlacé, sans savoir comment, le jeune homme s'est levé et soutenu par son bienfaiteur spirituel, il a repris le chemin de la maison pour se livrer au repos.

Tout en gardant ses mains apposées sur lui, le missionnaire invisible a prié à son

chevet.

Enveloppé des vibrations réconfortantes d'un doux magnétisme, Tatien s'est endormi...

Se soutenant à Corvinus, Varrus Quint s'est retiré heureux avec l'intime bonheur de celui qui a accompli un devoir sacré et beau.

Étreints, les deux amis se sont rendus au sanctuaire de paix et de réconfort qui leur servirait de résidence dans les sphères de la joie immortelle.

Tout autour, l'aube rougissait le lointain horizon... La lueur des étoiles s'évanouissait et les oiseaux matinaux annonçaient à la terre qu'un nouveau jour commençait à briller.

Fin de la première partie

DEUXIEME PARTIE

I

EPREUVES ET LUTTES

De lourds nuages sombres pesaient sur l'année 250...

Depuis la montée de Dèce au pouvoir, la métropole romaine et les provinces traversaient de terribles tourments.

Le nouvel empereur haïssait les postulats du christianisme, en conséquence, il avait déchaîné des persécutions atroces et systématiques contre les prosélytes du nouvel idéal religieux.

Des décrets sanglants, des dispositions rigoureuses et des missions punitives furent ordonnés tous azimuts.

Des menaces, des poursuites, des enquêtes et des emprisonnements furent perpétrés de toutes parts. Comme modes de flagellation furent communément utilisés le bûcher, les fauves, l'épée, des griffes de fer rougi, les chevaux de bois, les tenailles et les croix. Des récompenses furent offertes à ceux qui inventaient de nouveaux types de torture.

Et les magistrats, presque tous adonnés au culte de la peur et de l'adulation, se surpassaient dans l'exécution des désirs du nouveau César.

Dans Carthage, les familles chrétiennes souffraient de vexations et de lapidations ; à Alexandrie, les supplices augmentaient sans cesse ; en Gaules, les tribunaux vivaient pleins de victimes et de délateurs ; à Rome, se multipliaient les spectacles de mort dans les cirques...

Face à ces événements déplorables, la villa Veturius, à Lyon, était moins festive que dans le passé, bien que plus productive et plus fructueuse.

Depuis la mort de Varrus, Opilius s'était retiré en compagnie de Galba et vivait dans la capitale du monde, il n'avait plus jamais échangé un seul mot avec son beau-fils.

Les terribles surprises survenues depuis le suicide de Flavius Subrius avaient creusé entre eux deux des abîmes de silence et une froide aversion perdurait au fond d'eux-mêmes où les amères révélations obtenues comme des secrets inénarrables du cœur gisaient.

Depuis l'instant où il avait pris connaissance de la vérité allusive au passé, consterné, Tatien cherchait à noyer dans le travail les peines et les tourments qui le perturbaient intérieurement.

Dévoué à sa femme qui méritait toujours toute son affection, il essaya de concentrer sur elle ses penchants affectifs, mais Hélène était excessivement frivole pour comprendre son dévouement. Prise par des activités sociales nombreuses, elle voyageait fréquemment, rendant visite parfois à de vielles connaissances dans des localités frontalières ou allant voir son père et son frère à la métropole impériale. Elle avait trouvé étrange, au début, l'éloignement paternel dont elle n'avait jamais eu connaissance de la véritable cause, mais elle s'était finalement habituée à l'absence de Veturius, supposant que son père trouvait plus de joie à vieillir tranquille dans cette ville qui fut son berceau.

Toujours accompagnée d'Anaclette, son ancienne gouvernante, elle fréquentait assidûment le théâtre, le cirque, les courses et les jeux.

Malgré les demandes réitérées de son mari qui se consacrait à la méditation et à la dignité domestique, elle ne changeait pas de conduite.

Tous les jours, la jeune femme trouvait mille excuses pour s'absenter, esclave de l'opinion publique, des conventions, des modes et des frivolités inconvenantes à sa condition.

Veturius s'était réellement détourné de son beau-fils, pour autant il n'avait pas lâché prise sur les intérêts patrimoniaux et, afin de se protéger, il avait envoyé à l'exploitation agricole un grec libre qui avait toute sa confiance, du nom de Teodul à qui il avait conféré le droit de partager avec son beau-fils les services administratifs.

Teodul était un célibataire intelligent et astucieux toujours prêt à courber l'échiné pour obtenir des avantages en sa faveur. Il était devenu l'ami de Tatien, mais bien plus encore de sa femme, et creusait subtilement une distance entre eux deux.

Si la maîtresse de maison voulait se rendre à Vienne ou à Narbonne, il était le premier à se présenter pour l'escorter et conduire son voyage ; si elle désirait traverser la Méditerranée pour partir en excursion à Rome et dans les alentours, il était la personne indiquée pour la suivre de près, de sorte que son mari, à l'étonnement de sa femme, n'était pas amené à revoir son beau-père.

Malgré la vigueur juvénile de ses trente quatre ans, Tatien avait profondément changé.

Ce n'était plus le jeune homme d'autrefois.

Il s'était renfermé sur lui-même.

Puisqu'il ne pouvait trouver en sa compagne la confidente qu'il désirait, il vivait psychiquement isolé et investissait toute son énergie au service des champs.

Il ne pouvait se considérer comme étant riche puisqu'il était lié aux intérêts de Veturius, prisonnier de cette fatalité domestique.

La propriété rapportait des revenus substantiels, mais dans la famille sa situation le plaçait en position de subalterne économique, de sorte qu'au fond, Hélène était l'enfant légitime avec laquelle le propriétaire de l'exploitation agricole s'entendait directement en permanence par correspondance.

De nombreuses fois, il avait pensé acquérir une petite ferme où il aurait pu exercer son autorité, mais ce projet ne fut jamais mis à exécution. Les dépenses de sa femme étaient bien trop excessives pour qu'il puisse se lancer dans une telle entreprise.

Hélène dépensait des sommes énormes consacrées au faste de sa vie sociale.

Et comme il avait coupé court à son intimité avec son beau-père depuis la mort de Varrus, Tatien était torturé par d'incessants problèmes financiers que ses multiples activités pouvaient difficilement résoudre.

Sa seule compensation lui venait de la consolation qu'il trouvait dans la constante tendresse de sa seconde fille. Blandine était née en 243, telle une bénédiction que le ciel aurait réservée à son cœur. Alors que l'ainée dès son plus jeune âge était attachée à sa mère, copiant ses prédilections et ses attitudes, la plus jeune collait exclusivement à son père. Elle l'accompagnait dans ses promenades solitaires dans les bois, le suivait dans ses moments de méditations dans le jardin.

Rien n'y faisait, ni les reproches de la gouvernante, ni les remarques des proches.

Blandine ressemblait à une fleur en permanence accrochée au bras droit paternel.

Quotidiennement, à l'aube, c'était la seule personne de la maison à prier en compagnie de Tatien devant la statue de Cybèle, la déesse mère.

Un beau jour, nous les avons trouvés ensemble à bavarder dans un grand vignoble.

Papa — demandait-elle les cheveux au vent baignés de lumière solaire —, qui a fait la campagne qui est si belle ?

Son père heureux lui a répondu en souriant :

Les dieux, ma fille, les dieux nous ont accordé les arbres et les fleurs pour embellir notre vie.

La petite, ivre de joie infantile, a pris une grappe de raisin mûr et a demandé, à nouveau :

Mais, papa, quel est le dieu qui nous a apporté des raisins aussi sucrés ?

Tatien satisfait de sa curiosité, l'a assise sur ses genoux et lui a expliqué :

Celle qui nous accorde la bénédiction de la récolte, est Cérès, la généreuse déesse de la moisson.

Prévoyant peut-être de nouvelles questions venant de la petite, il a continué :

Cérès a fait de longs voyages parmi les hommes, leur enseignant à labourer le sol et à préparer de bonnes semences... Elle avait une fille, du nom de Proserpine, affectueuse et belle comme toi, mais Pluton, le roi des enfers qui était cruel l'a enlevée...

Oh ! Pourquoi ? — est intervenue Blandine attentive.

Son père a continué, patiemment :

Pluton était si laid, mais si laid, qu'il n'a pas trouvé de femme pour l'aimer. Alors, un jour, quand Proserpine récoltait des fleurs dans des champs siciliens, l'horrible Pluton l'a emportée dans son horrible demeure.

La pauvre ! — déplorait la petite navrée — et sa mère n'a pas trouvé un moyen de la sauver ?

Cérès a beaucoup souffert jusqu'à ce qu'elle découvre l'endroit où elle se trouvait. Elle est descendue en enfer afin de récupérer sa fille mais celle-ci était si douce et si gentille qu'elle s'était prise d'affection pour le tyran qu'elle accepta d'épouser. Compatissant de son mari, elle ne voulait plus repartir. Cérès, prise d'angoisse, a fait appel à Jupiter, le maître de l'Olympe, mais de telles perturbations surgirent que le grand dieu a jugé qu'il valait mieux que Proserpine passe, tous les ans, six mois en compagnie de sa mère et les six autres restants auprès de son compagnon.

La petite a alors soupiré, soulagée et dit :

Jupiter, notre père qui est au ciel, a été sage et bon....

Ensuite, ses petits yeux vivants et foncés se sont illuminés. Elle a étreint Tatien, nerveusement et a demandé :

Papa, si Pluton m'enlevait, vous viendriez me chercher ?

Sans aucun doute — répliqua Tatien, en riant —, mais il n'y a pas de danger. Ce monstre ne nous dérangera jamais.

Comment le savez-vous ?

Son père l'a enlacée en lui disant :

Nous avons notre mère Cybèle, Blandine. Notre divine protectrice ne nous abandonnera jamais.

La petite, confiante, a exprimé de la satisfaction et de l'apaisement sur son visage

ingénu.

Alors que le jeune patricien commandait les travaux de quelques esclaves à l'ouvrage, l'enfant est partie courir après un grand papillon qui se déplaçait difficilement.

Très doucement, Blandine l'a attrapé entre les plis de sa légère tunique en laine et l'a présenté à son père, en lui disant :

Papa, les papillons n'ont-ils pas un dieu qui les aide ?

Comment non, ma fille ? Les génies célestes s'occupent de toute la nature.

Mais où serait donc l'aide pour une pauvre créature comme celle-ci ?

Tatien a souri et lui donnant la main, il lui fit :

Viens avec moi, je vais te montrer.

Ils ont fait quelques pas et ont atteint un cours d'eau limpide. Tatien, tendrement, lui a montré le ruisseau chantant et lui a expliqué :

Les sources, mon enfant, sont des cadeaux du ciel. Pose ton papillon au bord de l'eau, il a soif.

La petite a obéi, heureuse.

Et tous deux, ont ainsi passé leur journée à se promener et à jouer ou à observer les lézards qui rampaient au soleil.

Intérieurement, le fils de Varrus Quint se disait alors que la présence de sa fille était peut-être le seul bonheur dont il jouissait sur terre.

De retour chez eux, brunis et pleins d'entrain, ils furent reçus par une grande agitation. Un message était arrivé de Rome et Tatien, déconcerté, savait qu'il s'agissait toujours d'un événement désagréable pour lui. Sa femme était plus exigeante et plus sèche.

En effet, dès qu'il fut entré, Hélène l'a invité à parler en privé lui présentant une longue lettre venant de son père. Opilius insistait pour que sa fille et ses petites-filles se rendent à la métropole. Elles lui manquaient beaucoup et, surtout, il était excessivement inquiet quant à la situation de Galba totalement livré, comme toujours, à des fréquentations indésirables. Il n'arrivait pas à se faire à l'idée que le jeune homme était encore célibataire. Et, confidentiellement, il suppliait Hélène d'étudier avec son beau-fils la possibilité d'un mariage entre oncle et nièce. Lucile, la petite-fille qu'il avait vue naître, avait atteint ses quinze ans. Ne serait-il pas opportun de la rapprocher du célibataire tentant par là quelque réaction régénératrice, malgré la différence d'âge ?

La société romaine, disait le vieil homme, était en décadence. De grandes fortunes étaient dilapidées par manque de prévoyance des familles patriciennes traditionnelles.

Ne serait-il pas justifié, demandait-il, de vouloir préserver leurs biens avec une nouvelle union dans leur propre environnement domestique ?

Tatien a lu la lettre et montra sur son visage l'immense mécontentement qu'elle provoquait en lui, et il a commenté, ennuyé :

Le vieil Opilius respire certainement l'or. Il n'a d'autre idée en tête que l'argent, défendre sa fortune et la décupler. Je crois qu'il pourrait vivre tranquille en enfer dès lors que le royaume des ombres serait constitué de pièces de monnaie. Quelle sottise ! Quel bonheur pourrait surgir du mariage d'une jeune fille de quinze ans avec un libertin de la qualité de Galba ?

Bouleversée, sa femme devenue pâle l'exhorta :

Je ne tolère pas que l'on manque de respect à l'égard de mon père. Il a toujours été aimable et généreux.

Et regardant son mari, du haut en bas, elle a continué :

Que pourrions-nous offrir à Lucile dans une province pleine d'esclaves et de misérables ? En outre, le mariage de notre fille avec mon frère serait un acte d'une grande sagesse. Mon père sait toujours ce qu'il fait.

Le mari, au fond, aurait voulu éclater et crier sa révolte.

De quel droit décidaient-ils, ainsi, du destin de son aînée ? Elle était bien trop jeune pour faire un tel choix. Pourquoi ne pas confier ce cœur juvénile à la sagesse du temps afin d'en décider avec calme ? D'expérience, il savait que le bonheur ne serait jamais le fruit de la contrainte.

Néanmoins, il renonça à tout argument.

Entre lui et Veturius, il existait une mer de boue et de sang. Jamais, il ne l'excuserait du malheur de son père. L'amitié, qui les liait en d'autres temps, s'était convertie en une haine silencieuse. Cependant, sa femme était sa fille et par le sang de ses filles, il était obligé de le reconnaître comme étant de sa famille.

Il pouvait discuter, lutter, combattre, et pourtant, seul il était pauvre et ne réussirait jamais à vaincre le géant financier que le destin lui avait imposé comme beau-père.

Et plutôt que de lutter verbalement avec Hélène, ne serait-il pas préférable de se taire ?

Face au sombre mutisme de son mari, elle a continué : — Voilà plus d'un an que je ne vois pas mon père.

Maintenant, je dois y aller. Je n'ai pas d'autre alternative. Le bateau sera probablement à Massilia la semaine prochaine... Cette fois, je pense pouvoir compter sur toi. Mon père t'attend depuis plusieurs années...

Comme s'il se réveillait d'un cauchemar, Tatien a répondu avec humeur :

Je ne peux pas... Je ne peux pas...

C'est ça ! Chaque fois que j'ai besoin de ton concours pour un voyage important, tu t'illustres par ton absence. Nous avons à notre disposition un monde plein de joies et d'amusements, mais tu préfères l'odeur des chèvres et des chevaux...

Hélène, ce n'est pas vraiment cela — lui fit son mari gêné —, le travail...

Elle l'a alors sèchement interrompu, prise d'irritation :

Toujours le travail, l'éternelle excuse. Ne t'accable pas. J'irai avec Anaclette et Teodul, en compagnie des filles.

Le maître de maison s'est senti blessé rien qu'à l'idée de sa séparation avec sa plus jeune fille, et fit observer instinctivement :

Aurais-tu besoin d'une suite aussi grande ?

Ne te plains pas — lui fit sa femme, sarcastique —, chacun reçoit ce qu'il cherche. Si tu désires la solitude, ne t'irrite pas du manque de compagnie.

Son mari n'a pas répondu.

class="book">La fille de Veturius a commencé à s'organiser.

Des couturières, des fleuristes, des orfèvres et des artisans se sont mis à travailler avec

ardeur.

Mais au milieu de l'enthousiasme général, Blandine geignait sans cesse. Elle insistait pour rester. Ne voulait pas laisser son père. La maîtresse de maison, cependant, ne changeait pas d'avis. Les petites devaient partir, aller voir leur grand-père.

La veille du voyage, la petite pleurait tellement que Tatien, tard dans la nuit, s'est levé pour la consoler, alors que sa femme, occupée aux derniers préparatifs, ne s'était pas encore couchée. Allant d'une pièce à l'autre, il a entendu des rumeurs étouffées sur une petite terrasse toute proche. Sans être découvert, il a distingué Hélène et Teodul qui échangeaient des rapports affectueux. L'intimité à laquelle ils se livraient ne pouvait laisser aucun doute quant à la relation amoureuse entre eux deux.

Son cœur s'est mis à battre effréné.

Il avait toujours fait confiance à sa femme malgré le tempérament explosif qui la caractérisait.

Il eut envie d'étrangler Teodul de ses mains froides et implacables, néanmoins, les gémissements de Blandine éveillaient en lui ses sentiments de père. Le scandale n'apporterait pas de compensations. Plutôt que de changer son destin, complètement perturbé maintenant, il retomberait comme une flèche incendiaire sur la famille que le ciel lui avait confiée.

Punir sa femme reviendrait à condamner ses filles.

Instinctivement, il s'est rappelé de Varrus, et, pour la première fois, il a longuement réfléchi aux tempêtes qui s'étaient abattues sur le chemin parcouru par son père.

Quelles forces surhumaines avaient bien pu le soutenir. Comment avait-il pu supporter le malheur domestique sans trahir la supériorité morale qu'il lui connaissait ?...

Il s'est souvenu des paroles qu'il avait prononcées « in extremis », et analysait maintenant le caractère élevé du respect des droits de la femme évoqué par son père.. Il aurait souhaité être en possession de notions aussi nobles mais se sentait bien loin de telles conquêtes de l'esprit. Pour lui le pardon n'était que de la lâcheté et l'humilité exprimait un manque de dignité.

D'autre part, il s'est rappelé Cintia, sa triste mère qui balançait son berceau. Contraint à reculer dans les souvenirs de son enfance, il se disait maintenant que même dans les grands moments de tendresse manifestés par son beau-père, jamais il n'avait vu sa mère vraiment heureuse. La chère matrone avait vécu de longues années l'âme voilée par un indéfinissable désenchantement.

Hélène ne serait-elle pas en train d'acquérir le même patrimoine de douleur ?

Il a entendu quelques mots affectueux prononcés par le couple d'amants que le souffle de la nuit portait à ses oreilles, mais cependant, tout comme le fit Varrus Quint, quand lui Tatien n'était encore qu'un ange tendre, il est retourné à l'intérieur s'occuper de sa fille.

Blandine l'a étreint, consolée, comme si la présence paternelle dissipait tous les dangers et après l'avoir embrassé, elle s'est endormie, tranquille.

Le jeune homme l'a pressée contre son cœur et profondément angoissé, il est allé se coucher à son tou sans dire un mot.

Une fois dans son lit, le souvenir de son père lui est revenu avec plus d'insistance. Il a alors prié demandant l'aide des dieux immortels de sa foi. Il aurait voulu rester éveillé, mais la prière, tel un doux somnifère l'a pris d'une languissante torpeur qui finit par l'envelopper d'un lourd sommeil.

À l'aube le lendemain, il fut bruyamment éveillé par sa femme qui venait lui faire ses

adieux.

La caravane partait très tôt.

Hélène et ses compagnons prétendaient effectuer un court arrêt à Vienne pour y revoir quelques amis.

Tatien, triste le visage sombre, a prononcé quelques mots rapides mais lorsqu'est arrivé le tour de Blandine qui s'est lancée dans ses bras anxieux, en pleurs, le chef de famille fut ému et tremblait.

Ne me laisse pas partir, papa ! Je veux rester ! J'ai peur ! Emporte-moi dans la vigne ! — sanglotait la petite de désespoir.

Son père l'a embrassée avec tendresse et lui a recommandé :

Calme-toi ! Fais selon les désirs de ta maman, grand-père t'attend, plein de bonté ! Tu seras heureuse de faire ce voyage, ma fille !

Il n'en est rien — s'est écriée l'enfant les yeux gonflés de larmes —, qui priera avec vous le matin ?

Que ce soit en raison de la torture morale qu'il supportait depuis la veille ou pour l'angoisse de cet au revoir qui lui fendait le cœur, le patricien éprouvait à cet instant une grande émotion qui étouffait sa poitrine oppressée. Il a déposé Blandine dans les bras d'Anaclette qui l'attendait, impatiente, et d'un geste brusque il est rentré se jetant dans la solitude pour laisser couler ses larmes. Il aurait voulu se défaire de cette amertume qui dominait ses pensées, néanmoins, quand les voitures se sont éloignées au bruit des adieux des esclaves, il est presque devenu fou en entendant la voix de sa fille qui criait :

Papa!... Mon petit papa !...

Une fois l'excursion commencée, Hélène s'est inquiétée.

Blandine, malgré tous les reproches, refusait de se nourrir. La beauté du paysage rhodanien ne l'intéressait pas.

Leur arrivée dans Vienne, après beaucoup de soucis, s'est faite sous de lourds nuages.

La petite accusait une forte fièvre et son cœur semblait comme un oiseau effrayé en cage dans sa petite poitrine.

Les yeux hagards, elle semblait complètement étrangère à la réalité. Elle prononçait le nom de son père à travers des cris étranges et disait voir Pluton dans une voiture en feu, cherchant à l'enlever.

Inquiet, Teodul a appelé un médecin qui a diagnostiqué que la fillette était dans un état grave et leur déconseillait de poursuivre leur voyage.

Pour cela, son père fut immédiatement averti pour les aider.

Tatien, très inquiet est rapidement arrivé et le groupe d'Hélène a rendu l'enfant aux bras paternels, puis a continué sans elle, qui, satisfaite, est retournée à la maison.

C'est ainsi qu'a commencé pour le patricien et son enfant une douce période de recouvrement.

Ils s'aimaient si profondément avec cette tendre affection parfaite de ceux qui donneraient tout sans Jamais rien recevoir, qu'ils se suffisaient vraiment l'un à l'autre.

Totalement livrés à la nature qui les entourait, ils faisaient des promenades charmantes dans les vignes et dans les bois, dans les pâturages et dans les landes.

Car maintenant, ils ne s'en tenaient plus à de simples randonnées dans la campagne. Tatien avait acquis un petit bateau et ils faisaient de longues excursions sur le Rhône.

Il lui disait qu'il pensait engager les services d'un bon enseignant. Il n'y avait dans l'exploitation agricole aucun esclave à la hauteur d'une telle tâche.

Mais pourquoi, Papa, n'êtes-vous pas vous-même mon professeur ? — lui demanda-t-elle un jour alors qu'ils naviguaient au-delà des enceintes de la ville, enchantés par la magnificence du fleuve gonflé des dernières pluies du printemps.

Moi, je ne peux pas — a expliqué Tatien gentiment —, nous ne saurions pas garantir un programme disciplinaire comme cela est nécessaire.

Blandine a fixé du regard le magnifique paysage alentour...

Le crépuscule descendait lentement, plongeant la terre dans la pénombre et les étoiles là-haut dans le ciel commençaient à briller...

Aidé par les brises vespérales, remontant le courant depuis le point de confluent avec la Saône sur le chemin du retour vers le centre-ville, Tatien ramait aisément.

Ils semblaient absorbés par le grand silence à peine troublé de temps à autre par le vol rapide de quelques oiseaux retardataires, lorsqu'ils entendirent la voix veloutée d'une femme chantant au bord du fleuve...

Étoilesnids de la vie, Dans les espaces profonds,

Nouveaux foyers, nouveaux mondes,

Couverts d'un voile léger.. .

Délicates roses de Cérès,

Nées au soleil d'Eleusis,

Vous êtes la demeure des dieux,

Qui vous sculptent dans les cieux !. . .

Vous nous dites que tout est beau, Vous nous dites que tout est saint,

Même quand il y a des larmes

Dans le rêve qui nous conduit.

Vous proclamez à la terre curieuse,

Dominée de tristesse,

Qu'en tout règne la beauté

Vêtue d'amour et de lumière.

Et quand la nuit est plus froide

Une sinistre douleur nous surprend,

Et rompt le lien obscur

Qui nous retient à notre cœur,

Illuminant l'aube

Du paysage d'un nouveau jour,

Où le bonheur rayonne

En une éternelle résurrection. Donnez la consolation au pèlerin,

Qui avance au hasard,

Sans toit, sans paix, sans boussole,

Torturé, souffrant..

Temples d'un bleu infini,

Apportez à l'humanité

La gloire de la divinité

Dans la gloire de votre amour

Etoiles — nids de fa vie,

Dans les espaces profonds,

Nouveaux foyers, nouveaux mondes,

Couverts d'un voile léger...

Délicates rosés de Cérès,

Nées au soleil d'Eleusis,

Vous êtes la demeure des dieux,

Qui vous sculptent dans le ciel !...

Qui peut bien chanter ainsi ?

a demandé Blandine admirative.

Tatien, impressionné, a ramé presque qu'instinctivement en direction d'une accueillante plage toute proche et devant la jeune fille qui chantait, lui et sa fille n'ont pu contenir la sympathie qui était brusquement née dans leur cœur.

Il a amarré son bateau sur la marge et ils sont descendus.

La jeune femme, surprise, est venue à la rencontre de la petite, s'exclamant :

Belle enfant que les dieux te protègent !...

Et qu'ils protègent aussi notre belle inconnue — a murmuré Tatien de bonne humeur.

Et, dans l'intention de dissiper toute timidité, il a ajouté :

Par Sérapis ! Je n'ai jamais entendu de si bel hymne aux étoiles. Qui a écrit un aussi joli poème ?

C'est mon père, Monsieur.

L'excursionniste a ressenti un étrange pincement au coeur. Cette voix pénétrait ses fibres les plus intimes. Elle attendrit inexplicablement son âme. Qu'est-ce que pouvait bien faire cette femme toute seule sur cette plage maintenant peuplée d'ombres ? Remarquant qu'elle et Blandine dans un mouvement d'affection naturel s'étreignaient, il oublia l'idée de retourner sur le champ au bateau et lui fit gentiment :

Franchement, je serais très heureux de connaître de près l'auteur de cette délicate composition.

C'est facile — a expliqué la jeune femme joyeuse — , nous vivons ici même.

Offrant sa main à la petite, elle est passée devant.

Après quelques pas, le trio a pénétré dans une simple maison dont la pièce la plus grande était une salle étroite et peu confortable. Là à la clarté de deux torches, un vieux fixait un précieux luth.

Divers instruments musicaux y étaient entassés révélant la profession du propriétaire de la maison.

Un peu gênée, la jeune fille a présenté les arrivants, en expliquant :

Papa, ce sont deux voyageurs du fleuve. Ils ont écouté la chanson aux étoiles et se sont intéressés à son auteur.

Oh ! Comme c'est généreux ! — et tout en montrant un large sourire le vieil homme a ajouté : — qu'ils entrent ! La maison est minuscule mais c'est la vôtre.

Un entretien amical s'est engagé.

L'ancien, qui approchait des soixante-dix ans, portait dans ses yeux une rayonnante vigueur juvénile qui se manifestait dans les paroles qu'il prononçait.

Sans affectation, il s'est présenté.

Il s'appelait Basil, né à Rome, il était fils d'esclaves grecs. Bien qu'endetté vis-à-vis de son ancien maître, Jubellius Carpus qui l'avait émancipé, il continuait libre et agissait pour son propre compte.

Carpus était un noble romain qui avait presque son âge. Pendant leur enfance, ils avaient grandi ensemble et s'étaient tous deux mariés presque en même temps.

Cécilia Priscilienne, la femme du maître, était tombée malade de la peste et après la naissance de son second fils, Junia Glaura, sa femme, une esclave et une amie de la famille de Carpus, s'était tellement dévouée à la matrone qu'elle avait réussi à sauver la vie de sa maîtresse, mais elle l'avait payé de la sienne en contractant la dangereuse maladie. Junia malgré elle le contraignait ainsi au veuvage, lui laissant une petite fille du nom de Livia qui survécut peu de temps.

Compatissant de sa malchance, ses employeurs l'ont émancipé, moyennant qu'il leur paie un jour, les lourdes dettes qu'il avait contractées pour sauver sa famille.

Néanmoins, il n'avait pas pu continuer à Rome où tant de souvenirs pénibles lui martyrisaient l'esprit.

Dépité, il s'est retiré sur l'île de Chypre où il a passé plusieurs années plongé dans des études philosophiques, cherchant à se fuir.

Là-bas, il reçut comme cadeau des dieux — souligna-t-il en souriant — sa nouvelle fille à qui il donna le même prénom que la première.

Livia était apparue juste au moment où il se sentait le plus seul et le plus malheureux des hommes.

Désespéré face aux obstacles constants qu'il rencontrait, sans jamais trouver les moyens de se débarrasser des engagements économiques qui le rattachaient à la maison de son maître, il était prêt à attendre la mort quand le ciel lui a envoyé sa nouvelle petite fille sur une route miraculeuse, faisant renaître ainsi tous ses espoirs.

Dès lors, il fut à nouveau pris de courage pour lutter.

Il a retrouvé l'énergie de travailler et repris les activités routinières d'un homme avec des problèmes quotidiens à résoudre.

En restaurant des instruments musicaux, en tant qu'accordeur, il s'est vite rendu compte que sur l'île ses revenus ne répondaient pas aux nouvelles charges, ils sont donc partis pour Massilia où il a trouvé beaucoup de travail répondant à ses besoins pour éduquer sa fille.

De nombreux déboires, cependant, l'ont obligé à déménager et il a choisi Lyon comme nouveau champ d'action.

Il fut surpris par la grande quantité de harpes, de luths et des cithares nécessitant d'être réparés et satisfait des nouvelles perspectives d'amélioration économique, il était dans cette ville depuis six mois, réorganisant sa vie. Basil parlait avec assurance et douceur mais on remarquait dans sa voix quelque chose de douloureux qui n'arrivait pas à s'extérioriser. Des plaies invisibles de souffrance transparaissaient des mots prononcés avec une aimable compréhension, mais touché d'une pointe d'amertume.

Le patricien enthousiaste et réjoui l'a encouragé, lui laissant entendre que de nouveaux horizons allaient s'offrir à lui.

Il avait beaucoup d'amis et il lui obtiendrait des services rentables.

Pour égayer l'ambiance qui s'était un peu trop assombrie vu les sujets inquiétants de la vie quotidienne abordés, Livia a répondu à la demande paternelle en exécutant quelques morceaux à la harpe que Tatien et Blandine ont écoutés, enchantés.

La petite fascinée était silencieuse et calme et le fils de Varrus Quint, comme transporté en d'autres temps, errait mentalement dans de multiples réminiscences, contenant mal le flot d'émotion qui lui montait aux yeux. Il a fouillé dans le passé, essayant de se souvenir où, quand et comment il avait rencontré le vieil homme et la jeune fille, lui qui le regardait plein de bonté et elle qui chantait avec cette voix mélangée de joie et de douleur, mais ce fut en vain... Il gardait l'impression de les connaître et de les aimer, mais sa mémoire se niait à les identifier dans le temps.

Livia s'est tue, mais le visiteur restait absorbé, à penser, à penser...

Ce fut Blandine qui interrompit les réflexions en demandant affectueusement :

— Papa, vous ne croyez pas que Livia pourrait être mon professeur ?

Un sourire général est apparu sur chacun des visages dans l'humble pièce.

L'idée fut acceptée avec joie.

Et cette nuit-là, quand l'heure des adieux arriva, plein de compréhension et de tendresse Tatien s'est éloigné, ranimé. Il avait oublié les luttes et les problèmes de sa propre destinée comme s'il avait absorbé un miraculeux nectar venu des dieux.

Le cœur du patricien, qui auparavant était taciturne et angoissé, semblait maintenant revivre.

RÊVES ET AFFLICTIONS

Enveloppés par les douces brises du fleuve, les yeux plongés dans le firmament qui se peuplait de constellations, nous retrouvons Basil parlant à Tatien admiratif :

Pour nous, la vie est encore un impénétrable secret céleste. Nous ne sommes que des animaux pensants. Entre les mains de l'homme, le pouvoir est une fantaisie, tout comme la beauté est un leurre dans le cœur de la femme. J'ai visité l'Egypte, en compagnie de deux prêtres d'Amathus, et là, nous avons trouvé différents souvenirs de la sagesse immortelle. Dans les pyramides de Gizeh, j'ai étudié minutieusement, les problèmes de la vie et de la mort me plongeant dans des réflexions profondes sur la transmigration des âmes. Ce que nous apprenons dans nos cultes tangibles n'est que l'ombre de la réalité. De toute part, la truculence politique de ces derniers siècles a porté préjudice au service de la révélation divine. Je pense que nous approchons de temps nouveaux. Le monde a soif d'une foi vivante pour être heureux. Je n'admets pas que nous soyons limités à l'existence physique et l'Olympe doit s'ouvrir pour répondre à nos aspirations...

Ne croyez-vous pas, par hasard — intervint son interlocuteur inquiet —, que la confiance pure et simple en la protection des dieux suffit au bonheur collectif, conformément au culte de nos ancêtres ?

Oui, oui — lui fit l'ancien —, la simplicité est aussi l'un des aspects de l'énigme, cependant, mon cher, dans le cas présent, en ces temps d'incommensurables déséquilibres moraux, le problème de l'homme ne cesse de grandir. Nous ne sommes pas des marionnettes prisonnières des tentacules de la fatalité. Nous sommes des âmes portant l'habit de la chair en transit vers une vie plus élevée. J'ai parcouru les grandes routes de la foi et cherché dans les archives de l'Inde védique, de l'Egypte, de Perse et de Grèce et chez tous les vénérables instructeurs, j'ai observé la même vision de la gloire éternelle à laquelle nous sommes destinés. Personnellement, je considère que nous sommes un temple vivant en construction dont les autels à l'infini expriment la grandeur divine. Lors de nos expériences sur terre, nous ne réussissons à construire que les fondations du sanctuaire poursuivant au-delà de la mort du corps cette initiation complétant l'œuvre sublime. Dans les luttes de l'existence animale, nous développons le potentiel de l'esprit permettant notre élévation aux sommets de la vie.

Et, après une pause pendant laquelle il semblait réfléchir aux concepts qu'il venait d'énoncer, il a ajouté :

Donc, le problème est bien plus vaste. Il est fondamental que nous sachions mettre en valeur la dignité humaine inhérente à toutes les créatures. Les esclaves et les maîtres sont les fils du même Père.

L'ami, qui enregistrait attentivement ses paroles, objecta immédiatement :

Égalité ? Cela viendrait contrarier la structure de notre organisation sociale. Comment niveler les classes, sans bousculer les traditions ?

Le vieil homme a alors souri calmement et lui a fait remarquer :

Mon fils, je ne me réfère pas à l'égalité par la violence qui classerait dans la même catégorie les bons et les mauvais, les justes et les injustes. Je me reporte à l'impératif de fraternité et d'éducation. Je veux dire que la vie est comme une grande machine dont les pièces vivantes, que nous sommes, doivent fonctionner harmonieusement. Il y a ceux qui naissent pour une tâche déterminée, distante de la nôtre, comme il y a ceux qui voient le chemin d'une manière différente avec d'autres yeux que les nôtres. Gardant la certitude que notre esprit peut vivre d'innombrables fois sur terre, nous modifions le cours de notre évolution, d'une existence à l'autre, comme l'élève apprend à écrire, petit à petit, pour arriver aux plus hautes expressions de la culture. En conséquence, nous ne voyons pas comment niveler les classes, ce serait impraticable. L'effort personnel et le mérite qui en résulte sont les frontières naturelles entre les âmes, ici et dans l'au-delà. La hiérarchie existera toujours comme appui inévitable de l'ordre. Chaque arbre produit selon l'espèce à laquelle il s'apparente et chacun mérite plus ou moins d'estime selon la qualité de sa propre production. Substituons, ainsi, les mots « maîtres» et « esclaves » par « administrateurs » et « coopérateurs » et peut-être atteindrons-nous l'équilibre nécessaire à notre entendement.

Cherchant à calmer leur entretien, l'ancien fit un petit intervalle et ajouta en souriant :

Nous devons de faire preuve de plus d'humanité pour être réellement humain. Retenir la sensibilité et l'intelligence n'est pas licite et afin que notre monde s'adapte à la perfection qui l'attend, il est essentiel que nous ayons suffisamment de courage pour raisonner en termes différents de ceux qui régissent notre marche collective depuis des millénaires. Les conditions de lutte et d'apprentissage sur terre se modifieront vraiment quand nous comprendrons que nous sommes tous frères.

Tatien, dans l'essence, n'épousait pas de tels points de vue. Jamais il n'avait pu entendre le mot « fraternité », sans se rebeller. Cependant, moins impulsif maintenant, il se souvenait des conversations qu'il avait eu avec le père en d'autres temps.

Basil était un authentique successeur de Varrus Quint.

Il admit que le nouvel ami était également imprégné de la mystique des nazaréens, mais détestait encore beaucoup trop le christianisme pour poser des questions. Pour lui, les divinités de l'Olympe devaient obligatoirement faire l'objet d'une adoration exclusive. Dans le passé, il aurait explosé en des propos rudes et puissants, mais la souffrance morale avait modifié sa manière d'être et, au fond, il ne désirait pas se défaire d'une aussi belle amitié.

Pour cela, il a voulu dévier du sujet et, se fixant à l'aspect philosophique de la question, il lui a demandé :

Vous jugez alors que nous avons déjà vécu d'autres vies ? Que nous avons déjà respiré ensemble sous d'autres climats ?

Le vieil homme avec bonne humeur a affirmé, convaincu :

Je n'en ai pas le moindre doute. Et il garantit encore bien davantage en disant que personne ne se trouve là sans raison. La sympathie ou l'antipathie ne se font pas l'espace d'un instant. Elles sont l'œuvre du temps. La confiance avec laquelle nous nous comprenons, les liens d'affection qui nous rapprochent depuis hier ne tiennent pas de la simple éventualité. Le hasard n'existe pas. Des forces supérieures et intangibles nous réunissent à nouveau, certainement, pour quelque tâche à réaliser. Tout comme aujourd'hui est la continuation d'hier dans la suite des heures qui passent, nous découlons du passé. Sur terre, nous testons et sommes testés, en marche constante vers d'autres sphères, nous allons de monde en monde, pas à pas pour atteindre la glorieuse immortalité.

Leurs considérations transcendantales auraient certainement pu aller plus loin, mais Livia et Blandine sont apparues, par surprise, et souriantes elles les ont invités à prendre quelques fruits et des rafraîchissements.

Les deux amis ont acquiescé, ravis.

En cette seconde soirée de rencontre, Tatien se montrait plus jovial, plus expansif.

Il a parlé de la satisfaction de sa fillette qui jubilait à l'idée de se rapprocher de sa maîtresse puis il a commenté les plans qu'il avait lui-même tracés, heureux.

Basil viendrait habiter dans une maison proche de la villa Veturius où l'accordeur trouverait les moyens nécessaires pour s'installer dignement avec sa fille.

Ainsi, ils vivraient tous en permanente communion.

Et l'enthousiasme qui va toujours de paire avec les miracles de la joie matérialisa ce projet sans perte de temps.

En une semaine, le changement souhaité fut réalisé.

Un petit site a été loué pour le philosophe et la première matinée de promenade pour Tatien, Livia et Blandine s'est révélée être une admirable fête de lumière.

Le bois humide de rosée était fortement parcouru par une brise fraîche qui caressait les fleurs emportant leur parfum au loin.

Des oiseaux délicats piaillaient et gazouillaient dans les grands arbres aux épais feuillages verts et beaux telles des offrandes vivantes de la terre faites au ciel sans nuages.

Alors que la fillette, rougie par le soleil, poursuivait, curieuse, un groupe de papillons, Tatien s'est arrêté devant un nid plein d'oisillons sans plumes et le montrant à sa compagne d'excursion, il s'exclama ému :

Quelle joie dans cette famille heureuse !

La jeune femme a regardé le tableau avec enchantement et acquiesça satisfaite :

La nature est toujours un livre divin.

Le patricien l'a regardée avec une évidente tendresse et laissant transparaître les sentiments indéfinissables qui affleuraient son âme, il lui a dit :

Livia, il est des moments où plus nous avons confiance en nos dieux, plus notre cœur devient un labyrinthe de questions sans réponse... Pour quelle raison un oiseau peut-il faire son propre nid en harmonie avec lui-même, quand l'homme est contraint de souffrir de l'influence des autres dans la réalisation de ses moindres désirs ?... Pour quelle raison le fleuve suit-il son cours en paix pour se jeter dans la mer immense alors que les jours de l'âme humaine s'écoulent, tourmentés, en direction de la mort ? N'y aurait plus de clémence chez les divinités immortelles pour les êtres inférieurs ? Serions-nous par hasard des consciences tombées dans l'oubli intégral d'elles-mêmes, prisonnières sur terre en épreuve de purgation ?

La jeune fille, qui était gênée par la flamme affective qui brillait dans son regard, a bredouillé quelques syllabes, voulant changer le cours de la conversation, mais Tatien, encouragé par la rougeur spontanée qui était apparue sur le visage de son interlocutrice, a continué, affectueusement :

Ils ont toujours considéré que les traditions familiales doivent guider nos sentiments. Je me suis donc marié par obéissance et dans ce contexte j'ai formé la petite famille qui suit mes pas. J'ai cherché dans la femme que les dieux m'ont apportée une sœur pour le voyage en ce monde. Je supposais que l'amour, tel que nous le voyons dans la vie en général gérant tant de crimes et tant de conflits, n'était qu'une simple impulsion plébéienne des âmes moins désireuses de dignité sociale. Sincèrement, je n'ai pas trouvé en Hélène l'amie que mon esprit attendait. Dès que nous avons été plus intimes, j'ai perçu la distance morale qui nous séparait. Mais en elle j'ai trouvé une mère aimante pour mes filles et je me suis résigné.

Le jeune homme a esquissé un sourire d'amertume et a continué :

Nous ne commandons pas la vie, de sorte que nous lui sommes subordonnés avec pour devoir de profiter de ses leçons. J'ai fermé, ainsi, les portes de l'idéal et je me suis mis à exister, comme tant d'autres existent, effaçant en moi tout éveil du cœur. Mais maintenant que nous nous sommes rencontrés, je dors mal la nuit... Je me mets à penser que la chance me fera une surprise qui me facilitera le bonheur de me rapprocher de toi avec suffisamment de liberté pour t'offrir ce que j'ai... C'est peu, je sais. Mais c'est de tout mon cœur que je désire me réhabiliter pour te voir heureuse. J'ai imaginé une nouvelle vie qui serait seulement la nôtre, loin de cet endroit où de si nombreux souvenirs douloureux affligent mon âme... Nous prendrions avec nous Blandine et ton père, nous éloignant de tout ce qui pourrait changer le rythme de notre bonheur. Mais serait-il juste d'imaginer un plan aussi audacieux sans t'entendre ?

Le jeune homme l'a regardée avec tendresse, anxieux de connaître son état d'âme, mais remarqua de la tendresse dans ses yeux pleins de larmes qui n'arrivaient pas à couler.

Nous nous sommes rencontrés, il y a quelques Jours — a continué le jeune homme romain sensible —, cependant, j'ai l'impression que nous sommes de vieux amis... Ma femme et mon aînée, qui lui est très proche, s'attarderont un bon moment à Rome... Je ne veux pas les accuser d'ingratitude mais j'ai de bonnes raisons de penser que ni l'une, ni l'autre ne noteront avant longtemps l'absence de Blandine et la mienne... À la maison, nous sommes deux personnes un peu à l'écart... Aussi, ai-je réfléchi à la possibilité d'une remise en question... Ne crois-tu pas que notre bonheur serait possible ailleurs ? Nous abandonnerions les Gaules et chercherions une terre différente, en Asie ou en Afrique...

Tournant son regard vers le bois touffu, il a continué :

Cette exploitation agricole malgré la beauté dont elle est dotée, est le tombeau de mes plus beaux espoirs de jeunesse... Un souffle de mort a transformé ici mon destin... Il est des moments où je désirerais incendier la forêt, détruire les plantations, détruire le palais et disperser les employés pour arracher un nouveau monde de ma propre solitude, néanmoins, aussi puissant que l'on puisse être, fait-on réellement ce que l'on veut ?

Il a dévisagé la fille adoptive du philosophe avec un intraduisible espoir que révélait son regard et lui prenant doucement la main droite, il a supplié :

Que me dis-tu de tant de confidences si amères ?

Livia, que la rougeur du visage rendait singulièrement plus jolie, lui dit avec tristesse et simplicité :

Tatien, mon père a pour habitude de dire que les âmes capables de tisser le parfait bonheur conjugal se rencontrent habituellement trop tard. Quand elles ne sont pas surprises par la mort qui les sépare en pleine joie, elles sont retenues par d'insolubles engagements qui inhibent leur rapprochement..

Mais mon mariage n'est pas un obstacle infranchissable — est intervenu le jeune homme quelque peu contrarié — ; Hélène se débarrasserait de moi comme elle se déferait d'un fardeau.

La jeune femme, bien que calme, a souligné avec tristesse :

Mais les chaînes ne pèsent pas seulement sur l'un des plateaux de la balance. Moi aussi je suis mariée...

L'interlocuteur a senti une vague de froid geler son cœur mais û est resté martre de lui- même à l'écouter.

Quand mon père s'est rapporté aux déboires que nous avons dû affronter à Massilia, il se référait à mon inquiétant problème personnel.

La jeune femme fit une petite pause, laissant l'impression qu'elle éveillait de vieux souvenirs, puis a continué :

Il y a presque deux ans, il y eut dans Massilia une fête fastueuse rendue en hommage au patricien Aulus Serge Tulian, de passage dans la ville. Incité par des amis, mon père a permis que je me charge de plusieurs numéros musicaux lors de la grande soirée de réjouissance publique. À cette occasion, j'ai connu Marcel Volusianus, un jeune homme qui s'est immédiatement intéressé à moi et qui est devenu mon mari quelques mois plus tard. Mon père a toujours soutenu le besoin de connaître ses antécédents avant de donner son approbation au mariage, mais se sentant âgé et malade, il a voulu satisfaire mes désirs ardents de jeune femme puisque je ne nourrissais pas le moindre doute quant à la correction du jeune homme qui m'avait éveillée aux joies de l'amour. Il assurait venir d'une noble famille avec des ressources suffisantes dans différentes affaires pour garantir sa vie et apparentait une telle prospérité financière que je n'ai pas hésité à accepter comme une vérité pure les informations qu'il nous fournissait. Marcel, néanmoins, après le mariage, s'est révélé irresponsable et cruel et les manières aristocratiques de l'ami d'Aulus Serge ont disparu. En plus d'être un véritable tyran, c'était un joueur invétéré à l'amphithéâtre, plongé dans des activités suspectes. Au début, mon père et moi avons tout fait pour le soustraire au vice qui le subjuguait et, à ces fins, j'ai accepté de travailler comme harpiste dans des fêtes, croyant l'aider à trouver une solution à ses nombreuses dettes, cependant, j'ai vite remarqué qu'il utilisait mes dons artistiques pour attirer l'attention de relations importantes auprès desquelles il obtenait de juteuses aventures financières dont je n'ai jamais pu connaître l'extension.

La jeune femme a soupiré, blessée par ces pénibles réminiscences, et a continué :

Si le problème s'était limité aux déboires d'ordre matériel, nous serions probablement encore à Massilia à chercher des solutions. Mais malgré tout mon dévouement affectif pendant les six mois que nous avons vécus ensemble, Marcel semblait las de mon affection, et il est tombé amoureux de Sublicia Marcina, une poétesse intelligente et une danseuse renommée avec qui il s'est mis à vivre, sans abandonner notre maison. Nous avons assisté à tant de scènes déprimantes que mon père a décidé de notre transfert ici, en quête de changement...

Et quelle attitude as-tu adoptée face à ce vaurien qui a procédé de la sorte ? — a coupé Tatien, pris d'une forte impulsion.

Comme toute femme — a expliqué Livia dont la profondeur philosophique alliée à sa fraîcheur juvénile, rendait admirable en cette heure —, j'ai beaucoup souffert au début, mais avec l'aide du ciel, ma jalousie a fini par un sentiment de miséricorde. Je considère Marcel bien trop malheureux pour le condamner. Je ne crois pas qu'il puisse jouir de la tranquillité d'une vie digne.

Tatien l'a regardée avec admiration et regret, puis il lui a dit avec affection :

Pourquoi penses-tu cela ? Semblable attitude chez une jeune fille qui n'a pas encore vingt ans, n'est pas commune !... Ne serais-tu pas par hasard aussi femme que les autres ?

Livia a souri un peu triste et lui fit remarquer :

Je n'ai pas eu de mère qui me veuille. Je dois toute ma compréhension des choses à ce père qui m'a recueillie ! Très tôt, j'ai été habituée à le suivre dans ses digressions philosophiques et à interpréter la vie selon les réalités que le monde nous offre. À l'heure où presque toutes les filles sont troublées par l'illusion, j'ai été amenée à assumer des responsabilités et à travailler. À Massilia, tout ce que nous avions nous l'avions payé cher de nos propres efforts, j'ai donc appris que nous n'atteindrons pas la paix sans excuser les erreurs des autres qui, en d'autres circonstances, pourraient être les nôtres.

Tu ne regrettes pas pour autant l'homme que tu as aimé ? Tu ne le disputerais pas avec une autre ?

Pourquoi ? — a demandé son interlocutrice, sereine. — Le manque de l'autre que je peux éprouver, n'empêche pas le ciel de nie montrer le meilleur chemin. Il serait bon que je puisse partager le bonheur avec mon mari, mais si cette convivialité me contraint à commettre un délit en désaccord avec la rectitude de ma conscience, le bénéfice de l'absence ne serait-il pas plus juste ? Pour ce qui est de disputer les attentions et l'affection d'autrui, je ne crois pas que l'amour puisse faire l'objet d'enchères. L'affection, la confiance et la tendresse, à mon avis, doivent être aussi spontanées que les eaux cristallines d'une source.

Tu ne crois pas, alors, à la survie du bonheur sous d'autres formes ? — Et baissant le ton de sa voix qui s'est faite plus douce, le mari d'Hélène a demandé : Tu ne penses pas que nous puissions construire un nouveau nid dans un nouvel élan de compréhension et de bonheur ?

Livia extrêmement rouge lui a lancé un regard inoubliable et acquiesça :

Si, je le crois ! Je sens dans ton dévouement noble et calme un beau rivage tranquille, capable de protéger le cours de mon destin de toutes les tempêtes. Je t'aime beaucoup ! J'ai découvert cette vérité dès que nous nous sommes vus pour la première fois! Je comprends, maintenant, que Marcel m'a fait connaître les enchantements de la jeune fille, alors qu'en ta compagnie, je discerne en moi les désirs ardents de la femme... À aucune autre gloire féminine, je pourrais aspirer que celle de partager tes sentiments, cependant, nous ne nous appartenons plus...

Notant cette dernière phrase marquée de déception et d'amertume, le fils de Varrus l'a interrompue, considérant, impulsif :

Si tu me veux et si je te veux tant que cela, pourquoi nous arrêter à ceux qui nous méprisent ? Nous renouvellerons nos chances, nous serons heureux, ton père nous comprendra...

Livia a laissé aller le flot d'émotion qui dominait son cœur et lui dit d'une voix hachée:

Liée à ton nom, tu as une femme qui t'a donné deux petites filles...

Ma femme ? — a répondu l'interlocuteur impatient — Et si je te disais qu'elle n'a pas trouvé en moi l'homme qu'elle attendait ? Et si je t'affirmais, avec des preuves évidentes, qu'elle se consacre à une autre espèce d'amour ?

La jeune femme a soupiré, affligée, et a commenté :

Je ne doute pas de ce que tu dis, néanmoins, le temps et l'esprit de sacrifice peuvent changer la situation...

Et montrant sa fille qui jouait plus loin, elle a ajouté avec assurance :

Blandine est aussi un amour qui a confiance en nous. Si nous adoptions une conduite identique à celle qui nous blesse, peut-être empoisonnerions-nous son cœur de façon irrémédiable. Que gagnerions-nous à la ravir des bras maternels ? Elle serait prisonnière, en esprit, aux arbres de son enfance... Avec cette séparation, elle verrait en sa maman une héroïne inoubliable que nous aurions répudiée avec dédain par notre geste, et la dévotion pure et simple que nous désirerions recevoir d'elle, serait probablement transformée en méfiance et douleur... Si un jour, elle doit ressentir le fiel de la vérité, que le calice de l'angoisse lui soit imposé par d'autres mains...

Tatien a regardé la petite, de loin, et s'est tu, la voix saisie de commotion.

— Nous serons ensemble ! — a expliqué la jeune femme le ranimant — par-dessus tout l'amour est entente, affection, communion, confiance, manifestation de l'âme qui peut exister sans engagement d'ordre matériel... Nous nous retrouverons en Blandine qui sera notre point de référence affective. Les jours passeront comme des ondes de beauté et d'espoir et... qui sait l'avenir ? Peut-être que le temps.

Avant même qu'elle eut pu finir sa phrase, la fillette les a rejoints avec un beau sourire à leur offrir une magnifique branche de géraniums rouges.

Son père s'est réfugié dans le silence et la petite a dominé la conversation racontant ses aventures pleines de grâce.

Quelques instants plus tard, le trio prenait le chemin du retour.

À l'entrée de la modeste maison où il avait aménagé, Basil les attendait manifestant visiblement des signes d'impatience.

En quelques mots, il leur a rapporté l'inquiétude qui l'affligeait.

Marcel était apparu, inopinément.

Livia est devenue toute pâle et avec délicatesse elle voulut éviter une rencontre entre les deux hommes ; mais, Tatien, le visage sombre, se décida à entrer pour le voir de près.

Le jeune homme, qui approchait de la trentaine, était grand et élégant, il avait une belle chevelure et un regard agité sur un visage énigmatique.

Il a étreint sa femme, avec joie, comme si rien de grave ne s'était produit entre eux deux, puis il a salué Tatien avec ferveur en arrivant même à le déconcerter. Il semblait presque satisfait de voir sa femme en compagnie d'un nouvel ami comme si cela soulageait sa conscience d'un lourd fardeau.

En quelques minutes, il leur a communiqué l'objectif de son voyage.

Il était à Lyon car il accompagnait un groupe de chanteurs renommé qui allait participer à de grandes manifestations artistiques.

Et peut-être pour prévenir indirectement sa femme, il a ajouté qu'il ne pourrait pas s'attarder très longtemps.

Ses compagnons attendaient son retour à Vienne. Une belle fête chez Titus Fulvius, un riche patricien parmi ses relations, l'obligeait à repartir rapidement.

Le père de Blandine a perçu chez l'arrivant un esprit totalement différent de la famille pour laquelle il s'était pris d'affection.

Marcel était turbulent, exhibitionniste, beau parleur.

Il donnait l'impression d'un garçon intelligent qui jouait avec la vie. Il n'exprimait pas dans son discours de phrases qui puissent dénoter d'une maturité d'esprit dans son raisonnement.

Il était passionné par les sujets relatifs à l'amphithéâtre qu'il fréquentait assidûment. Il connaissait le nombre de fauves enfermés dans les cages de Massilia, combien de gladiateurs pouvaient briller dans l'arène et combien de danseurs vivaient en ville dignes des applaudissements du public, mais ignorait le nom de celui qui gouvernait la riche Gaule narbonnaise où il vivait et méconnaissait complètement ses industries et ses traditions.

Tatien, qui l'écoutait au début avec une rancœur déguisée, a rapidement perçu la fatuité de ses propos, si bien qu'il s'est mis à l'analyser avec plus de calme et moins de sévérité.

Au fond, il était ennuyé. Ce visiteur inattendu était un obstacle sur son chemin. S'il le pouvait, il l'enverrait au bout du monde.

L'idée de l'éliminer dans quelque embuscade bien montée lui est passée par la tête, mais il n'était pas né avec la vocation d'un assassin et il a rapidement expulsé la tentation qui s'était insinuée dans son esprit.

Toutefois, il n'abandonnerait pas et mettrait tout en œuvre pour l'éloigner.

Alors que Marcel s'attardait, loquace, à la description de ses propres bravades, le fils de Varrus réfléchissait à la meilleure manière d'amener des amis à éloigner l'intrus.

Loin de la conversation, il imaginait comment exiler le mari de Livia vers quelque destination lointaine.

Il ne supporterait pas sa présence. Il fallait l'éloigner à tout prix.

C'est alors que Marcel lui-même lui offrit l'occasion espérée, disant son intention de retourner à Rome.

Il se sentait asphyxié par les difficultés financières. Seule la grande métropole lui permettrait de réaliser un profit facile à la hauteur de ses attentes.

Tatien a surpris la brèche qu'il cherchait.

Il a montré une rayonnante expression sur son visage et a expliqué qu'il pouvait le présenter à Claude Licius, le neveu du vieil Eustasius que la mort avait déjà emporté, et qui à Rome était respecté dans l'organisation et la direction des jeux du cirque. Il avait grandi à Lyon d'où il était parti répondant à des aventures couronnées de succès, et il était apprécié de nombreux hommes politiques qui ne lui nieraient pas leur coopération et leurs faveurs. Marcel trouverait certainement une excellente manière de démontrer ses qualités intellectuelles en guidant différents artistes.

Il y avait tant d'assurance dans les paroles prononcées pour ce nouvel ami que le beau- fils de Basil, enthousiaste, a accepté sa proposition sans hésiter.

Une lettre expressive a été écrite en ce sens.

Le fils de Varrus Quint demandait à son compagnon de jeunesse de le charger de quelque fonction rentable et méritée.

Une fois qu'il eut lu la lettre, Marcel s'est confondu en remerciements et sans la moindre considération pour sa femme et son beau-père, il a décidé de son départ pour Vienne le jour même. Il promettait de revenir rapidement pour organiser l'avenir avec ses proches. Il s'est rapporté aux vertus de sa compagne comme s'il devait nourrir son affection à coup de compliments et réaffirma au vieil homme mille déclarations d'amitié et d'admiration.

Et à la manière d'un oiseau ahuri et heureux de se voir libre, il les a salués, s'éloignant bruyamment avec d'autres amis vers la ville toute proche.

Commença, alors, pour la villa Veturius une belle période d'harmonie et de régénérescence.

Trois nuits par semaine, le palais résonnait de musiques prodigieuses et de conversations saines. Pendant que Livia et Blandine chantaient au son de la harpe et du luth, Tatien et Basil commentaient Hermès et Pythagore, Virgile et Ulpien, en de remarquables concours d'intelligence.

Pendant des semaines et des semaines, le bonheur volait, célère, lorsque Teodul est revenu à l'exploitation agricole apportant des nouvelles.

Hélène avait adressé à son mari une longue lettre et l'informait de sa décision de rester à Rome pour quelques mois encore, non seulement pour satisfaire son père malade, mais aussi pour résoudre le problème de leur fille. Galba, fatigué des plaisirs, semblait disposé à épouser Lucile. C'était une simple question de temps.

Tatien n'a pas souhaité donner à la question une plus grande attention et a dispensé le préposé d'Opilius sut un ton glacial.

Teodul, qui perçut sa froideur, jura de se venger.

Astucieux et malveillant, il a vite compris qu'entre le mari d'Hélène et la fille de Basil existaient les plus profonds liens d'affection et s'est mis à imaginer des relations plus intimes conformément aux tristes idées dont il se nourrissait.

Il s'est abstenu de toute visite personnelle au philosophe, mais, informé que le vieil homme et la jeune fille s'absentaient de chez eux une nuit par semaine se rendant à un endroit ignoré, un beau jour, il les a furtivement suivis et il a découvert que tous deux étaient chrétiens et fréquentaient en cachette le méprisable culte. Il a gardé ce secret pour lui et se fit très réservé cherchant l'isolement. Il a juste informé Tatien qu'il apporterait des ordres de Veturius tant qu'Hélène resterait au domicile paternel, faisant l'aller et retour entre Lyon et Rome autant de fois que ce serait nécessaire.

La vie a ainsi continué sans surprise et sans rebondissements.

Le fils de Varrus, à nouveau heureux, ne soupçonnait pas que la douleur allait accabler son destin avec une dureté implacable.

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AMES DANS L'OMBRE

Non loin de la station thermale de Trajan, en plein cœur de la Rome antique, nous allons trouver une magnifique villa en fête.

La matrone Julia Cêmbria reçoit des amis chez elle. L'air ambiant est parfumé d'une odeur envoûtante.

Au son de musiques entraînantes, de brillants danseurs exécutent au centre d'un jardin soigné des danses étranges et érotiques que les convives, autour des massifs verts et fleuris, accompagnent avec lasciveté et enchantement.

L'hôtesse est la veuve d'un célèbre chef militaire qui, en mourant lors d'une campagne menée par Maximin, lui a légué une belle fortune, de nombreux esclaves et un véritable palais où son défunt mari prenait plaisir à cultiver des plantes et des fleurs venues d'Orient. La propriété obéissait donc au plus grand raffinement. Entre les grands parterres bien dessinés sous forme de deux « croissants de lune ", des arbustes, des sources et des bancs en marbre peignaient des tableaux d'une beauté somptueuse.

La veuve, sans enfants, semblait vouloir prendre sa revanche sur la nature qui, impitoyable, commençait à flétrir son visage bien que luttant pour garder sa jeunesse et profiter des plaisirs bien payés en s'entourant déjeunes gens jouisseurs de la vie ; peut-être pour affirmer devant les autres sa victoire permanente de femme insoumise face à la vieillesse.

Entre les phrases chuchotées et les éclats de rire joyeux avivés par le vin abondant qui était servi bien évidemment entre les différents numéros artistiques, nous nous trouvons devant une belle jeune femme qui en compagnie de quelques amis participe à la brillante soirée.

C'est Lucile qui goûte au plaisir de la liberté à l'éveil de ses premiers rêves juvéniles, intoxiquée par la soif d'aventures au sein de la société romaine de son temps. Elle sait que sa mère destine sa main de femme à son oncle dépravé qui ne lui inspire pas d'amour mais se sent incapable de fuir les desseins de son grand-père qui lui réclame ce sacrifice afin de préserver sa propre fortune et, en raison de cela, imprudente et futile, elle se livre aux dérèglements comme si elle pouvait se fuir elle-même.

La veille, elle avait rencontré l'attirant Marcel Volusianus, qui, lorsqu'il avait fait référence aux Gaules, avait immédiatement éveillé son attention. Dès l'instant où elle fut présentée à lui par une vieille amie de l'amphithéâtre, elle ne s'est plus du tout souciée de ce qui se passait dans l'arène. Toute son attention était concentrée sur lui. Et l'affinité fut si grande entre eux deux que la jeune femme n'a pas hésité à faciliter son entrée à la fête de Julia en mobilisant pour cela ses propres relations.

Marcel, complètement détaché des liens qui le retenaient à sa famille lointaine, se rendait à la tentation de nouvelles aventures.

La voix douce et les gestes caressants de Lucile, l'élocution sonore où prédominait l'accent romain coutumier du monde gaulois avaient captivé son cœur.

Enchanté, il avait réussi à entrer dans la villa de Cêmbria et, aux côtés de la petite-fille de Veturius sur un banc entouré de grenadiers de Syrie, il chuchotait à ses oreilles ivres :

J'ai vraiment voyagé à travers les paysages les plus expressifs du Rhône mais j'étais loin de deviner que je trouverais ici la plus belle fleur de la jeunesse latine. Douce Lucile, comment me jeter à tes pieds et t'adorer ? Avec quels mots pourrais-je exprimer l'émotion et la satisfaction qui m'emparent ?

Alors que la jeune femme, ivre de joie, se rendait à ses caresses d'un regard languissant, l'audacieux conquérant continuait avec une fascinante inflexion de tendresse :

Qu'importé si nous nous rapprochons plus intimement l'un de l'autre, si nous nous sentons, depuis hier, portés par le même sentiment de confiance et d'affection ? La vie est à peine une minute de bonheur que nous respirons entre les ombres du passé et les ombres de l'avenir... Tout est toujours un « maintenant » merveilleux !... Ma diva céleste, ne tais pas le miraculeux appel de l'amour !

Devant les yeux au supplice du jeune homme, la jeune femme a balbutié, entre la joie et l'appréhension :

Je comprends tes désirs ardents qui sont aussi ceux qui envahissent mon âme... Tu m'apportes quelque chose que j'ai attendu anxieusement ! Cependant, Marcel, ne serait-il pas mieux de laisser faire le temps ?

Ah ! Le vieux Cronos ! — a soupiré le jeune homme contrarié — ma passion ne saura jamais l'écouter !... Tu n'y penserais pas si tu avais découvert en moi l'éblouissement dont ta présence m'enchante...

Ne dis pas cela ! Je te reçois comme le héros de mon premier amour, néanmoins, je t'en prie !... Restons calme ! Ne nous emballons pas ! Faisons appel à l'inspiration des dieux pour guider notre destin !...

Les dieux ? — fit l'aventurier, après avoir pris un autre verre de vin — les dieux sont tout naturellement les bienfaiteurs de notre bonheur... Apollon, le rénovateur de la nature, bénira nos rêves ! Serait-il une plus grande joie aux yeux de Vénus que de contempler et de rivaliser en beauté avec une nymphe comme toi ? Aime-moi, divine ! Réponds à ma soif d'affection ! J'erre depuis longtemps en quête de ton regard qui me parle des étoiles lointaines... Ne ferme pas la porte de la tendresse qui enrichit le cœur du voyageur qui arrive de si loin, fatigué !...

Il l'a enlacée d'une caresse envoûtante et Lucile a frémi en sentant le baiser qu'il avait posé sur sa bouche tremblante et rieuse.

Le lendemain et les nuits suivantes, ils ont scellé des accords secrets dans un angle isolé des jardins de Veturius.

Quatre mois étaient passés et la jeune fille se montrait profondément modifiée. À la demande d'Hélène, Anaclette s'est mise en quête, découvrant les rencontres nocturnes et identifiant le jeune homme.

Elle obtint des informations concernant Marcel, et appris qu'il s'agissait d'un joueur de cirque chanceux, protégé spécial de Claude Licius.

Au nom de sa maîtresse dont elle avait toujours été la gouvernante fidèle de son foyer, elle a voulu rencontrer l'ami lyonnais pour obtenir des explications, mais Claude se trouvait absent, parti en voyage avec sa famille en Espagne.

Alarmée, Hélène une nuit a attendu sa fille dans ses appartements privés et notant son arrivée à une heure avancée, elle l'a interpellée sévèrement, lui reprochant son comportement incompréhensible.

Alors que la jeune femme, ivre de joie, se rendait à ses caresses d'un regard languissant, l'audacieux conquérant continuait avec une fascinante inflexion de tendresse :

Qu'importé si nous nous rapprochons plus intimement l'un de l'autre, si nous nous sentons, depuis hier, portés par le même sentiment de confiance et d'affection ? La vie est à peine une minute de bonheur que nous respirons entre les ombres du passé et les ombres de l'avenir... Tout est toujours un « maintenant » merveilleux !... Ma diva céleste, ne tais pas le miraculeux appel de l'amour !

Devant les yeux au supplice du jeune homme, la jeune femme a balbutié, entre la joie et l'appréhension :

Je comprends tes désirs ardents qui sont aussi ceux qui envahissent mon âme... Tu m'apportes quelque chose que j'ai attendu anxieusement ! Cependant, Marcel, ne serait-il pas mieux de laisser faire le temps ?

Ah ! Le vieux Cronos ! — a soupiré le jeune homme contrarié — ma passion ne saura jamais l'écouter !... Tu n'y penserais pas si tu avais découvert en moi l'éblouissement dont ta présence m'enchante...

Ne dis pas cela ! Je te reçois comme le héros de mon premier amour, néanmoins, je t'en prie !... Restons calme ! Ne nous emballons pas ! Faisons appel à l'inspiration des dieux pour guider notre destin !...

Les dieux ? — fit l'aventurier, après avoir pris un autre verre de vin — les dieux sont tout naturellement les bienfaiteurs de notre bonheur... Apollon, le rénovateur de la nature, bénira nos rêves ! Serait-il une plus grande joie aux yeux de Vénus que de contempler et de rivaliser en beauté avec une nymphe comme toi ? Aime-moi, divine ! Réponds à ma soif d'affection ! J'erre depuis longtemps en quête de ton regard qui me parle des étoiles lointaines... Ne ferme pas la porte de la tendresse qui enrichit le cœur du voyageur qui arrive de si loin, fatigué !...

Il l'a enlacée d'une caresse envoûtante et Lucile a frémi en sentant le baiser qu'il avait posé sur sa bouche tremblante et rieuse.

Le lendemain et les nuits suivantes, ils ont scellé des accords secrets dans un angle isolé des jardins de Veturius.

Quatre mois étaient passés et la jeune fille se montrait profondément modifiée. À la demande d'Hélène, Anaclette s'est mise en quête, découvrant les rencontres nocturnes et identifiant le jeune homme.

Elle obtint des informations concernant Marcel, et appris qu'il s'agissait d'un joueur de cirque chanceux, protégé spécial de Claude Licius.

Au nom de sa maîtresse dont elle avait toujours été la gouvernante fidèle de son foyer, elle a voulu rencontrer l'ami lyonnais pour obtenir des explications, mais Claude se trouvait absent, parti en voyage avec sa famille en Espagne.

Alarmée, Hélène une nuit a attendu sa fille dans ses appartements privés et notant son arrivée à une heure avancée, elle l'a interpellée sévèrement, lui reprochant son comportement incompréhensible.

Avant même que ses paroles deviennent plus dures, Anaclette l'a suppliée, affectueuse:

Hélène, contrôle-toi.

Et modifiant le ton de sa voix comme pour lui demander de se rappeler de son propre passé, elle a conseillé :

Qui parmi nous n'est pas passé par de dangereux détours dans la vie ? Taisons- nous pour l'instant. Ne provoque pas la présence de ton père âgé et malade dans cette pièce ! Les phrases dures ne corrigent pas les erreurs commises. Si tu désires soutenir ta fille, ne manque pas de patience. Personne ne peut être secouru avec de l'irritation. Si tu ne peux aider aujourd'hui notre Lucile, remets-en au silence, réfléchis et nous attendrons le temps qu'il faudra. Il se peut que demain nous apporte l'aide souhaitée...

La femme en pleurs a accepté les conseils et s'est retirée, moralement anéantie, alors que la vieille servante accommodait la jeune fille abattue dans son lit, restant auprès d'elle avec dévotion et bonté.

Anaclette semblait comprendre.

Le lendemain matin, Teodul arrivait à la métropole en provenance de Lyon.

Hélène a ressenti un immense soulagement.

Elle avait trouvé le confident en mesure de lui apporter une aide décisive.

Sans perdre de temps, ils ont eu ensemble et en privé un long entretien dans une pièce isolée. Mais, après avoir beaucoup pleuré, mettant son ami au courant de la réelle situation dans la maison, la matrone épouvantée, a entendu ce qu'il avait à dire concernant les événements en cours dans la province.

L'envoyé de Veturius, augmentant tant que possible sa version personnelle des faits, l'informa qu'il ne nourrissait pas le moindre doute sur l'infidélité conjugale de Tatien, assurant que lui et Livia s'aimaient éperdument. Il a dépeint la vie dominée par cette nouvelle femme qui avait conquis, non seulement le cœur de son mari, mais également celui de sa fille puisque Blandine vivait au foyer comme son élève docile. Il a raconté que le vieux philosophe devait être quelque conspirateur déguisé à explorer les dons de la jeune femme, car lui, Teodul, était convaincu que l'intelligent vieillard recevait de larges sommes d'argent de la part de Tatien afin de se taire et d'être d'accord avec la déplorable situation, ajoutant même que le père et la fille n'étaient que des imposteurs de la secte des nazaréens.

Son interlocutrice a noté ces informations avec l'expression d'une lionne blessée.

Elle a levé ses bras vers le ciel en invoquant la malédiction des dieux sur tous ceux qui perturbent sa tranquillité domestique mais se reprenant grâce aux gestes d'affection que son ami lui prodiguait, elle a supplié l'intendant d'Opilius de la guider dans ses décisions.

Premièrement — a-t-il considéré, sagace, il est nécessaire d'avoir des informations complètes sur le séducteur de Lucile. Est-il marié ? Possède-t-il des biens de valeur ? Serait-il en mesure de concourir avec notre Galba dans cette course au mariage? Sentant la délicatesse du sujet, je me propose de l'observer. Je commencerai ma tâche, aujourd'hui même. J'ai des amis à l'amphithéâtre. Le trouver en personne ne sera pas très difficile. Et en le trouvant, j'essayerai de gagner sa confiance, parce qu'après la confiance, le vin fera le reste... Tout naturellement, il parlera de lui-même. Nous verrons, alors, s'il peut être utile d'accepter une alliance avec lui...

Mais s'il n'est qu'un intrus comme je le crois ? S'il s'agit d'un scélérat portant l'habit d'un homme respectable ?

Dans cette hypothèse que souhaiterais-tu faire ? — a demandé Teodul avec un grand sourire.

À ces paroles, les beaux yeux félins d'Hélène n'ont fait qu'un tour dans leur orbite et elle a répondu sèchement :

Ma revanche est la destruction. La mort est le remède aux situations irrémédiables. Je n'hésiterai pas. J'ai beaucoup de poison pour nettoyer le chemin...

Tous deux se sont mis à passer en revue les moindres détails du sinistre plan né de leur conversation et c'est avec de tristes intentions en tête que l'ami inconditionnel de la matrone s'est rendu à l'amphithéâtre sous prétexte d'assister aux exercices de l'école des gladiateurs.

II n'eut pas de difficultés à retrouver d'anciens compagnons parmi lesquels Septime Sabin, un vieux joueur, qui interrogé habilement affirma connaître Marcel et promit de le lui présenter le jour même, un peu plus tard.

Le jeune homme serait à une soirée, chez Aprigia, une danseuse célèbre qui savait rassembler beaucoup d'hommes en un même endroit autour de sa grande beauté.

Et de fait, dans la soirée, Sabin et Teodul parlaient dans le salon illuminé de la résidence de la singulière femme qui était installée au pied du Tibre quand Volusianus est entré le visage contrarié.

Il semblait triste et inquiet.

Septime, désirant rendre service à son compagnon, n'a pas perdu de temps. L'attirant avec un sourire accueillant, il lui a offert une place à leur table.

Teodul et l'arrivant se sont lancés dans une conversation animée sur les gladiateurs et les arènes et vérifiant qu'une certaine intimité s'était spontanément installée entre eux, Sabin s'est justement retiré lorsque les premiers verres de vin ont commencé à arriver et qui furent suivis de nombreux autres.

Une fois seul avec le jeune homme, l'envoyé d'Hélène qui devinait sa peine, après avoir bu pendant quelques minutes, a manifesté une plus grande avidité pour le vin et s'exclama :

Que serait le monde si les dieux ne nous donnaient pas à boire ? Changer notre état d'âme dans un verre, voilà le secret du bonheur ! Buvons du vin pour que le vin nous abreuve!

Marcel a trouvé ce dicton intéressant et a montré un sourire forcé tout en soulignant :

C'est la pure réalité. Par une nuit noire comme celle-ci, boire c'est fuir, s'isoler, oublier...

Il a. plongé ses lèvres dans le verre débordant et voyant son regard grisé, Teodul a osé faire une remarque subtile :

Moi aussi, je cherche à me fuir... Il n'existe rien de plus pénible qu'un amour malheuraK..

Un amour malheureux ! — a considéré l'interlocuteur pris de surprise — il ne peut être plus malchanceux que le mien... Je me trouve dans un sombre labyrinthe, à me débattre seul, complètement seul...

Si je peux faire quelque chose, dispose de moi.

Et déguisant l'angoisse qui le dominait, l'intendant de Veturius a demandé :

Vous habitez à Rome depuis longtemps ?

Loin de se sentir interrogé, Volusianus, éprouvant peut-être le besoin insupportable d'associer quelqu'un aux problèmes qui le torturaient, s'est soulagé :

Je suis romain, néanmoins, j'ai été éloigné de la capitale pendant longtemps. J'ai croisé la Méditerranée dans plusieurs directions et je suis arrivé de Gaule narbonnaise il y a quelques mois. Je suis venu dans l'intention de donner un nouveau sens à mon existence, cependant, les immortels ne m'ont pas permis la transformation à laquelle j'aspirais...

Marcel a avalé une gorgée de plus et a continué :

Une beauté irrésistible m'a fasciné le cœur. Je n'ai pas été assez fort et je l'ai aimée frénétiquement... Mais ma diva vit si haut, si haut qu'aussi longtemps que je l'attendrais, elle n'arriverait pas à descendre pour réchauffer mes bras froids...

Il s'agit, alors, d'une Vénus bien rare ?

Oui — a soupiré le jeune homme emporté par l'ivresse —, c'est une beauté qui noie ma conscience et consomme mon cœur.

D'ici même ?

Oh ! Qui pourrait connaître l'origine exacte d'une déesse ? C'est une colombe timide. Elle parle peu d'elle-même, craignant probablement que l'on détruise notre bonheur. Je sais seulement qu'elle habite à Lyon et passe actuellement un séjour prolongé auprès de son grand-père.

Ah ! — lui fit Teodul sagace —justement de Lyon ? Je vis aussi là-bas, je me trouve en ville pour affaires...

Volusianus a montré de l'étonnement dans son regard où étincelait encore un peu de lucidité et lui dit retenant sa spontanéité :

Quelle coïncidence ! Je m'y suis attardé quelques heures avant mon retour à Rome.

Et comme s'il était en présence de quelqu'un ayant la possibilité de connaître ses aventures passées, il a manifesté le désir de préparer sa propre défense face à toute éventualité et commenté :

Imagine-toi que la malchance est une aile noire posée sur mes jours. J'étais fiancé à Massilia à une jeune fille qui a remonté le Rhône et qui s'est installée à Lyon avec son vieux père. Quand mon cœur fut pris de nostalgie, je suis allé à sa rencontre, mais avec surprise, j'ai découvert qu'elle avait de nouveaux engagements. Un fourbe du nom de Tatien l'a complètement dominée.

Teodul, qui ignorait l'expérience conjugale de Livia, prit les mensonges de Marcel pour des vérités et, avec la volupté d'un chasseur devant sa proie, il fit d'un ton admiratif :

Tatien ? Je le connais bien. Et d'après ce que tu dis, je pense identifier ta fiancée gauloise, la belle Livia qui le distrait dans ses moments d'oisiveté actuellement.

Il a souri avec l'air d'un ami affectueux et a ajouté :

Que notre monde est petit ! De toute part, nous vivons liés les uns aux autres.

L'interlocuteur, étonné, a voulu se retirer de la conversation mais craignant les conséquences d'une évasion inopportune, il a confirmé, désappointé :

C'est lui-même. Tu connais, alors, l'espèce de femme à qui j'ai voué toute ma confiance?

Superficiellement. Je n'ai fait qu'observer le couple lors de rencontres et d'ententes interminables en passant la porte du vieil accordeur.

Se considérant face à une occasion précieuse de faire des recherches, Teodul en a immédiatement profité pour demander :

Et l'étrange philosophe qui est presque ton beau-père, serait-il grec, égyptien, romain?...

Aucune idée ! — a répondu le jeune homme se maintenant sur ses gardes — je sais à peine que c'est un ancien affranchi de la maison de Jubellius Carpus, vis-à-vis duquel il est toujours engagé vu ses lourdes dettes. Un beau jour, il m'a ennuyé à l'extrême avec son autobiographie soporifique et sans intérêt dont je n'ai conservé que ce détail.

Notant que Marcel commençait à se répéter, le compagnon a diminué la pression de son interrogatoire et lui fit remarquer :

Jeune ami, oublie le passé ! Buvons au présent !... Si nos vies hier se sont croisées, qui sait si aujourd'hui je ne pourrais t'aider d'une manière ou d'une autre ?

Le jeune homme a semblé moins méfiant après le harcèlement ressenti et dit en soupirant :

Mais comment est-ce possible ! J'ai eu le malheur de tomber amoureux de la petite-fille du richissime Veturius...

Opilius Veturius ? — a coupé l'interlocuteur, feignant la perplexité.

Oui, oui...

Faisant semblant d'être pris de joie, Teodul a souligné :

Je le connais aussi. Tu te rapportes, naturellement, à la charmante

Lucile.

Émerveillé par le hasard, Marcel lui a alors fait une longue confidence, expliquant qu'il avait l'habitude de retrouver quotidiennement la jeune fille dans un petit pavillon du jardin, mais brusquement sans raison, ce soir, Lucile n'est pas apparue à leur rencontre de tous les jours.

Pour cela, il se sentait découragé et angoissé.

Teodul l'a consolé avec des phrases réconfortantes et lui a conseillé d'insister et d'être au rendez-vous le lendemain.

N'était pas aussi l'ami du vieux Veturius depuis l'enfance ? Et affirmant jouir d'une certaine intimité auprès d'Hélène, il se dit disposé à l'orienter dans ses démarches susceptibles de l'aider.

Il promit de s'entendre avec la famille de la jeune fille et recommanda à Marcel d'attendre dans le jardin, à l'heure habituelle, où il viendrait en personne lui apporter de bonnes nouvelles.

Volusianus ne contenait plus sa joie.

Ému, il a serré les mains de son protecteur avec une débordante satisfaction et l'a regardé, extasié, comme s'il était devant un demi-dieu.

Tous deux satisfaits se sont approchés de quelques femmes joyeuses, admirant leurs ballets exotiques.

Puis, ils se sont quittés entre de francs éclats de rire comme de vieux amis.

Tôt le matin, Teodul est allé voir Hélène pour lui donner les informations recueillies.

Elle a écouté son rapport verbal prise de curiosité et d'indignation.

À la fin de ces minutieux éclaircissements, elle lui dit enragée :

Mais alors c'est le fiancé de la femme qui a envahi ma maison !... Triste paire de criminels nés ! Elle me vole mon mari, il pervertit ma fille. Encore heureux que je suis vivante et saine d'esprit pour empêcher de nouvelles victimes!...

Elle a esquissé un sourire ironique sur son visage et a demandé à son compagnon :

Que suggères-tu ?

Hélène, hier déjà le sujet aurait pu être éliminé. Nous avons traversé ensemble le Tibre. Désorienté par l'ivresse, il aurait tout aussi bien pu tomber dans les eaux et y dormir pour toujours. Nul ne l'aurait su. C'est une canaille qui n'apporte rien à personne. Toutes les informations récoltées dans l'amphithéâtre coïncident et le dépeignent parfaitement. C'est un vagabond, un paresseux et un voleur des jeux faciles. Personne ne sait pourquoi il a mérité l'intérêt de Claude Licius. Sans nom, sans argent, sans provenance, comment pourrait-il concourir avec notre Galba dans un mariage d'un tel niveau ? Néanmoins, je ne souhaitais pas assumer de responsabilité sans t'avoir entendue. Je l'ai encouragé à venir aujourd'hui pour l'informer des décisions prises. Naturellement, j'agirai selon ta volonté.

Son interlocutrice abeaucoup réfléchi et, après une longue pause, elle lui fit résolue :

Tu as bien fait. L'assurance de ta fidélité me réjouit. Je viens de penser à un plan efficace qui éliminera nos ennemis et dont l'exécution obligera Tatien à me rendre des comptes. Un vieillard sordide tel que ce Basil dont tu m'as parlé ne devrait pas être l'objet de tant de considération, mais pour que nous puissions avancer sans embûches, allons voir la famille de Carpus pour connaître de sa bouche la vraie situation. Avant tout, cependant, il est indispensable d'atteindre l'objectif le plus proche. Volusianus mourra aujourd'hui même dans le pavillon. J'ai le produit adéquat à mettre dans le verre avec lequel tu pourras le saluer à son arrivée.

Et votre fille ? — demanda Teodul impressionné par l'audace du projet.

Voyons, voyons — s'exprima la matrone sans affectation —, la voiture ne choisit pas son passager. Lucile, pour l'instant, n'est qu'une poupée ingénue. Elle oubliera la folie commise et acceptera la réalité bénissant plus tard notre interférence. Le mariage est avant tout une affaire. Je n'admets pas qu'elle préfère un vagabond à un homme de la lignée de mon frère. Je me suis mariée pour obéir à mon père. Maintenant, je pense que c'est à mon tour d'être obéi.

Teodul s'est tu.

Il aurait été bien inutile de discuter avec elle face à sa volonté de fer.

Alors qu'Anaclette réconfortait la jeune fille, Hélène et son ami ont passé la journée à réfléchir aux événements qu'ils programmaient pour la soirée.

Marcel n'a pas manqué à sa parole.

À l'heure dite, élégant et fin prêt, il est entré dans le jardin y retrouvant le supposé bienfaiteur de la veille à l'attendre dans un coin isolé entouré de verdure où lui et Lucile avaient l'habitude de rêver.

Il a étreint Teodul, imperturbable.

Je viens le cœur palpitant — lui dit le jeune homme tremblant d'anxiété — ; les dieux me seraient-ils favorables par hasard ?

Et comment ! — a répondu cordialement l'intendant d'Opilius — les immortels ne méprisent jamais la jeunesse...

Et Lucile ? — a coupé l'arrivant impatient.

Elle et sa maman viendront nous voir. Le grand-père désire que le sujet du mariage soit examiné avec attention. Personne ne s'y opposera dès lors que les Jeunes tourtereaux se comprennent et sont heureux.

Marcel s'est frotté les mains, satisfait, et a commenté spontanément :

Oh ! La gloire enfin !... L'amour victorieux, un héritage juteux !...

Oui, réellement — a affirmé l'ami avec une indéfinissable inflexion de voix —, bien naturellement, tu recevras le juste héritage à attendre de la vie.

Le jeune homme a regardé les fenêtres illuminées de la grande maison magnifique et se tournant vers son interlocuteur s'est exclamé enchanté :

Oh ! Comme le temps passe lentement !... Teodul tu seras récompensé. Je te donnerai de bons chevaux et une bourse bien remplie ! Compte sur moi. Je suis l'homme le plus heureux sur terre'...

Enlacé par Marcel, qui débordait de joie, très calme, son compagnon acquiesça :

Oui, grâce aux dieux, je te vois à la place qui te revient.

Il a demandé au jeune homme d'attendre quelques instants et se dirigea à l'intérieur de la demeure prétextant le besoin de parler aux dames.

Après quelques minutes, Teodul est réapparu avec un plateau d'argent où deux verres raffinés se trouvaient placés à côté d'une belle jarre de vin, il s'exclama :

Célébrons notre triomphe ! La mère et sa fille ne vont pas tarder. Dans quelques minutes, les torches brilleront.

Le liquide alléchant a moussé et le jeune homme a accepté le verre que Teodul lui

offrait.

Par Dionysos ! Le protecteur du vin, de la nature et du bonheur ! — ivre d'espoir, l'aventurier de Massilia porta un toast.

Par Dionysos ! — a répété le compagnon sans hésiter.

Marcel a absorbé la boisson jusqu'à la dernière goutte, néanmoins, quand il essaya de remettre le verre à sa place initiale, il sentit un feu indéfinissable lui brûler la gorge. Il voulut crier mais il ne le put. Pendant quelques instants, il eut l'impression que sa tête tournait inexplicablement sur ses épaules. Il ne tenait plus sur ses jambes et finalement il est tombé à la renverse sur le marbre fleuri, se blessant la nuque.

Teodul s'est incliné, l'aidant à se mettre sur le dos.

Des gémissements roques lui échappaient de la poitrine.

Dans la pénombre, il a fixé ses yeux injectés de sang dans ceux de son empoisonneur le fusillant de haine et d'amertume, cherchant un moyen d'expulser la bave sanglante qui giclait de sa bouche, il a demandé d'une voix mourante :

Pourquoi me tuer... Lâche ?...

Tu t'attendais à la protection des dieux — a répliqué Teodul cynique —, la mort est l'héritage que les immortels réservent aux êtres de ton espèce.

Maudit !... Maudit !...

Ce furent ses dernières paroles car très rapidement ses membres se sont durcis et l'expression de son visage devenu cadavérique avait une triste mine.

L'assassin s'est rapidement éloigné allant à la rencontre de quelqu'un qui l'observait derrière les tilleuls touffus.

C'était Hélène qui a souri satisfaite de savoir que l'acte avait été consommé.

Elle a accompagné son ami jusqu'au minuscule pavillon que les plantes grimpantes étouffaient, et à la clarté d'une faible torche, elle a dévisagé le cadavre encore chaud.

— C'était un bel homme ! — a-t-elle commenté insensible — il aurait pu être aimé et heureux s'il avait su garder le rang de sa naissance.

Elle a échangé un inoubliable regard avec l'exécuteur de ses décisions comme si elle scellait, sans dire un mot, un sinistre pacte moral supplémentaire, et s'est éloignée.

Quand la nuit fut plus profonde, Teodul lui-même, vêtu des habits des esclaves de la maison de Veturius, a quitté le jardin transportant un fardeau dans une petite charrette communément utilisée pour des services d'hygiène.

Avec prudence, il s'est éloigné évitant tous contact avec des passants attardés et traversa, apparemment tranquille, une grande partie de la voie publique pour enfin atteindre les bords du fleuve.

La brise qui soufflait du Tibre caressait son esprit tourmenté.

Il s'est un peu reposé, inquiet et appréhensif.

La lune voilée ressemblait à une lanterne immobilisée dans le ciel, voulant épier sa conscience coupable...

Il a longuement réfléchi regardant contrarié la petite quantité de viande froide à laquelle Volusianus était réduit...

Les mystères de la vie et de la mort martelaient son âme. Finirait-il son existence dans la tombe ? Quelques heures auparavant, il parlait encore à Marcel fasciné par la joie de vivre. Ses mains, qu'il avait observées nerveuses et chaudes, étaient maintenant glacées et inertes. Sa bouche loquace était restée raide. Quelques gouttes de poison avaient éliminé un homme pour toujours ?

Une pénible inquiétude lui effleura l'esprit.

Y aurait-il une justice à la destruction de son prochain sans autre forme de procès ?

Seraient-ils, Hélène et lui, en condition de condamner qui que ce soit ?

Les remords cherchaient à lui ronger l'esprit mais il s'y opposa avec résistance.

Voulant se fuir lui-même, il a marché vers le Tibre concentrant son attention sur les eaux agitées et pendant de longues minutes, il a attendu l'occasion de se défaire de son chargement.

Quand une immense masse de nuages a couvert la lune affaiblie, augmentant les ombres alentours, il s'est levé lestement et découvrant le cadavre l'a précipité dans le courant.

Ensuite, soulagé, il a pris le chemin du retour à la demeure.

Le lendemain, la victime a été trouvée. Mais, dans les coulisses de l'amphithéâtre, là où il avait laissé de nombreux amis, qui ne se souvenait pas que Marcel vivait dominé par le vin et les aventures ? Sa mort a donc été interprétée comme un accident sans grande importance, d'ailleurs sa dépouille a été trouvée à une courte distance de la propriété d'Aprigia dont il était un fervent admirateur de sa jeunesse et de ses attraits.

La nouvelle s'est répandue rapidement, ne tardant pas à arriver au domicile de Veturius où la jeune Lucile a été prise d'un intraduisible chagrin.

Hélène, qui avait imaginé les effets causés par cette annonce, l'a isolée dans une pièce où la jeune femme affligée, désorientée, s'est rendue à une pénible dépression.

Pendant trois jours, soutenue par sa mère et par Anaclette, elle est restée presque inconsciente, frôlant la mort.

Peu à peu, néanmoins, elle a émergé de sa prostration.

La vigueur juvénile a surmonté l'abattement profond.

Bien que triste et désenchantée, Lucile s'est remise à s'alimenter récupérant les couleurs de la santé qui embellissaient son visage.

Percevant de nettes améliorations, la fille de Veturius s'est remise à la tâche voulant mettre graduellement à exécution le plan qu'occultait cet être cruel.

Prétextant le besoin de répondre à diverses sollicitations venant d'amis gaulois, elle a informé Opilius de son souhait de faire quelques visites pour demander des nouvelles de la famille de Jubellius Carpus.

Le vieil homme s'est dit sans illusion.

Il a expliqué qu'il s'agissait d'un ancien propriétaire agricole dont la solide maison se trouvait depuis de nombreuses années sur la voie Pinciana.

Il avait connu Jubellius dans sa jeunesse, mais il l'avait perdu de vue. Il ignorait ce qu'il était devenu et croyait que sa fille devait abandonner de telles recherches.

Toutefois, Hélène était bien trop déterminée pour se décourager. Et prenant une voiture en compagnie de Teodul, elle est allée à sa résidence, conformément aux indications données.

Accueillis poliment, les visiteurs ont été conduits par un jeune homme imberbe dans un énorme salon où le chef de famille leur fit une agréable réception.

L'administrateur de Veturius, prenant la parole, a exposé la raison qui les amenait jusque là. Mêlant cette présentation de questions respectueuses, il s'est reporté à la magnanimité de Jubellius qui s'était transformé en bienfaiteur à l'égard d'un ami.

L'hôte, qui exhibait le visage rougi d'un homme mûr habitué à l'abus de consommation de vin, l'a écouté aimablement et a expliqué :

Je dois dire, avant tout, que mes parents sont décédés voilà plus de dix ans maintenant. Je suis Saturnin, l'aine et l'actuel responsable des affaires de la famille.

Quant au court commentaire de Teodul soulignant la bonté de ses parents, sur un ton sarcastique, il leur fit :

Mes parents ont vraiment été les champions de l'émancipation indue. S'ils avaient été amenés à gouverner, ils auraient appauvri l'Empire romain. D'ailleurs, à plusieurs reprises, ils ont été accusés de nazaréens car la bienveillance chez eux frisait la folie.

Les arrivants ont immédiatement compris à quelle espèce de commerçant ils avaient à

faire.

L'employé d'Opilius a osé une question sur le vieil accordeur de Lyon, ce à quoi Saturnin a souligné empressé :

Selon les registres en notre pouvoir, je sais que Basil, esclave de notre maison, a été dispensé des obligations habituelles moyennant certains engagements comme quelques autres serviteurs dont nous n'avons pas les coordonnés.

Il a affiché un sourire énigmatique et a ajouté :

Nos intérêts ont été vilement explorés. Voilà plus de dix ans que je cherche à corriger de graves erreurs et à arrêter d'aberrantes usurpations.

Exprimant une grande douceur dans sa voix, très calme, Hélène lui dit :

Je suis sûre que nous n'aurons pas de difficulté à trouver un bon accord. Il se trouve que Basil, aujourd'hui très vieux, est notre précieux coopérateur en Gaule lugdunienne. Il nous rend de grands services et notre admirable collaborateur est tellement affligé de ses dettes du passé que nous proposons d'effectuer le transfert de la somme due.

Les yeux de Saturnin se sont soudainement illuminés.

Avec des signes évidents d'avidité et de joie, il a répondu enthousiaste :

Par Jupiter ! L'honnêteté existe encore sur terre ! C'est la première fois que je rencontre un débiteur soucieux de nous aider. — Nous ne nous opposerons pas à cette transaction. Basil sera définitivement libéré.

Il s'est excusé et s'est éloigné quelques instants. Juste après, il apportait la documentation existante.

Les visiteurs n'ont pas marchandé.

Saturnin a ajouté à la somme légale le juste montant des intérêts et Teodul, avec l'assentiment de sa compagne, a tout payé sans hésiter.

En possession des éléments prouvant le paiement, tous deux se sont retirés et, en chemin, Hélène s'est dirigée à son compagnon lui expliquant :

Maintenant, nous tenons la vieille canaille entre nos mains. Lui et sa fille ne nous échapperont pas. Mon plan progresse régulièrement. Avançons dans de nouvelles démarches. J'arrangerai avec mon père ton retour immédiat à la colonie. Tu seras l'émissaire d'une lettre venant de moi pour Tatien, implorant sa venue en urgence à Rome en compagnie de Blandine. Je prendrai pour excuse la maladie de Lucile que tu dépeindras à son imagination comme approchant progressivement de la mort. Je suis convaincue que mon mari répondra à mon appel. Nous calculerons le temps nécessaire pour retourner à Lyon avant qu'il n'ait pu croiser les eaux. En arrivant ici, il ne nous y trouvera plus, j'instruirai mon père afin de justifier notre retour précipité suivant les conseils du médecin, dans une tentative suprême de sauver la malade. Nous nous retrouverons, ainsi à Lyon, suffisamment libres pour entamer le travail punitif. J'obtiendrai quelques lettres importantes pour stimuler la persécution des nazaréens et nous pourrons présenter l'accordeur comme étant un esclave en fuite et un dangereux révolutionnaire. Nous soumettrons le cas aux autorités gouvernementales. Avec la documentation en notre possession, le philosophe et sa fille seront tout naturellement éliminés.

Elle a réfléchi quelques instants, la tête basse, et a conclu :

Ainsi, quand Tatien et Blandine seront de retour à la maison, ils seront surpris par le service déjà achevé.

L'ami, étonné, fut immédiatement d'accord : — Effectivement, le plan est parfait. Hélène s'est tue.

Teodul l'a dévisagée les yeux perplexes sans savoir s'il était envahi par l'admiration ou par la peur.

Quelques minutes plus tard, la voiture s'est garée devant les jardins de Veturius.

La nuit tombait...

Le crépuscule était maculé d'une épaisse brume comme si un brouillard moral enveloppait ces âmes dans l'ombre.

SACRIFICE

A Lyon, la paix était inaltérable.

L'absence d'Hélène durait déjà depuis plus de douze mois alors que Tatien, à son propre étonnement, se sentait bien disposé, heureux.

Des événements significatifs avaient changé la face de l'Empire.

Dèce était mort et le sceptre impérial avait été empoigné par Gallus qui commença par gouverner le monde romain en ordonnant de déplorables spectacles d'inconscience et de débauche. Les conseillers et les magistrats, les guerriers et les hommes politiques semblaient dominés par la décadence morale qui se propageait destructrice.

Une terrible épidémie s'était répandue dans toutes les provinces.

La peste était apparue lors d'une fête à Neocesaria et de oute part on clamait que la terrible maladie était le fruit de la sorcellerie chrétienne.

Profitant de cette occasion, des prêtres des divinités de l'Olympe cherchaient à renforcer la superstition, semant la nouvelle que les dieux flagellaient le peuple en combattant la mystification nazaréenne qui se répandait fatalement.

En raison de cela, des prières collectives étaient faites dans les sanctuaires, jour et nuit. De nombreux temples ouvraient leur porte manifestant leur charité en accueillant les malades et les agonisants.

Des prêtres de Jupiter, de Cybèle et d'Apollon se réunissaient en prières implorant l'assistance et l'aide d'Esculape dont les sacrifices de coqs et de serpents se multipliaient sur les autels recevant les vœux.

Mais avec l'unification des cultes et des croyants autour du dieu de la médecine, la haine du christianisme s'était aggravée.

À nouveau des lapidations et des incendies touchèrent les abris miséricordieux. Les partisans de Jésus, avec plus de rigueur, étaient lapidés, emprisonnés, bannis ou exterminés sans compassion.

Bien que silencieux quant à l'Évangile en hommage à la mémoire de son père, Tatien, qui n'avait jamais changé spirituellement, considérait au fond que le nouveau mouvement de répression était juste.

Ignorant délibérément ce qui se passait en dehors des murs de son foyer, il se partageait entre la petite et ses deux amis, se considérant le plus heureux des mortels, alors que le philosophe et sa fille cachaient leur cœur saignant de douleur.

Se sentant revivre, il semblait trouver en l'amour pleinement vécu en esprit, une source bénie d'énergie et de vigueur.

Il réfléchissait au caractère opportun du long séjour de sa femme à Rome garantissant leur bonheur à tous deux lorsque Teodul est arrivé de la ville impériale avec une visible expression d'anxiété, lui apportant le message où sa compagne suppliait sa présence immédiate.

Hélène semblait vider son cœur dans cette longue lettre.

Elle lui indiquait que bien que désireuse de retourner chez elle, elle luttait contre l'ingrate maladie de leur aînée que les médecins croyaient proche de la tombe. Lucile empirait, quotidiennement. Elle l'implorait, donc, de venir à leur rencontre et d'amener Blandine. Elle décrivait avec émotion le caractère critique de sa préoccupation maternelle, dévouée et seule. Galba, l'oncle et le fiancé, devait rester à Campanie pour traiter d'intérêts particuliers et Anaclette souffrait d'un inévitable épuisement. Veturius lui-même, éreinté et abattu, le suppliait d'oublier les déboires du passé, une fois pour toutes et l'attendait, non pas comme un beau-père mais comme un père, les bras ouverts.

Tatien se sentait bien trop distant d'Hélène et de Veturius pour les plaindre, mais le risque de perdre sa fille malade lui faisait mal au cœur.

Des larmes lui sont montées aux yeux alors qu'il pensait à la première fleur de ses idéaux de paternité.

Qu'avait-il fait, lui son père responsable pour la jeune fille sur le point de mourir ? Lucile avait grandi, absorbée par les caprices maternels. Effectivement, il n'avait jamais été vraiment enclin à lui vouer une plus grande attention.

Ne serait-il pas raisonnable de compenser ce manque, maintenant, en lui manifestant son affection ?

Mais la perspective d'une rencontre avec son beau-père le répugnait et le retour d'Hélène ne lui inspirait pas le moindre plaisir.

En vain, Teodul a attendu qu'il se prononce.

Après un long moment, il lui fit observer, désappointé :

J'apporte des nouvelles bien peu réjouissantes de la jeune Lucile et...

Je sais, je sais — l'a interrompu Tatien, sèchement.

Le préposé d'Opilius a tourné les talons et s'est éloigné alors que son interlocuteur se rendait dans son cabinet particulier pour réfléchir longuement sans trouver de solution à l'énigme qui le tourmentait.

Au crépuscule, en compagnie de sa fille, il est allé chez l'accordeur pour réfléchir davantage à la question.

La lettre a été lue avec affection.

Livia est devenue pale, mais elle voulut se dominer luttant contre toute émotivité moins louable.

Le message de Rome la perturbait.

Les paroles de l'épouse lointaine lui laissaient la pénible conviction que l'amour de Tatien ne pourrait pas lui appartenir. En son for intérieur, une amertume inopinée l'a assaillie, comme si elle était informée d'un malheur proche. Elle ressentit l'envie de pleurer convulsivement mais la sérénité paternelle et la courtoisie manifeste de l'homme aimé lui imposaient de garder son équilibre.

Tatien commentait à voix haute, les difficultés qu'il avait à se rapprocher de son beau-

père.

En outre, depuis sa jeunesse, il n'avait pas revu la métropole et n'avait pas envie d'y retourner.

Ne serait-il pas mieux de négliger l'appel ?

À quoi bon sa présence auprès de sa fille malade, si Opilius, plein d'argent pouvait l'entourer de médecins, d'infirmiers et de serviteurs ?

Tout en étreignant son enseignante attristée, Blandine écoutait l'exposition faite avec une évidente contrariété.

Toutefois, le vieil homme lui adressa la parole avec une tendresse toute paternelle.

Percevant son incertitude bien que sollicité à se prononcer, il lui conseilla calmement :

— Mon enfant, il est des obligations majeures dans le domaine des devoirs communs de notre vie. Celles qui se rapportent à la paternité ont un aspect essentiel que l'on ne peut ajourner. N'hésite pas. Si ton vieux beau-père t'a offensé dans ta fierté d'homme, pardonne et oublie. Aux plus jeunes, il revient de comprendre les plus vieux et de les soutenir. Je désire ardemment que le ciel nous accorde la guérison de ton enfant, mais si la mort l'emporte sans le réconfort de ton affection personnelle et directe, ne pense pas que tu seras exempté de l'ombre du remords qui t'accompagnera comme un bourreau subtil.

Plongé dans les réflexions qui envahissaient son âme indécise, le patricien n'a pas répondu.

Livia, néanmoins, a voulu l'inciter à désister du voyage en disant :

Mais, papa, imaginons que Tatien soit inspiré par des forces d'ordre supérieur, supposons qu'effectivement, il ne doive pas y aller... Ne serait-il pas plus juste de se fier à sa propre intuition ? S'il était surpris par quelque désastre pendant le voyage ? S'il attrapait la peste inutilement ?

Le vieillard a secoué la tête et a réfléchi :

Ma fille, en matière de bien-faire, je pense que nous devons aller jusqu'au bout. Même si le mal nous dilacère, même si l'ignorance nous trahit, je considère que le devoir réclame notre effort personnel dans les plus petites phases de notre vie. Tatien a une fille malade dont sa mère elle-même nous affirme être près de la mort. Toutes deux supplient son aide. De quel droit peut-il s'esquiver ?

Se fiant à l'expérience que les années avaient conférée à son cœur, Basil a avancé, après une courte pause :

Si tu étais l'épouse tourmentée par l'affliction, excuserais-tu son absence ?

La jeune femme a abandonné tout argument, mais Blandine qui voulut apporter un peu de bonne humeur à la scène intime, est intervenue, en demandant :

Papa, pourquoi ne pas emmener grand-père Basil et Livia avec nous ? Nous pourrions voyager tous les quatre ensemble ?

Le vieil homme a caressé ses doux cheveux bruns et lui fit observer sur un ton joyeux :

Non, Blandine ! Un voyage aussi long ne peut être réalisé par nous tous. Nous resterons à attendre. Quand tu reviendras, nous aurons créé de nouvelles musiques. Il est possible que tu reviennes avec une belle harpe. Bien évidemment, ta maman verra les progrès artistiques que tu as faits et elle voudra récompenser tes efforts avec un instrument plus moderne.. Qui sait ?

La fillette a souri fière.

De douces mélodies berçaient les rêves de ces quatre âmes sœurs qui, si elles obéissaient à leur propre volonté, jamais ne se sépareraient.

Tatien demanda à Livia de chanter l'hymne aux étoiles qui était à l'origine de leur première rencontre et la jeune femme a immédiatement répondu à son désir, répétant la chanson avec émotion et beauté.

Il planait dans l'air une sensation d'enchantement mêlée, néanmoins, d'une infinie tristesse...

À l'exception de Blandine dont le rire facile dénonçait l'insouciance infantile, les autres semblaient plutôt vouloir porter sur leur visage le masque d'une tranquillité en complet désaccord avec les présages affligeants qui envahissaient leur cœur.

Le gendre de Veturius ne s'était jamais montré aussi sensible à faire ses adieux.

Il promit à Livia de revenir rapidement.

Il ne s'attarderait pas.

Puisque le voyage s'imposait, ne pouvant être repoussé, il partirait le lendemain avec la ferme intention de ne répondre qu'aux obligations strictement nécessaires.

Qu'elle ne craigne rien. Il prétendait étudier avec sa femme une séparation honorable. Bien qu'ils ne puissent pas jouir, Livia et lui, du bonheur nuptial, il désirait se consacrer à son bien-être et à celui de Basil qu'il estimait comme un père.

Un lopin de terre dans le voisinage serait l'idéal pour le moment.

Il était convaincu que dès qu'elle aurait réalisé le mariage de Lucile, au cas où la malade réussisse à guérir, Hélène préférerait le monde romain en compagnie de Teodul, de sorte que lui, Tatien, était décidé à changer sa propre situation familiale.

Il rendrait, alors, la propriété à son beau-père et déménagerait avec Blandine dans quelque recoin où ils pourraient vivre tous ensemble.

Il se sentait jeune et robuste.

Il pouvait travailler bien plus énergiquement.

Il n'avait jamais perdu sa brillante forme physique en raison des exercices auxquels il se consacrait avec les esclaves de la maison, pour certains d'entre eux d'excellents gladiateurs.

Pourquoi craindre l'avenir quand tout paraissait sourire à leurs désirs ?

Alors que Livia acquiesçait ses plans, découragée, Blandine suivait la conversation d'un regard fulgurant, croyant qu'aucune force ne réussirait à contrarier les affirmations paternelles.

Des accolades et des vœux affectueux ont été échangés.

Toutefois quand Livia eut remarqué que la silhouette de Tatien, enlacé à sa fillette, se perdait dans les ombres du bois voisin, elle a laissé des larmes chaudes et abondantes inonder ses yeux... Une angoisse insurmontable asphyxiait son cœur comme si elle était condamnée à s'éloigner d'eux pour toujours pour ne plus les revoir, jamais plus.

Les jours ont passé entre la nostalgie et l'espoir dans la maisonnette fleurie de Lyon, quand à l'immense surprise de la Villa Veturius, Hélène est arrivée avec sa fille et son frère, accompagnée d'Anaclette et par une petite suite de serviteurs.

Lucile était en pleine convalescence. Galba, le fiancé mûr, l'entourait d'attentions.

Au foyer de Basil, l'événement inattendu a été accueilli avec une grande étrangeté.

La maîtresse de maison avait rejoint la ville avec la suite d'Octave Ignace Valérien accompagné de sa femme Climène Auguste qui devaient séjourner en Gaules, en mission officielle.

Valérien était un soldat courageux et astucieux qui s'était distingué en Mésie où il avait perdu quatre doigts lors d'un combat avec les goths. C'est en tant qu'envoyé spécial qu'il avait été nommé pour arraisonner la ville et la libérer des éléments subversifs.

Le gouvernement de Trebonianus Gallus avait éparpillé des envoyés de cette nature dans plusieurs directions.

Les localités les plus importantes des Gaules devaient supporter leur présence.

Ils arrivaient, entourés de servilités par la majorité qui leur prodiguait des cadeaux particuliers en échange de faveurs politiques, commençant par des fêtes spectaculaires et finissant par de déplorables extorsions. Ils faisaient de longues enquêtes sous prétexte d'assainir l'Empire des infiltrations révolutionnaires, gardant néanmoins pour objectif occulte de poursuivre les chrétiens et de les dépouiller de leurs petites ou grandes économies.

Les enfants de l'Évangile étaient, alors, durement éprouvés dans leur foi. Nombreux furent ceux qui, encore attachés à leurs biens matériels, abandonnaient la Bonne Nouvelle, payant des quotas élevés pour leur salut, changeant de domicile. Mais les moins favorisés par la chance ou ceux qui réaffirmaient leur confiance en Jésus se rendaient à la mort ou à la prison, désistant ainsi de tous leurs biens personnels.

Un ambassadeur de cette espèce était donc admirablement doté de larges recours, s'enrichissant de l'argent qu'il recevait pour accuser ou exiler, pour condamner ou faire taire, devenant tout naturellement le centre de la haine et de l'intrigue, de la perversité et de la délation.

Gallus avait choisi ce mode d'action pour aider, sans scrupules, ses camarades de campagne militaire, considérant qu'à Rome les coffres vides n'offraient plus aucune perspective de butin facile.

La société lugdunienne percevait cela et craignant des complications avec l'empereur, accourait en masse afin de louer son représentant.

Plusieurs jours de fête commémoraient son arrivée, et Hélène, qui avait su attirer l'attention de Climène pendant le voyage, fut la première dame de la ville à offrir un riche banquet à l'illustre couple.

Les salons de l'aristocratique résidence se sont ouverts, lumineux, comme par le passé, ayant un vif succès.

Basil, inquiet, n'arrivait pas à s'expliquer les événements en cours.

Pour quelle raison la femme de Tatien avait écrit une lettre qui semblait démentie par les faits ?

Le vieil homme et sa fille en vain ont cherché la clé de l'énigme.

En marge de la villa Veturius depuis que Blandine et son père s'étaient absentés, ils ne se sont pas dérobés aux règles de bienséance et une fois les cérémonies du palais terminées, ils ont essayé de faire une visite respectueuse et cordiale à la maîtresse de maison qui se refusa à les recevoir.

Teodul, un peu déconcerté, a présenté des excuses au nom d'Hélène, les informant qu'il viendrait voir le père et sa fille, le lendemain pour leur parler.

L'accordeur et la jeune femme sont repartis, intrigués, pris d'une inquiétante déception.

Qu'avaient-ils fait pour mériter un tel mépris ?

Entre eux, la mère de Blandine avait toujours été citée comme une personne digne de la plus haute considération. Jamais ils n'avaient offensé son nom, ni même dans leurs pensées.

Pour quelle raison, leur imposait-elle une si incompréhensible hostilité ?

Mais, le matin suivant, le philosophe et sa fille ont été encore plus péniblement surpris.

L'intendant d'Opilius venait à leur rencontre pour exhiber la documentation de la dette achetée, alléguant que les Charles étaient apparentés à la famille de Veturius et qu'Hélène, ayant appris que la petite Blandine prenait des leçons chez l'accordeur, n'a pas hésité à payer l'énorme dette répondant à la demande de ses parents et dont elle exigeait pour autant le remboursement immédiat.

Basil est devenu pâle.

Ceci était une invitation à la servilité ou une annonce de captivité.

À quoi avaient donc servi, en cette heure, les luttes d'une existence aussi longue ? Pourquoi avait-il vécu tant d'années, se croyant libre, allant jusqu'au suprême dévouement pour la fille que le ciel lui avait confiée, pour finalement retrouver au bord de la tombe le fantôme de l'esclavage ?

Il avait cherché le meilleur moyen de garder son équilibre face au monde et à la vie en écoutant sa conscience et était devenu vieux.

Il avait souffert d'innombrables privations et de nombreuses difficultés dans le parcours de son long pèlerinage sur terre mais aucune aussi angoissante que celle de cette heure où il se présumait porteur de toutes les humiliations.

C'est alors qu'il a tout compris. Cette femme devait haïr leur présence. À Rome, elle avait probablement su que Tatien et sa petite fille s'était pris d'affection pour l'humble foyer et peut-être se considérait-elle flouée dans son affection.

Il a porté sa main droite à son cœur malade alors que des larmes coulaient inlassablement sur ses grosses rides. Livia qui perçut son affliction est accourue pour le soutenir.

Le vieil homme l'a étreinte, en silence, puis avec humilité, il a demandé à Teodul de lui donner un peu de temps.

Il désirait attendre le retour de Tatien pour s'entendre avec lui concernant la question.

L'envoyé d'Hélène, néanmoins, s'est montré inflexible.

Le problème ne pourrait attendre plus d'une semaine. Un certain transporteur retournerait à la métropole impériale, emportant l'argent qu'Opilius Veturius avait déboursé.

L'ancien, confus, a insisté pour que la mère de Blandine lui accorde la grâce d'une audience mais l'administrateur a dissipé ses espoirs.

Hélène ne se rabaisserait pas à s'entretenir avec des plébéiens, des employés ou des débiteurs.

Sans savoir quoi faire, Basil a finalement déclaré qu'il rendrait visite à quelques amis prestigieux afin d'étudier l'exigence inattendue, promettant une solution aussi rapide que possible.

Une fois seul avec sa fille, il a examiné, angoissé, le problème que le destin lui imposait.

Il se sentait exténué.

Jamais il n'obtiendrait la somme à la hauteur du rachat de la dette.

Malgré les efforts de la jeune femme pour le consoler par des marques d'affection et d'encouragement, il n'arrivait pas à se soustraire à l'abattement qui le dominait.

Convaincu que les seuls bienfaiteurs capables de l'assister pour surmonter cet obstacle seraient ses compagnons d'activité chrétienne, la nuit même il s'est rendu à l'humble résidence de Lucain Vestinus, un ancien prêtre réfugié dans un abri où se réunissait un groupe de prière.

Basil et la jeune fille n'imaginaient vraiment pas que Teodul les suivait en cachette. Localisant l'endroit où les chrétiens se rassemblaient, l'intendant s'est rendu à. l'exploitation agricole, échafaudant des plans pour initier la perquisition.

La réunion évangélique, au domicile de Vestinus, était marquée par de très grandes appréhensions.

À peine une vingtaine de compagnons participaient au culte.

Plusieurs familles apparemment vouées à l'Évangile avaient fui craignant la présence de Valérien.

L'église de Lyon, tant de fois cruellement mise à l'épreuve, connaissait l'extension de la violence romaine.

Parmi les prosélytes qui n'avaient pas déserté, commencèrent à apparaître des manifestations d'apostasie.

En raison de cela, seuls les esprits les plus valeureux dans leur foi s'exaltaient à l'idée d'affronter la nouvelle persécution qui s'esquissait, infaillible.

Vestinus, prenant la parole, a formulé une prière émouvante et a lu dans les messages sacrés, la sublime recommandation du Seigneur : — « Que votre cœur ne se trouble. Vous qui croyez en Dieu, croyez aussi en moi14.

14 Évangile de l'apôtre Paul 14 :1-6 (Note de l'auteur spirituel).

Méditant sur ce verset, enflammé de confiance, il a élevé la voix et a commenté :

— Mes amis, nous croyons que l'heure est des plus significatives pour notre famille spirituelle.

Des sympathisants de notre cause, fonctionnaires du gouvernement, nous informent que l'oppression va éclater, cruelle.

Notre foi, si souvent marquée par le sang de nos ancêtres, réclamera probablement le témoignage de notre sacrifice !

Regardons la vie de plus haut !

Quand le Maître nous a invités à sa forteresse, il nous a prévenus des embûches qui nous assailliraient dans le temps.

Les enfants de l'ignorance et les dévots des divinités sanguinaires qui acceptent des offrandes de chair vivante peuvent disposer du pouvoir terrestre.. Ils jouissent dans des voitures d'or et de pourpre, ivres de plaisir, comme des fous qui savourent inconscients sur des cadavres entassés pour s'éveiller plus tard sous le fouet cinglant de la vérité qui les guettent à l'heure de la mort.

Mais nous, les serviteurs invités à labourer avec le Seigneur le sol embourbé de la misère humaine, pouvons-nous par hasard nous attendre au repos ?

Depuis le jour où s'est levée la croix du Calvaire pour l'Envoyé céleste, aucun autre chemin de résurrection ne nous a été montré.

Jusqu'au Christ, les dieux barbares possédaient le monde. Les temples étaient de véritables maisons de commerce où l'on négociait avec les génies infernaux. Un pigeon sacrifié, un mouton mort ou les viscères chauds d'un taureau étaient des oblations en échange de faveurs d'ordre matériel.

Avec Jésus, nous sommes appelés à construire le royaume glorieux de l'esprit. Le ciel est descendu jusqu'à nous, les entraves qui limitaient notre raisonnement dans le cercle étroit de l'animalité inférieure ont été rompues et la dignité de l'âme humaine s'est révélée, divine, nous montrant sa beauté éternelle !

Nous ne pensons pas que le christianisme soit à la veille de terminer son apostolat parmi les créatures.

Le Christ ne fait pas d'exclusivité.

Tant qu'il y aura un gémissement d'enfant malheureux sur terre, l'œuvre du Seigneur nous poussera au service et au renoncement !...

En conséquence, pendant que nos frères plus faibles fuient le témoignage de la réalité et alors que les moins convaincus tombent dans la tromperie malheureuse de l'incroyance et du doute, marchons sans peur avec la certitude que le monde attend notre part de sueur et de martyre afin de se restaurer dans ses fondements sublimes.

Pendant plus de deux siècles, nous avons pleuré et nous avons souffert.

Nos pionniers ont été arrachés à leur famille par la trahison, les calomnies, les coups et la mort.

Nous sommes les héritiers de la foi immortelle des vénérables apôtres qui nous l'ont transmise de leur propre sang, avec leurs propres larmes ! Pourquoi démériter leur confiance en se disant abandonnés ?

« Que votre cœur ne se trouble — a dit le Seigneur —, vous qui croyez en Dieu, croyez aussi en moi ! ».

Nous sommes en paix parce que nous croyons ! La peur ne nous inquiète pas, parce que nous croyons ! La victoire spirituelle sera nôtre, parce que nous croyons !...

La parole inspirée du vieux prêcheur se fit silencieuse pendant un long moment.

La petite salle semblait soudainement enflammée de lumière et les murs se sont comme effacés aux yeux spirituels de Vestinus.

Les six femmes et les quatorze hommes présents se sont tous regardés, émerveillés, en extase. Aimantés par un destin commun, ils ressentaient un bonheur uniquement accessible à ceux qui réussissent à tout dépasser et oublier par amour pour un idéal sanctifiant.

Basil pressait entre ses mains la main droite de Livia avec ce paternel enchantement des grandes affections qui méconnaissent la mort.

Près d'eux, la veuve Césidia et ses filles Lucine et Prisca se sont regardées, heureuses.

Hilarion et Marciane, Tiburce et Scribonia, deux vieux couples qui avaient tout cédé pour la cause du Seigneur, se sont étreints, contents.

Livia, regardant les visages exaltés qui l'entouraient, ne ressentait plus la crainte qui l'oppressait au début. Manifestant une souveraine tranquillité de cœur, elle s'est souvenue de Tatien et de Blandine, les seuls amis les plus intimes qui lui restaient.

Comme elle les aimait profondément !

Tatien avait une femme et un foyer et Blandine grandirait et aurait, tout naturellement, une belle destinée.

Que pouvait-elle faire si ce n'est se résigner face à la volonté de Dieu ? Ne devait-elle pas se réjouir de pouvoir consoler son dévoué père qui l'avait reçue amoureusement dans cette vie ? Ne devait-elle pas se sentir infiniment heureuse de se voir parmi les fidèles partisans du Christ, honorée de l'occasion de prouver sa foi ?

Alors elle a fixé avec attention le visage calme de Basil dont les yeux étincelaient de joie et d'espoir...

Jamais son père adoptif ne lui avait semblé aussi beau. Ses cheveux blancs paraissaient renvoyer des rayons de clarté azurée.

Pour la première fois, elle réfléchissait aux afflictions et aux luttes que le vieux philosophe avait traversées... elle pouvait imaginer les nostalgies qui l'accompagnaient certainement, depuis sa jeunesse lointaine, médita sur l'amour qu'il lui avait dévoué, à elle qui avait été abandonnée dans une lande au lever du jour et ressentit pour cet homme courbé par la vieillesse, une affection filiale plus forte et plus pure, renouvelée et différente..

Quelque chose en elle fut sublimée.

Instinctivement, elle a retiré sa dextre des mains ridées qui la retenaient et l'a étreint avec une tendresse qui, jusqu'à présent, lui était inconnue.

Elle a senti battre son cœur dans sa poitrine fatiguée et en lui embrassant la face, avec une extrême émotion, elle lui dit tout bas :

Mon père'...

Touché d'une joie mystérieuse, Basil a laissé couler quelques larmes et a balbutié :

Tu es heureuse, ma fille ?

Très heureuse..

Il a embrassé ses cheveux bruns ondulés qu'un fil doré retenait et a affirmé en murmurant :

Que votre cœur ne se trouble !... ceux qui s'aiment en le Christ, vivent au-delà de la séparation et de la mort...

À cet instant, Vestinus serein a levé sa tête inondée par l'expression d'un bonheur ignoré sur terre et poursuivit :

Notre enceinte est glorieusement visitée par les martyrs qui nous ont précédés...

Et, la voix presque saisie de sanglots nés de la joie que son cœur ressentait, il a continué :

Ils éblouissent mes yeux de la lumière bénie dont ils sont vêtus ! Devant eux, est entré Irénée, notre berger inoubliable, portant dans ses mains un rouleau éclatant...

Après lui, d'autres amis spirituels, glorifiés au Royaume de Dieu, ont passé notre porte avec des sourires d'amour !... Je les vois tous... Je les connais de ma première jeunesse ! Ce sont de vieux compagnons assassinés du temps des empereurs Septime Sévère et Caracalla !... 15 Ici, il y a Ferréol et Fermée avec de rayonnantes auréoles qui partent de leur bouche, rappelant le supplice de la langue qu'on leur a violemment arrachée !... Andéol, le valeureux sous-diacre, porte sur son front un diadème formé de quatre étoiles, rappelant la flagellation de sa tête brisée en quatre par les soldats... Félix, dont ils ont arraché son cœur encore vivant de sa poitrine, porte au thorax un astre rayonnant ! Valentinienne et Dinocrate, les vierges qui ont supporté d'épouvantables insultes de la part des légionnaires, sont vêtues de tuniques d'une blancheur immaculée !... Laurent, Aurèle et Sophrone, trois jeunes avec lesquels je jouais dans mon enfance et qui ont été balayés par des épées en bois, sont porteurs de palmes de lys blancs !... D'autres arrivent et ils nous saluent, vainqueurs... Irênée s'approche de moi et détache un des fragments du rouleau lumineux... Il me recommande de le lire à voix haute !... Vestinus fit une brève pause et s'exclama admiratif : — Ah ! C'est la seconde épître de l'apôtre Paul aux Corinthiens !

R (15) Référence faite par Vestinus à plusieurs martyrs chrétiens de France dont certains sont inscrits dans l'histoire des saints. - (Note de l'auteur spirituel)

D'une voix entrecoupée par l'émotion, il s'est mis à lire : « 16Nous sommes pressés de toute part, mais non réduits à l'extrême ; dans la détresse, mais non dans le désespoir ; persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non perdus ; portant toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps... »

(16) 2eme Epître aux Corinthiens, chapitre 4, versets 8 à 10. - (Note de l'auteur spirituel)

Après un court intervalle, il a annoncé : — Le cher guide nous informe que l'heure de notre témoignage est proche. Il nous demande de garder notre calme, notre courage, notre fidélité et notre amour... Personne ne sera laissé à. l'abandon... Quelques-uns verront leur mort reportée mais tous connaîtront le calice du sacrifice...

Après une petite pause, il a noté que les visiteurs chantaient un hymne de grâce louant le Maître bien-aimé.

Le prédicateur est resté un long moment en silence comme s'il écoutait une mélodie inaccessible à la perception de ses compagnons.

Des torrents de larmes coulaient sur son visage vieilli.

Avant de clôturer la mémorable réunion, Lucain a invité tout le monde :

— Mes frères, nous sommes un petit troupeau qui s'en remet au ciel !... Bon nombre de nos confrères que la fortune protège ont quitté la ville moyennant le paiement de précieuses contributions à l'envoyé de César. Rares sont ceux qui, manquant de rien, seront victorieux de la tempête qui approche... Dans les quartiers pauvres, nous sommes partagés en groupes de foi dans l'attente de la Bonté Divine... Nous n'avons pas de biens qui puissent susciter en nous des inquiétudes. Le Seigneur nous a délivrés des troublantes angoisses à posséder de l'or sur terre... Pourquoi ne nous réunissons-nous pas tous les soirs, pendant quelque temps, dans notre sanctuaire de confiance ? Ce refuge peut être notre havre de prière et la prière est la seule arme que nous puissions manier face à nos persécuteurs...

Une joie générale a applaudi cette idée et la prière émouvante a marqué la fin de la réunion.

Une compréhension fraternelle s'installait.

Entre amis, ils se mirent d'accord.

Ils reviendraient chaque soir pour le service de la foi.

Alors que quelques fruits étaient servis avec un verre de vin léger, chacun parlait de son expérience personnelle.

Lorsque le tour de Basil fut arrivé, le vieillard a commenté le problème qui l'assaillait. Il avait été libéré moyennant de lourds engagements et devait rembourser, sans délai, la dette qui l'affligeait.

Peines, les frères se sont regardés...

Personne n'avait suffisamment d'argent pour l'aider.

Questionné, Lucain leur a dit que la boîte de secours était vide.

Tout ce qui restait était parti la veille pour apporter un soutien à trois veuves en quête d'assistance.

Mais Vestinus invita le philosophe et sa fille à rester avec lui le temps nécessaire.

Sa maisonnette toute simple pouvait contenir beaucoup de monde.

Avec le consentement de la jeune femme, le vieil homme a acquiescé.

Il n'avait pas confiance en Teodul et craignait quelque attaque à la dignité de son foyer. Auprès de ses amis, même s'ils souffraient, ils auraient l'avantage de partager leur douleur. Livia ne serait pas seule. Les compagnes du groupe la soutiendraient.

Ils promirent de revenir le lendemain et réconfortés, ils ont passé la nuit éclairés dans leur foi.

Le matin suivant, Basil est allé voir Teodul afin de donner son propre domicile en

gage.

Il a longuement réfléchi et en a conclu que ce serait la mesure la plus sûre. S'ils restaient dans la maison, ils seraient probablement victimes de violence puisqu'ils n'avaient pas les moyens de payer, alors qu'en confiant leur habitation à l'administrateur, peut-être arriverait-il ainsi à calmer ses exigences. Considérant aussi la possibilité d'être emprisonné en raison du culte auquel ils se vouaient, il se dit que rien ne serait perdu dans leur humble foyer et qu'en revenant de la capitale de l'Empire, Tatien prendrait connaissance de la situation et conserverait certainement ses manuscrits qui étaient d'ailleurs son unique richesse.

L'intendant, impassible, a écouté l'accordeur qui lui a parlé avec une grande humilité.

Il prétendait s'absenter pour quelques jours et suppliait l'autorisation de laisser intacte la résidence en guise de garantie partielle de la somme due à Opilius Veturius.

Il n'oublierait pas ses engagements.

Face à cette sollicitation inopinée, intrigué Teodul a fait patienter le philosophe.

II ne pouvait répondre sans en parler à la maitresse de maison.

La simplicité du vieillard le désarmait. Serait-il juste de se méfier de lui — pensait l'astucieux intendant —, mais où irait Basil sans connaissance et sans argent si ce n'est à la misérable chaumière de Lucain Vestinus ? La demande était faite sans intention secrète car le vieil homme ne pouvait ignorer que lui, Teodul, avait les moyens de le suivre en cachette et de découvrir le nouvel endroit où il se trouverait.

Avec de telles réflexions en tête, il est allé voir Hélène qui a écouté ses remarques, enchantée. Elle ne semblait pas avoir les mêmes appréhensions. D'ailleurs, elle se dit satisfaite et tranquille.

Devant la perplexité de son ami, réjouie et malveillante, elle lui fit observer :

Tout se déroule selon mes plans. Ne t'inquiète pas. Le prétexte de la dette est la contrainte dont nous avions besoin pour faire partir les intrus. Si nous pouvons les attraper comme des oiseaux hébétés dans l'illégalité, c'est d'autant mieux. Arrêtés et exécutés comme chrétiens, ils disparaissent du chemin de Tatien et de Blandine, sans soucis pour nous. Mon mari hait les nazaréens. Informé que ses amis sont partis, contrarié par l'expurgation, même s'il en souffre, il saura se raisonner. Teodul souriant a demandé admiratif : — Et la maison ? Nous la recevrons, alors ?

Sans aucun doute — répondit-elle résolument —, c'est Basil lui-même qui nous l'offre. Lors de nos explications, nous gagnerons ainsi l'assentiment de Tatien. Nous dirons que le vieil homme, certain de l'affection de notre maison, est venu nous demander une aide morale plaçant la résidence sous notre bonne garde et que nous avons tout fait pour le sauver, en vain, mais que finalement nous avons conservé son domicile inchangé pour qu'il le trouve dans les mêmes conditions qu'il l'avait laissé... Cela sera la démonstration de notre sincérité imposant à Tatien la juste résignation face aux faits consommés.

Magnifique ! — lui fit l'administrateur ayant l'impression d'avoir trouvé une heureuse solution au délicat problème.

De bonne humeur, il est retourné voir Basil et l'a informé que la décision avait bien été reçue, que la maîtresse de maison était d'accord avec la nouvelle et que la résidence serait bien gardée jusqu'à son retour.

Le libéré de Carpus a souri, soulagé. L'approbation signifiait la liberté.

Il pouvait, maintenant, retourner chez Lucain, auprès de sa fille, sans surprise ou contrainte.

Le philosophe et Livia se sont empressés de mettre en ordre de vieilles archives et des objets d'art pour partir le jour même, au crépuscule...

Pour ne pas aborder la souffrance morale de cet adieu, se tenant l'un contre l'autre, ils commentaient la beauté du ciel où couraient des nuages solitaires colorés par le coucher du soleil embrasé ou évoquaient le fort parfum des fleurs alentours.

Attendris, ils regardaient le paysage, chacun plongé dans ses pensées portant les souvenirs les plus doux dans leur cœur. Ne voulant pas se tourmenter mutuellement avec des plaintes, ils feignaient la distraction et la sérénité devant la nature, ignorant que Teodul guettait leurs pas, inlassablement...

Informée du lieu où l'accordeur s'était réfugié, le lendemain, Hélène a sollicité une audience à Egnas Valérien, alléguant un besoin urgent de s'entendre avec l'envoyé d'Auguste.

Le haut dignitaire l'a reçue sans réserve.

À seule avec le légat, elle a exposé la question sans préambules.

Les familles les plus haut placées de cette ville — dit-elle sur un ton d'orgueil blessé dans la voix — font face à des difficultés insurmontables pour maintenir l'ordre domestique. Le christianisme, en prêchant une fraternité impraticable, perturbe les esprits les plus sains, pervertissant les esclaves et les serviteurs. L'indiscipline se généralise. La discorde gronde. Des hommes valides et des femmes fortes fuient le travail après avoir été en contact avec les enseignements du prophète crucifié qui, au fond, est devenu un terrible adversaire de l'Empire. Les traditions ne sont plus respectées et le foyer romain perd ses plus légitimes fondements.

Le légat attentif l'a écoutée et avec révérence, il a demandé :

Mais, nous pourrions peut-être recevoir des suggestions pour réaliser la tâche corrective ? Depuis mon arrivée, les enquêtes ne cessent méthodiquement. Nous avons déjà réussi à avertir bon nombre de prosélytes importants qui ont accepté de s'en aller.

Et, donnant une idée des extorsions effectuées, il a souligné :

Sachant qu'un homme représentatif ne peut oublier, sans dommages, la responsabilité dont il est investi, j'ai fait preuve de la plus grande patience. Ceci étant, j'ai décidé que tous les sympathisants de la cause détestée seraient entendus... J'ai eu le plaisir de constater qu'ils réaffirmaient leur fidélité aux dieux et à César et venant de presque tous, j'ai reçu de généreux dons destinés à notre magnanime empereur. La mesure a eu des résultats favorables, couronnant notre enquête d'un triomphe total. Maintenant, j'admets qu'il est possible d'épurer les classes les plus basses de notre structure sociale. La justice ne saurait tarde

Nous sommes anxieux ! — garantit Hélène satisfaite — jamais nous n'avons été témoin de tant de manifestations de rébellion ! Jamais nous n'avons assisté à de si grands spectacles de révolte et de dégradation ! Certains connaissent l'existence de différents groupes de conspirateurs contre la légalité dans les quartiers pauvres. Notre administrateur, par exemple, connaît l'un de ses endroits où des personnes méprisables articulent les complots qui nous menacent. Notre propre maison a un esclave et sa fille en fuite dans cet abri à chauve-souris humaines. Ils conspirent dans l'ombre contre la vie des patriciens et contre les maîtres des terres. Il ne serait pas étonnant qu'une rébellion de sang et de mort éclate d'un moment à l'autre...

Avant que son interlocuteur ait eu le temps de poser d'autres questions, elle a ajouté de manière significative :

J'ai avec moi la documentation probatoire. Intrigué, Valérien se grata la tête et lui

dit :

La dénonciation est vraiment grave, l'administrateur de la Villa Veturius peut collaborer avec les autorités ?

Parfaitement.

Nous commencerons l'expurgation sans tarder. Je peux compter sur sa présence ce soir même ?

Teodul comparaîtra — acquiesça-t-elle, résolue.

Effectivement, au crépuscule, l'intendant d'Opilius s'est rendu à la caserne. Une fois là- bas, il fut présenté à Libérât Numicius, le chef de cohorte désigné par le propréteur à la demande de Valérien pour initier les modalités punitives.

Les sentiments qui les animaient l'un et l'autre étaient si proches que dès qu'ils se sont vus, ils ont sympathisé.

Teodul a informé son nouvel ami qu'il lui indiquerait sans se compromettre la maison de Vestinus. Il a prétexté que la rébellion des nazaréens avait lieu dans différents groupes d'action conjuguée et connaissant d'autres centres de conspiration, il pourrait être un précieux collaborateur dans la répression s'il gardait l'anonymat pour ce service d'intelligence rendu.

Loquace, Libérât fut d'accord et après avoir joyeusement bu plusieurs verres de vin, ils se sont mis en route.

Commandant une petite expédition de soldats et d'huissiers déterminés, Numicius, sous l'orientation de l'employé de Veturius, a entouré l'abri des partisans de l'Évangile alors que le propriétaire de la maison prononçait les derniers mots de la prière enseignée par le Maître :

... ne nous laisse pas succomber à la tentation, mais délivre-nous du mal, car c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire pour les siècles des siècles, ainsi soit- il!

Lucain a ouvert les yeux et la sérénité qui les envahissait était si grande qu'ils semblaient s'éveiller d'une vision céleste. À cet instant, l'émissaire de la persécution, presque ivre, s'est posté devant l'assemblée chrétienne en criant aux sbires effrontés :

Entrons ! C'est ici même. La bande de renards est dans la tanière !.

Personne n'a répondu.

Les agents armés ont pénétré bruyamment dans l'enceinte.

Sarcastique, Numicius fit observer :

J'ai déjà visité des rassemblements comme celui-ci. Je n'ai jamais vu une race aussi lâche que celle des disciples du Juif crucifié. Ils reçoivent des gifles, livrent leurs femmes, souffrent de la prison et meurent sous les insultes, sans réaction aucune ! Véritables chauves-souris repoussantes !

Il a craché quelques malédictions et posant son regard alentour, il a bruyamment demandé:

Qui est le chef de bande ?

Voyant que personne ne répondait, il a repris sa phrase et a renouvelé sa question :

Qui est le maître de la maison ici ? Dignement, Lucain s'est levé et s'est présenté :

Le maître de maison est Jésus et je suis le responsable.

Jésus ? Ben voyons... — s'est écrié Numicius en riant — toujours les mêmes

fous!...

Il a posé son regard ironique sur Vestinus et a continué :

Vieux détestable où sont tes responsabilités. Si tu as de la moelle dans la cervelle abjure la sorcellerie ! Rends hommage aux dieux et affirme ta fidélité à nos empereurs. Probablement, ainsi, le tableau de cette nuit pourra se voir modifier.

Je ne peux pas ! — lui dit l'apôtre, serein —je suis chrétien. Je n'ai d'autre Dieu que Notre Père Céleste dont la grandeur et l'amour se sont manifestés sur terre par Notre Seigneur Jésus-Christ.

Renie tes sortilèges, sorcier ! — a clamé Libérât le visage congestionné — abjure ou tu sentiras le poids de ma décision !...

Je ne peux pas modifier ma foi — a répondu Lucain avec calme et simplicité.

Le poing fermé du cruel interlocuteur est tombé sur le visage vénérable.

Vestinus a chancelé, mais soutenu par deux frères qui se sont dépêchés de l'aider, il s'est immédiatement repris séchant un filet de sang que le coup avait provoqué au coin de sa bouche.

Livia, Lucine et Prisca, les femmes les plus jeunes de l'enceinte, ont éclaté en sanglots, mais le vieil homme reprenant la parole les a consolées en s'exclamant :

Mes filles, ne pleurez pas pour nous ! Pleurez pour nos persécuteurs en priant pour eux. Serait-il un plus grand malheur que de se voir confier à l'égarement du pouvoir pour se réveiller dans les bras terribles de la mort ?

Il a dévisagé d'un regard compatissant le bourreau et expliqua :

L'homme qui nous frappe est Libérât Numicius, chef d'une cohorte romaine. Par deux fois, j'ai déjà vu ses mains flageller les protégés de l'Évangile... Pauvre frère ! Il croit être le seigneur de la vie quand les plaisirs criminels dominent son cœur ! En vain, il cherche à se débattre contre les coups de la maladie et les maux de la vieillesse qui actuellement guettent son corps... Demain, précipité dans la profonde vallée de la méditation par la disgrâce politique, peut-être se tournera-t-il vers Jésus, cherchant la justice et un soutien moral !

Les compagnons de Numicius l'écoutaient stupéfaits.

L'agent de Valérien a en vain essayé de réagir mais des forces intangibles immobilisaient sa gorge.

Lucain, le visage illuminé par la foi, a continué, d'une voix ferme :

Il est possible que les persécuteurs nous imposent la mort. Peut-être, serons-nous immédiatement conduits aux plus affligeants témoignages !

Il fit une courte pause, puis a continué se tournant vers ses amis :

Toutefois, ne craignons pas la visite du martyre ! Nous avons tous été appelés à suivre Notre Seigneur portant une lourde croix sur nos épaules endolories. Le calvaire est en place, la poutre se tient droite debout, la flagellation continue... Réjouissons-nous de notre condition de Cyrène de l'Éternel Ami ! C'est un honneur de mourir pour le bien dans un monde où le mal règne encore victorieux... Nous aurions honte de notre bonheur aux côtés de tant de cœurs plongés dans la misère, dans l'esclavage et la souffrance !... Tout passe ! Les empereurs qui nous ont humiliés, se glorifiant des pompes du triomphe, n'ont jamais pensé aux cauchemars qui les attendaient dans la tombe !... Aujourd'hui, nos adversaires réduisent notre chair à de la boue sanglante, mais l'Esprit du Seigneur, rénovant le monde pour le bonheur éternel, répandra nos cendres sur les champs où, hagards et malheureux, ils se combattent inutilement !... Maintenant, ce sont des dominateurs assis sur le trône de l'illusion qui les dirigent, mais plus tard ils imploreront la paix portant les ulcères de la mendicité dans la grande maison de Dieu !... Malheureux ! Pour eux, la lutte sur terre signifie encore se plonger dans la boue dorée... Ils se bousculent les uns, les autres, se disputant la tombe où leurs rêves de grandeur se réduisent à une poignée de poussière ; ils s'entretuent sous l'empire de la haine qu'ils propagent et où ils s'annihilent ; ils se dépècent dans des concours de sang et incarnent la ruine de leurs sombres jours !... Pleurons, donc, pour eux ! Déplorons leur malheur ! Combien de temps passeront-ils avant de réchauffer leur âme au soleil de la foi ?...

Puis comme le silence se faisait pesant, Vestinus a affronté le regard lâche de Numicius et s'est exclamé :

Donne du travail à tes coopérateurs ! Si tu as la mission de nous ouvrir les portes du cachot, ne te retiens pas ! L'esprit de l'Évangile brille sur la prison.

Voyant que Lucain lui tendait valeureusement ses mains ridées, Libérât s'est avancé prononçant quelques mots d'usage au nom de l'État et lui a attaché les poignes.

Les collaborateurs ont suivi le mouvement menottant tous les autres. Certains membres de la servile expédition ont posé leur regard lascif sur les jeunes femmes tremblantes mais la présence de Vestinus dont les paroles leur avaient jeté tant de vérités à la figure, leur imposait le respect.

Le voyage se fit en silence.

Comme des animaux dociles, les chrétiens n'ont pas réagi, se soutenant en prononçant de ferventes prières, mais alors qu'ils pénétraient dans le patio de la prison, ils se sont regardés angoissés.

Quelque chose se passait conformément à leur attente.

La voix sèche de Numicius a ordonné qu'ils s'arrêtent un moment et Livia, Lucine et Prisca ont été brutalement séparées du groupe.

Il existait une ancienne loi qui interdisait le sacrifice des vierges dans les spectacles et, sous ce prétexte, il était de coutume de séparer les arrivants des femmes les plus jeunes pour que la cruauté des bourreaux vole leur pureté corporelle avant tout interrogatoire plus sévère.

Le vieil accordeur a étreint Livia dont les yeux étaient voilés de larmes qui n'arrivaient pas à couler et lui dit ému :

Adieux, ma fille ! Je crois que nous ne nous verrons plus dans cette vie mortelle. Mais, sache que je t'attendrai dans l'éternité... Si tu t'attardes sur terre, ne te sens pas loin de mes pas. Nous resterons ensemble en esprit... Seule la chair demeure à l'ombre de la tombe... Si tu es offensée, pardonne... Le progrès du monde se fait avec la sueur de ceux qui souffrent, et la justice parmi les hommes est un sanctuaire qui s'élève par la douleur des perdants... Ne te consterne pas, ne te crois pas abandonnée !...

Il a levé les yeux en l'air comme pour lui montrer que le ciel est la dernière patrie qu'il leur restait, et il a conclu :

Un jour, nous serons à nouveau réunis dans un foyer sans larmes et sans mort !...

Un sourire amer est apparu sur son visage.

La jeune femme l'a tendrement embrassé cachant son visage pâle sans prononcer un seul mot. Une insurmontable émotion lui comprimait la poitrine.

Libérât s'est écrié qu'ils prenaient du retard alors que deux légionnaires insistaient auprès des jeunes filles qui finalement se sont laissées emporter sans résistance.

En partant, elles marchaient toutes trois, angoissées et hésitantes, mais Césidia, veuve et mère, s'est exclamée vers elles sur un ton émouvant :

Filles de mon cœur ! Ne nous rendons pas au mal... Cherchons vaillamment la volonté du Christ ! Dieu nous assiste et la vérité nous guide... Mieux vaut la mort avec la liberté que la vie avec l'esclavage ! Avançons résolument ! Les fauves de l'amphithéâtre sont nos bienfaiteurs !... Adieu ! Adieu !...

Leur visage en pleurs sans désespoir, Prisca et Lucine se sont dirigées vers le sentier immonde qui leur était indiqué, lançant des baisers à leurs amis qui restaient en arrière.

Les prisonniers ont repris leur marche.

Un peu plus loin, les matrones furent également jetées dans des cellules différentes alors que les quatorze hommes angoissés mais fermes dans leur foi furent conduits dans une grande salle obscure et humide.

Quelques torches ont commencé à briller.

Un légionnaire à l'aspect répulsif s'est approché du chef et a demandé à voix baisse dans quelle cellule les trois jeunes filles se trouvaient enfermées.

Numicius ricana ironiquement et lui fit remarquer irrévérencieux :

N'y pense pas ! Nous sommes sûrs qu'elles sont toutes vierges et le légat a droit au premier choix. Valérien les verra demain. Après lui, alors...

Puis insouciant et sans le moindre respect, il a ajouté : — Nous les jouerons au jeu.

Des rires étouffés se sont éparpillés parmi les serviteurs de la justice impériale.

Après quelques moments, Egnas Valérien a pénétré solennellement dans l'enceinte.

Le messager de Gallus voulait donner la plus grande importance au travail initié. De toute part, la rumeur parlait d'une probable rébellion des classes inférieures et l'on craignait une rapide adhésion des groupes insurgés.

Il vivait donc entouré d'insidieuses réclamations.

Les familles aisées lui demandaient de prendre des mesures drastiques préventives et les dénonciations de Teodul étaient les premiers emprisonnements du grand mouvement de coercition qu'il prétendait décupler.

Suivi par plusieurs assesseurs, il s'est adressé aux humbles prisonniers d'un ton hautain et arrogant :

— Plébéiens ! — dit-il sèchement —j'ai pratiqué avec largesse dans cette ville la droiture et la tolérance obéissant aux traditions de nos ancêtres, néanmoins, d'honnêtes et respectables patriciens se plaignent de votre attitude ces derniers temps, ce qui constitue une grave menace à la tranquillité des citoyens. Vous êtes accusés, non seulement de cultiver la magie infâme des nazaréens, mais aussi de conspirer contre l'État, avec l'objectif d'usurper la position et le patrimoine des élus d'Auguste qui vous dirigent. Je ne peux donc pas reporter la punition exigée par notre communauté. L'expurgation est indispensable.

Le messager romain s'est interrompu, il a balayé d'un regard fulgurant l'assemblée humiliée et a demandé :

Qui parmi vous coopérera avec nous, nous indiquant les centres d'indiscipline ? Notre magnanimité répondra par la libération de tous ceux qui collaboreront à l'action méritoire dans laquelle nous sommes engagés.

Les chrétiens sont restés muets.

Exaspéré par le silence régnant qu'il prit pour de la déconsidération à son autorité, Valérien s'est dirigé vers Vestinus et Basil, les plus âgés, et s'est exclamé :

À Rome, nous pensons trouver chez les anciens les paroles pleines d'expérience que nous devons entendre en premier lieu.

Il a concentré son attention sur Vestinus et lui a demandé, directement :

Quelles informations peux-tu donner du mouvement subversif en préparation ?

Sans la moindre hésitation Lucain lui a répondu :

Vénérable ambassadeur de César, nous ne sommes pas des délateurs.

Le délégué impérial a esquissé une mine de mécontentement et fixant Basil, il l'a interrogé :

Et vous ? Que dites-vous ?

Le vieux libéré a soutenu son regard pénétrant et a répliqué, serein :

Illustre légat, nous sommes au service du Christ qui nous recommande l'abstention de tout jugement frivole pour que nous ne soyons pas jugés frivolement. L'Évangile n'approuve pas la révolte.

Quelle insolence ! — a crié l'ex-guerrier de Mésie offensé — ces vieux semblent plaisanter !... Sommez de répondre clairement, ils profitent de l'occasion pour se vanter d'être vertueux et faire la propagande de l'agitateur juif ! Ils se trompent, pourtant !...

Et commandant à Libérât l'ouverture de spacieux compartiments annexes, il a ordonné:

Aux chevalets !

Avec la passivité qui leur était caractéristique, les partisans du Crucifié ont pénétré dans la lugubre pièce.

Plusieurs instruments de martyre y étaient alignés.

Obéissant aux ordres reçus, des assistants de Numicius ont attaché lesdeux vieux à deux grands chevaux de bois liant leurs membres avec de dures cordes en cuir capables de tendre leur corps jusqu'au démembrement.

Affrontant la dureté du milieu, Vestinus a supplié ses compagnons avec humilité :

Frères, ne vous inquiétiez pas pour nous ! L'affliction et le désespoir ne sont pas dans le programme de travail que le Maître nous a tracé. À notre âge, la mort pour Jésus, nous sera une honorable faveur. De plus, il nous a recommandé de ne pas craindre ceux qui tuent le corps car ils ne peuvent tuer l'âme. Aidez-nous en priant ! Les oreilles du Seigneur sont partout vigilantes.

Mais Egnas a ordonné le silence.

Et, alors que les deux vieux étaient liés par les bras, la tête et les pieds sur les grandes pouliches de flagellation, il recommanda que les soldats restent prêts à tourner les roues afin d'intensifier graduellement le supplice, si nécessaire.

Lucain et Basil se sont regardés, inquiets.

Ils se disaient que leur corps exténué ne résisterait pas au terrible supplice.

Sans aucun doute, c'était la fin...

Ils se sont réfugiés dans la prière suppliant l'aide divine quand Valérien s'est écrié ahurissant :

Misérables ! Confessez maintenant ! Où se cachent les chrétiens insoumis ?

Christianisme et insoumission ne peuvent s'entendent ! — a répliqué Vestinus avec calme.

Nous n'avons rien à dire — a ajouté Basil, résigné.

Horde de corbeaux ! — a tonné Egnas possédé. — Par toutes les divinités infernales ! Ils délient leur langue ou payeront très cher leur hardiesse !...

Il fit un signe impératif et les cordes se sont étirées.

Les deux apôtres tourmentés ont senti que leur thorax et leur tête se détachaient, que leurs bras se séparaient de leur tronc.

Gémissants à demi-asphyxies, ils n'ont cependant pas perdu leur détermination.

Confessez ! Confessez ! — répétait le haut dignitaire romain, l'esprit écumant de colère.

Mais comme les révélations se faisaient attendre indéfiniment, il a ordonné de tirer encore plus les cordes.

La poitrine des suppliciés palpitait douloureusement.

Tous deux avaient leur regard cloué au plafond comme s'ils cherchaient, en vain, la contemplation du ciel.

Une sueur pâteuse leur coulait du corps qui se brisait.

À un certain moment, Basil a poussé un cri inoubliable.

Jésus !

Cette supplique s'est échappée du fond de son âme dans un mélange indicible de douleur, d'amertume, d'affliction et de foi.

Les yeux du vieil accordeur n'ont fait qu'un tour dans leur orbite alors que Vestinus présentait les mêmes symptômes d'angoisse.

Une fois la base du crâne rompue ainsi que plusieurs veines entre les os cassés et la chair dilacérée, le sang en jets successifs ruisselait de sa bouche entrouverte.

Sa mort fut rapide.

Une étrange pâleur s'est imprimée sur les deux visages auparavant torturés.

La perplexité des impies et le muet héroïsme des fils de l'Évangile laissaient tout le monde choqué dans la salle.

Le plus jeune des chrétiens présents, Lucius Aurèle, le visage imberbe, presque un garçon s'est avancé vers les chevalets plein de sang et affrontant la stupéfaction des bourreaux, a prié à voix haute :

Seigneur aie la bonté de recevoir avec amour tes serviteurs et nos inoubliables amis ! Soutiens-les dans la gloire de ton Règne ! Ils nous ont orientés dans la difficulté, nous ont encouragés dans la tristesse, ils furent notre lumière dans l'ombre ! Oh Maître, permettez que nous puissions imiter leur exemple de vertu et de courage avec la même bravoure dans la foi ! Vestinus ! Basil !

Admirables bienfaiteurs ! Où que vous soyez, ne nous abandonnez pas ! Enseignez- nous toujours que seul le sacrifice nous permettra de construire avec Jésus un inonde meilleur!...

Aurèle s'est tu.

La prière s'était étouffée dans sa gorge noyée par de brûlantes larmes, meurtri dans son

cœur.

Mettant fin au silence qui se faisait pesant, Valérien s'est écrié, enragé :

En prison ! Conduisez ces hommes en prison ! Je ne veux pas de sorcelleries nazaréennes. Continuons notre chasse ! Il est indispensable que nous détenions tous les impliqués... Mobilisons les moyens dont nous pouvons disposer ! Ma patience est épuisée, j'ai attendu inutilement !...

Les partisans de la Bonne Nouvelle ont lancé un dernier regard aux restes sanglants et ont été emmenés dans les cellules immondes qui leur étaient destinées.

La persécution a continué, implacable.

Pendant la nuit, d'autres groupes ont été emprisonnés.

Une garde turbulente était constituée en grande partie d'éléments inférieurs dominés par la cruauté et la sauvagerie.

Le lendemain, très tôt, le représentant de Gallus était présent à l'inspection.

Il a émis de nombreux ordres, fait des plans, imaginé des rapports qu'il devait envoyer à la ville impériale de sorte à s'affirmer dans sa condition légitime de défenseur de l'État et de compagnon fidèle de l'empereur. Pour cela, Egnas a visité des dizaines d'incarcérés préparant d'habiles interrogatoires.

À la demande de Libérât comme dernière activité de la matinée, il est descendu jusqu'à la pièce où les jeunes femmes étaient entassées.

Dix jeunes filles abattues se sont identifiées à lui, affligées et apeurées.

Valérien les a regardées avec la méchanceté d'un loup maître du troupeau et s'arrêtant à Livia, il a demandé à l'assesseur :

D'où vient cette beauté singulière ? Libérât lui répondit à voix basse :

C'est la fille de l'un des vieillards exécutés hier.

Oh ! Oh !... Pourquoi ne l'ai-je pas su avant ? — a dit Egnas se grattant la tête intrigué — elle vaut plus que de nombreux vieux réunis.

Il a concentré toute son attention sur la jeune femme qui s'est sentie gênée par un tel privilège, et a demandé qu'elle soit transférée dans une cellule plus confortable, non loin de son cabinet particulier d'audiences.

Après quelques heures, la fille adoptive de l'accordeur, inquiète et découragée, s'est retrouvée dans une grande chambre agréablement meublée où le représentant de Gallus vint dans la soirée la voir de près.

Livia reçut sa visite effrayée.

Belle gauloise — a-t-il commencé, étrangement affectueux —, sais-tu qu'un dignitaire impérial est excusé de toutes demandes. Néanmoins, il me plait d'oublier les titres dont je me trouve investi pour me présenter à toi comme le plus commun des mortels.

La jeune femme a levé sur lui des yeux suppliants dont les larmes étaient prêtes à

couler.

Valérien a senti naître en lui un sentiment nouveau... Il a remarqué qu'une compassion inattendue atténuait sa cruauté virile. Surpris, il fit appel à sa mémoire pour se rappeler où il avait connu cette jeune femme, mais ce fut en vain.

Où pouvait-il l'avoir déjà croisée ? Il se sentait touché par des réminiscences qu'il n'arrivait pas à préciser.

Ton nom ? — a-t-il demandé avec une inflexion de voix proche de la tendresse.

Livia, Mon Seigneur.

Livia — a-t-il continué d'un ton presque familier —, m'as-tu déjà rencontré quelque part ?

Je ne m'en souviens pas, Mon Seigneur.

Cependant, pourrais-tu comprendre la soudaine passion d'un homme ? Sais-tu, par hasard, le type de sentiment que tu m'inspires ? Serais-tu disposée à accepter mes propositions de bonheur et d'affection ?

Mon Seigneur, je suis mariée...

Egnas a ressenti un grand malaise et lui fit :

Le mariage peut être un frein à nos égarements, mais jamais un empêchement insurmontable au véritable amour.

Il a marché, nerveusement, d'un côté à l'autre de la pièce et lui a demandé :

Où se trouve le chanceux qui te possède ?

Mon mari est absent...

D'autant mieux — a insisté le légat à nouveau calme —, notre affection pourra être, dès aujourd'hui, si tu le veux une belle romance... Accepterais-tu mon invitation ?

Mon Seigneur, en plus d'être mariée, je suis aussi chrétienne...

Oh ! Le christianisme est la folie de Jérusalem qui prétend asphyxier la santé et la joie de Rome. Tu es suffisamment jeune pour renoncer à cette peste ! J'ai les moyens de suppléer à tes besoins. Un palais entouré de jardins et rempli d'esclaves sera tout naturellement le cadre riche et mérité avec lequel j'améliorerai ta beauté.

Remarquant que la brillante promesse ne modifiait pas l'expression physionomique de la prisonnière, il a ajouté, mordant :

T'es-tu déjà imaginée morte dans l'amphithéâtre ? Les vêtements déchirés, le corps éventré, les seins devenus des trous sanglants, les cheveux traînés dans l'arène, les dents arrachées, le visage foulé par les fauves !... et par-dessus tout, les mains brutales des gladiateurs ivres à rassembler tes restes !... Franchement, je ne peux comprendre les notions de pudeur des familles nazaréennes. Ils s'esquivent de la glorieuse exaltation de la chair comme si la nature était maudite, ils allèguent des impératifs de pureté et prêchent la régénération des coutumes, mais n'ont pas honte de la nudité dans l'amphithéâtre !... Tu n'as jamais réfléchi à une telle contradiction ?

Mon Seigneur, je crois que nous devons accepter ces spectacles comme des sacrifices que l'ignorance du monde nous impose...

Il me semble, néanmoins — assura Egnas, ironique —, que les femmes « galiléennes », en fuyant les délices de l'amour bien vivant, sous prétexte de conserver leur vertu, gardent en elle la volupté de se dénuder sur la place publique. Je ne vois en cela qu'un inqualifiable désordre mental !...

Mon Seigneur — dit Livia méfiante avec modération mais calme —, ne serait-il pas plus digne que la femme s'expose devant les animaux qui dévorent son corps que de s'offrir aux banquets déshonorables de la criminalité des hommes ? À Massilia, j'ai vu des matrones et des jeunes filles de la ville impériale s'offrant à des exhibitions déprimantes et, même de loin je n'ai pas pressenti en elle d'idéal de grandeur... Je demande donc-la permission d'être en désaccord avec votre point de vue.

Je considère qu'en se livrant au supplice de Jésus, le cœur féminin coopère à la construction de la nouvelle humanité...

Valérien comprit toute la force de l'argument qui contestait ses dires mais ne s'avoua pas vaincu pour autant.

Il a ricané avec une évidente bonne humeur et s'est exclamé en souriant :

Quelle calamité ! Un enchantement de femme souffrant de la manie des philosophes ! Minerve n'est pas la conseillère indiquée pour ton âge. Écoute l'inspiration de Vénus et tu comprendras mes paroles plus clairement.

Le légat a réfléchi quelques instants et fit observer :

Ton père devait être un bien vieux fou.

Anxieuse de savoir ce qu'il était arrivé à son père, la jeune femme a ajouté avec

intérêt:

Mon père aussi est ici.

Valérien s'est senti gêné par l'expression de confiance avec laquelle ces mots avaient été prononcés et craignant de devoir s'expliquer, il jugea plus prudent de s'en aller pour revenir le lendemain.

Nuit après nuit, Egnas revenait à la chambre que Sinésia, une servante digne de confiance, gardait avec soin.

De pénibles événements endeuillèrent les activités chrétiennes de la ville. Des spectacles de gala étaient marqués par de terribles flagellations. Des interrogatoires cruels finissaient par de révoltantes exécutions stimulées par de longs applaudissements publics.

Isolée de tous, Livia était épargnée.

Les commentaires concernant la femme retenue depuis plus de deux semaines par le messager de l'empereur, finir par atteindre le foyer domestique.

Une nuit, Climène, qui était jalouse, s'est rendue au cabinet de son mari en quête d'impressions et avec l'aide de l'employée, elle s'est mise à écouter derrière les rideaux fermés.

Ne me rejette pas ! — disait Valérien, passionné — je ne veux pas t'obliger à te soumettre. L'amour spontané de la femme que nous adorons est comme un doux nectar récolté au miraculeux pays des rêves ! Aime-moi, Livia ! Soyons heureux ! Considère qu'il est anormal de ne pas céder à l'appel de la vie. Je ne suis pas aussi mauvais que tu l'imagines. Je suis marié, il est vrai, mais ma femme ne partage pas mes affaires. Je suis libre... Je te donnerai le domicile royal que tu désireras. Une villa dans Arelate18 , un palais à Rome, une demeure en Campanie, une maison de repos en Sicile !... Choisis ! Nous vivrons ensemble dans la mesure du possible. Mon assujettissement à l'État est transitoire. J'espère pouvoir jouir prochainement d'un long repos !... Si nous avons des enfants, je garantirai leur avenir. Oublie la dangereuse mystique des juifs, porte l'habit des plus jolies filles des sept collines19, tu auras une existence digne de ta beauté et de tes dons intellectuels... Ne vois-tu pas, par hasard, que je m'humilie à tes pieds ?...

Arles, France. - (Note de l'auteur spirituel)

Allusion à Rome. (Note de l'auteur spirituel)

Les pleurs convulsifs de la jeune femme pouvaient être entendus à une petite distance.

Pourquoi pleures-tu ? Tu ne manques de rien. Dis une parole et tu sortiras d'ici souveraine de mon bonheur. Ne nie pas, plus longtemps, l'appel de mon affection ! Lève-toi et viens ! Que veux-tu pour construire ton bonheur ?

Mon Seigneur — sanglotait la jeune femme découragée —, selon les entretiens de Sinésia avec les serviteurs de cette maison, je sais que mes compagnons de croyance marchent tous les jours au sacrifice... Mon père aura probablement déjà donné son grand témoignage de foi !... Pour que je bénisse sa générosité de mon éternelle reconnaissance, accordez-moi la grâce de mourir auprès des miens...

Jamais ! — a tonné la voix d'Egnas irrité — tu ne partiras pas d'ici sans avoir abjuré la croyance ignominieuse ! Je ne renoncerai pas tant que je n'aurai pas pu plonger mes yeux dans les tiens, tel un assoiffé qui se noie dans une source d'eau pure ! J'aime tes yeux mystérieux qui en moi éveillent quelque chose de secret, d'étrange et de profonds sentiments que je n'arrive pas à expliquer. Tu seras mienne, bien mienne !... Je changerai tes convictions, je ferai plier ton incompréhensible orgueil !...

Les oreilles de Climène ne purent en supporter davantage.

Étouffant en larmes qui se brisaient sur sa poitrine, la matrone s'est éloignée rapidement.

Une fois chez elle, bien qu'ayant remarqué le retour de son mari au lit conjugal, elle ne réussit pas à dormir.

De nombreuses images de révolte et de désespoir traversaient son esprit tourmenté.

Irritée et bouleversée, elle s'est souvenue d'Hélène, pensant trouver en elle l'amie à qui elle pourrait se confier.

C'est ainsi que dès que le jour se fut levé, elle est allée à la villa Veturius où en pleurs, elle a fait des confidences détaillées à sa compagne.

Pleine d'attention, la femme de Tatien l'a entendu et finalement lui fit observer :

Cette femme est une intruse. Je la connais de nom. Elle nous a donné d'énormes inquiétudes, il y a quelques temps. Elle a la manie de choisir les maris les plus appréciables. Je suppose qu'il est de notre devoir de l'éloigner définitivement. Ne pourrions-nous pas l'inclure dans quelque convoi d'esclaves destinés à l'arène ?

Non, cela non ! — a objecté Climène, effrayée. — Valérien ne me le pardonnerait pas. Semblable mesure reviendrait à le perdre pour toujours. Je ne méconnais pas son tempérament vindicatif. J'ai perçu sa passion démesurée pour la détestable plébéienne. Il se déclarait fasciné par ses yeux et prétendait même l'élever à la position d'une vraie reine !

Ah ! Il s'est dévoilé à ses yeux ? — a demandé Hélène avec malice.

Oui, oui, il lui a assuré qu'elle est le seul amour de sa vie, ça ne l'a pas gêné de me réduire à une simple subalterne!...

La fille de Veturius dont les yeux félins brillaient cruellement, a commenté souriante :

Nous avons à Rome une amie sincère Sabinienne Porcia, dévouée à notre famille depuis l'enfance de mon père. Sabinienne s'est mariée à Bélisaire Dorian qui ne s'est jamais résigné à n'avoir qu'une seule femme. Un jour, à la maison, le turbulent mari exalta à sa femme la beauté des dents d'Eulice, une esclave grecque dont il s'était éperdument épris. Notre amie a écouté, avec calme, les références enflammées et au repas du lendemain, est apparu sur la table un plateau argenté avec la belle denture. Si les dents étaient le motif de sa passion, dit Sabinienne avec sagesse, elle pouvait les servir à son compagnon, sans plus ni moins.

Elle fit résonner un bruyant éclat de rire pour conclure son récit.

Devant son amie atterrée, elle a passé sa main dans sa chevelure décorée de fins fils dorés et a déclaré :

Le souvenir de Porcia m'a donné d'excellentes idées.

Elle a réfléchi... réfléchi... et lui dit :

Appelons Teodul pour nous conseiller. C'est la seule personne capable de nous aider le plus efficacement.

Le docile administrateur a comparu.

Il a écouté le drame de Climène à travers le récit émouvant d'Hélène et a annoncé :

Je suis prêt à collaborer. Il est des femmes d'une influence fatale pour les hommes dignes. Cette jeune femme est l'une d'elles. Elle a le don de faire le malheur des autres.

Hélène, qui gardait le contrôle de la conversation, s'est expliquée à voix basse. Elle possédait à la maison une substance caustique capable de provoquer la cécité irrémédiable. Egnas Valérien s'est passionné pour les yeux de la fille de Basil. Il serait judicieux, donc, d'annihiler les organes de la vue. À ces fins, Climène achèterait la complicité de Sinésia qui, à son insu, lui ferait avaler un narcotique puissant qui ferait dormir la jeune femme en quelques minutes. Peu après, la domestique appliquerait une compresse corrosive sur la partie des yeux de Livia. La jeune femme se réveillerait aveugle, angoissée... Sinésia assumerait le rôle de bienfaitrice la consolant avec des remèdes appropriés. Dans la soirée, Climène elle-même se rendrait à la prison apportant des vêtements à elle afin de déguiser la jeune fille. Climène s'attarderait dans le cabinet de son mari pendant que Sinésia aiderait la prisonnière à changer de vêtements et la conduirait discrètement à l'extérieur. Les gardes, naturellement, la prendront pour Climène soutenue par la gouvernante de la prison et Teodul attendrait Livia, à une courte distance, l'enlevant pour l'emporter très loin de Lyon... fl descendrait avec elle à Massilia lui faisant la promesse de retrouver son vieux père et Tatien, l'exilant finalement sur la côte gauloise.

La femme de Valérien et l'employé d'Opilius l'écoutaient, prostrés, admirant la fertilité de ce cerveau étonnement plongé dans le courant du mal.

Le projet est remarquable — a avancé Climène quelque peu soulagée —, la plage n'est pas si loin...

Hélène fit un signe à son compagnon qui les écoutait, énigmatique, et a souligné :

Teodul pourrait la conduire de l'autre côté de la ma:..

Et clignant des yeux à son attention, elle fit :

En Afrique par exemple toute femme aveugle aurait beaucoup de mal à revenir.

Elle conclut souriante :

Nous n'avons pas de temps à perdre. Si cette femme domine les hommes par les yeux, il est juste qu'elle les perde.

Craignant quelque dérapage dans l'exécution du plan — Climène a soupiré, hésitante — ; si Valérien le découvre, je le paierai très cher.

Ne recule pas ! — se prononça sa compagne autoritaire — le doute dans la réalisation d'un objectif de notre intérêt est toujours un coup porté à nous-mêmes.

L'épouse d'Egnas donna son accord et obéit aux ordres qui lui étaient dictés.

Hélène l'accompagna chez elle.

Sinésia fut invitée à comparaître au foyer du représentant d'Auguste, elle accepta volontiers toutes les providences qui lui étaient suggérées, puis retourna à la prison en possession des instructions et des drogues indiquées.

Elle administra à Livia le sédatif dans de l'eau pure et la vit s'endormir facilement. Alors qu'elle dormait, la jeune femme reçut la compresse fatale.

Lorsqu'elle s'est réveillée, elle avait les yeux injectés de sang.

Elle palpait son lit, anxieuse de récupérer la vision, mais en vain...

Sinésia ! Sinésia !... — s'est-elle écriée, atterrée.

Entendant la voix de la gouvernante qui lui répondait courtoisement, elle a demandé angoissée :

Il fait nuit ainsi si soudainement ?

Oui — a répondu son interlocutrice intentionnellement —, c'est déjà la nuit...

Mais où étais-je ? Serais-je devenue folle ?

Tu t'es évanouie — l'informa l'employée, feignant la préoccupation.

Mes yeux sont en feu. Allume une torche, je suis inquiète.

Bien que compatissant de la victime, Sinésia s'est agenouillée auprès d'elle et conformément aux suggestions reçues d'Hélène, elle lui dit à l'oreille :

Livia, reste calme, aie du courage, sois patiente !... Ton père est mort sur le chevalet du supplice !...

La jeune femme a émis un cri étouffé suivi de sanglots convulsifs.

Les exécutions lors de spectacles ont été fréquentes. Je crois que tes amis chrétiens n'auront pas eu l'occasion de fuir. Il y a, néanmoins, une bonne nouvelle. Le patricien Tatien s'intéresse à toi. Je ne sais pas où il se trouve mais j'ai été informée qu'il avait envoyé un message à Mon Seigneur Teodul lui recommandant de t'accompagner lors du voyage que tu dois faire pour vous retrouver... Il a dit que la petite Blandine est malade demandant des soins...

Une indicible expression s'est fixée sur le visage de la jeune fille dont les yeux étaient plongés maintenant dans une nuit épaisse.

Nous devons t'éloigner de la cruauté de Valérien qui propose de t'asservir et de te posséder à tout prix, continuait Sinésia, astucieuse — ; à chaque nuit qui passe, il semble plus fou et il forcera probablement tes sentiments féminins car il vit à s'enivrer avant de venir dans ta chambre. Je souffre de te voir ainsi exposée aux attaques d'un homme sans vergogne. J'ai donc arrangé avec Mon Seigneur Teodul ton départ... Dans quelques heures, je pense recevoir les vêtements appropriés pour ta sortie sans encombre. Une fois dehors, l'administrateur de la villa nous attendra afin de t'accompagner jusqu'à ta nouvelle destination...

Remarquant que le silence pesait entre elles deux, Sinésia a demandé :

Alors, tu n'es pas heureuse ? Les promesses d'une vie nouvelle ne te réjouissent- elles pas ?

Mais Livia, qui était plongée dans d'amères réflexions, a répondu, triste :

Si ce n'était la mort de mon père, je serais contente... De plus, je me vois infirme et anéantie...

Mais, Mon Seigneur Teodul a laissé entendre que l'ancien employeur de la villa Veturius et sa miette Blandine, sont tes amis.

Oui, je sais, mais la femme de Tatien semble nous détester, Mon Seigneur Teodul sait cela.

Elle a tendu ses mains en avant comme si elle errait parmi les ombres et a ajouté :

Pourquoi ne pas faire un peu de lumière ?

Nous avons besoin d'obscurité pour te libérer.

La malade s'est calmée mais passant sa main droite sur ses yeux enflés, elle s'est exclamée dans un douloureux aveu :

Ah ! Sinésia, tu es la seule personne avec laquelle je peux vivre dans cette réclusion!... Je suis chrétienne alors que tu t'attaches encore au culte des anciennes divinités... mais au fond nous sommes toutes deux des femmes avec des problèmes en commun ! La mort de mon père ouvre un vide en moi que rien sur terre ne pourra remplir ! Je suis seule au monde ! Seule ! Très tôt, je me suis habituée au chemin d'affliction ! Jamais je ne me suis rebellée contre les conceptions du ciel, mais maintenant, je me sens désorientée et malheureuse !... Quel péché ai-je commis pour que Dieu m'épargne ? Compatis de mon malheur ! J'ai peur de tout !...

L'inflexion avec laquelle ces paroles étaient prononcées a touché la sensibilité de la servante au plus profond d'elle-même.

Un vif remords l'a soudainement blessée...

Des larmes ont surgi de sa conscience. Elle aurait désiré sauver la jeune femme, la renvoyer au monde libre, ouvrir les portes de la prison la rendant à une destinée bénie, mais il était trop tard. Livia était aveugle. Jamais elle ne réussirait à changer la situation. Entre le groupe de Valérien et les amis de Climène, elle resterait liée à un danger imminent. Elle s'est donc limitée à pleurer confuse.

La jeune fille a entendu ses plaintes et s'est consolée. Elle a supposé que la gouvernante souffrait pour elle et cette idée a adouci sa torture intérieure. Elle ne se sentait plus aussi seule. Quelqu'un comprenait ses souffrances morales et partageait sa douleur.

Dans la soirée, Climène est apparue.

Elle a remis à Sinésia les vêtements de son usage personnel.

Et malgré les lourds remords qui l'affligeaient, la gouvernante gauloise a réanimé la jeune fille et s'est mise à la vêtir avec soins.

Quelques instants plus tard, toutes deux sont sorties sans le moindre souci.

Portant l'une des tuniques habituelles de Climène et étant aussi grande, Livia fut prise par les gardes de service pour la femme de Valérien en promenade.

Non loin, elles ont rejoint Teodul qui les attendait.

Sinésia, émue, a pris congé prétextant devoir retourner à son poste. Et avant que la jeune femme ne fasse des commentaires amers devant les adieux de sa compagne, l'intendant d'Opilius, très courtois, fit en sorte de dissiper les doutes qui pourraient troubler son esprit.

J'ai le plaisir de vous apporter les bonnes nouvelles dont j'ai été informé — a-t-il commenté avec délicatesse — ; notre ami Tatien dans l'impossibilité de se rendre à Lyon aussi rapidement qu'il l'aurait désiré, en raison d'une insidieuse maladie attrapée par sa fillette, demande votre présence réconfortante.

Et, loquace, il a suivi toutes les instructions d'Hélène expliquant qu'ils feraient un voyage en mer.

Tatien — répétait-il hypocritement —, de retour de la métropole, a vu Blandine tomber malade soudainement sans personne pour le soutenir car Hélène avait été à nouveau appelée à Rome pour prêter assistance à son père malade. Conseillé par un médecin de bord, le gendre de Veturius avait débarqué à mi-parcours du chemin d'où il avait envoyé un message les suppliant, elle et Basil, de venir à sa rencontre. Il insistait pour que le vieil accordeur soit accompagné de sa fille et tout naturellement, il ignorait que le philosophe était mort. Pour cela même, lui, Teodul, s'était mis à disposition pour l'accompagner...

Livia a écouté ces informations pressant son cœur de sa main droite tremblante.

Elle a réfléchi quelques instants, a tâté ses yeux maintenant terriblement enflammés et lui dit tristement :

Mon Seigneur, je vous suis profondément reconnaissante de votre bonté. Savoir que Tatien demande mon humble concours me réconforte, néanmoins, je me sens incapable de réaliser ce voyage... Il est arrivé quelque chose à mes yeux... Depuis quelques heures, j'ai remarqué que j'ai perdu la vue... J'entends votre voix, mais je ne vous vois pas. Des douleurs presque insupportables me martyrisent la tête. Je suis inutile... En quoi pourrais-je être une aide à nos amis qui m'attendent ? Ne vaudrait-il pas mieux rester ici même et accepter résignée les circonstances ? Tatien a écrit en demandant que mon père me conduise. Mon père est mort désormais... Quant à moi, je suis impotente et seule, que pourrais-je faire ? Je serais pour lui un lourd fardeau pour un voyage aussi long... Ne vaudrait-il pas mieux que vous vous désintéressiez de moi?!...

Absolument pas ! — a ajouté l'interlocuteur avec une hypocrisie évidente —je ne peux vous abandonner en aucune façon. Pour les maladies, nous avons toujours de bons médecins. Votre santé recevra les soins nécessaires. La maladie, loin d'être un obstacle, est une bonne raison de plus pour ceux qui sont nos vrais amis de montrer leur dévouement. En outre.

Et il baissa la voix comme s'il voulait éveiller de la peur chez sa compagne :

Le légat est insensé. D'après ce que je sais, la ville entière n'ignore pas qu'il t'a séparée des jeunes nazaréennes, te faisant bénéficier d'un régime de privilèges. Sinésia m'a informé des dures épreuves que tu as supportées dans ta chambre de détention. Maintenant que ton père n'est plus, je considère qu'il est de mon devoir de t'apporter mon aide. Si ton sacrifice représentait une compensation à ton idéal, je comprendrais ce geste téméraire à vouloir rester, mais continuer dans Lyon pour satisfaire à la bestialité d'un homme, serait à mon avis pure foie...

L'argument réussit à la convaincre. La jeune femme n'a plus hésité.

Elle a accepté son bras et ils se sont réfugiés dans une simple auberge de faubourg d'où ils sont partis vers un nouveau destin, à l'aube.

À Vienne, Teodul demanda la collaboration d'un médecin qui prescrit des remèdes compliqués aux blessures oculaires.

Des jours amers se sont écoulés pour Livia, découragée...

À son tour, Teodul, remarquant son abattement physique, se rappelait les suggestions d'Hélène qui lui avait demandé de faciliter la mort de la jeune femme en lui donnant un plat commodément préparé ou en la plongeant dans les eaux... La miséricorde, néanmoins, a pénétré son esprit.

La résignation avec laquelle Livia accueillait son malheur l'émouvait au fond.

Il prétendait se défaire d'elle comme quelqu'un se débarrasse d'un fardeau, néanmoins, l'idée de l'assassiner lui répugnait maintenant.

Dans le port de Massilia, ils ont trouvé le seul bateau susceptible de les conduire à l'étranger, une belle galère romaine qui partait pour Syracuse profitant des vents favorables.

Le représentant d'Hélène n'a pas hésité.

Après avoir analysé le temps dont il disposait, il a informé la jeune fille que d'après les nouvelles reçues, Tatien était en Sicile à les attendre de sorte que tous deux partir en mer.

Patiente avec sa cécité qui la martyrisait mais sans perdre l'espoir de guérir, la malade ne trouva pas d'attrait à ce voyage. Renfermée sur elle-même, se limitant à parler à Teodul quand l'administrateur de Veturius la questionnait, elle n'avait qu'une seule pensée — se rapprocher de ses amis et se reposer.

Donc par un magnifique matin, en pleine lumière, quand son compagnon d'excursion lui annonça leur arrivée à Drepanon19, où il avait établi le supposé lieu de permanence du fils de Varrus, son cœur s'est transporté, pris de joie.

Ils ont débarqué apparemment tranquilles.

Teodul, qui semblait connaître la localité, l'a enflammée d'espoir. Certainement, disait- il en feignant, que dans quelques instants elle étreindrait la petite Blandine se rappelant les jours heureux à la villa. Sans aucun doute Tatien lui fournirait le traitement adéquat afin de lui rendre la vue et, dans peu de temps, elle serait complètement guérie, satisfaite et heureuse.

La jeune femme marchant à son bras souriait, enchantée...

Oui, quels autres amis lui restait-il en ce monde ?

Le bourg, plein de vignobles et caressé par la douce brise qui soufflait de la mer, respirait la paix festive et embaumée de la nature.

Ici et là, des voix argentines croisaient l'air.

Des vendeurs de fruits et de légumes annonçaient des produits sur la place. Des rires déjeunes gens et des cris d'enfants atteignaient les oreilles de l'aveugle qui aurait tout donné pour plonger ses yeux dans le paysage ambiant qu'elle imaginait charmant.

Aujourd'hui Trapani. - (Note de l'auteur spirituel)

Dans l'un des coins les plus agités de la ville sous le porche d'un petit temple consacré à Minerve, avec une voix tranquillisante, Teodul l'a aidée à s'asseoir sur un petit banc en pierre et lui a demandé de l'attendre pendant quelques minutes.

Il devait aller à la rencontre d'un ami pour se certifier avec précision de l'adresse de

Tatien.

Il reviendrait dans peu de temps.

Livia satisfaite lui dit de faire ce qu'il avait à faire, mais dès qu'il fut libre de ses mouvements, l'employé de Veturius a disparu...

Au début, l'infirme a attendu, confiante et patiente, néanmoins, au fur et à mesure que les heures passaient, elle sentait que l'angoisse augmentait et asphyxiait petit à petit son cœur...

Elle ne pouvait admettre que Teodul fusse capable de la reléguer à un abandon aussi complet. Son compagnon de voyage pouvait être tombé gravement malade. Quelques obstacles auraient surgi...

Midi passé, elle sentait que la faim et la soif la dérangeaient mais elle craignait de se déplacer.

L'administrateur de la villa pourrait apparaître d'un moment à autre.

Réussissant à vaincre de grandes hésitations, elle interpella plusieurs passants, suppliant des informations concernant Tatien mais personne ne put lui offrir de l'aide. De Teodul, également, elle ne réussit à obtenir les moindres nouvelles.

Pendant des heures et des heures, elle est restée exposée sur la voie publique en plein soleil et au vent.

Dans la soirée quand elle eut perdu l'espoir de retrouver l'administrateur de la villa Veturius, elle est tombée dans un profond découragement.

Elle perçut que le soleil se couchait, que les brises de l'après-midi étaient plus fraiches et s'est rappelée que le destin la répudiait pour la seconde fois...

Elle entendait, de temps en temps, des indécences venant d'hommes impitoyables qui lui adressaient de vils propos, et angoissée elle se demandait comment procéder.

Elle se trouvait aussi seule en Sicile qu'elle l'avait été à sa naissance dans la lande en Chypre.

Pourquoi était-elle venue au monde avec un tel destin ? — réfléchissait-elle tourmentée. Aurait-elle encore une mère en ce monde ? À quelle famille était-elle affiliée ? Quelle tragédie passionnelle avait précédé sa naissance ? Nouveau-née, elle n'avait pas ressenti de sensation d'abandon, mais maintenant... Femme consciente, avec tant de rêves perdus, elle éprouvait une grande souffrance morale.

Où irait-elle ?

Si, au moins, elle pouvait travailler...

Mais elle se sentait inutile et aveugle.

Comment résoudrait-elle l'avenir ?

Elle rendit grâce à Dieu de pouvoir pleurer librement . . Depuis sa séparation de Basil, jamais elle ne s'était souvenue de la tendresse paternelle avec tant d'intensité qu'en cette heure.

Le vieux philosophe lui avait enseigné que la mort n'existe pas, que les âmes vivent au-delà de la terre dans des sphères compatibles avec l'amélioration morale dont ils sont porteurs. Jamais, elle n'avait mis en doute ses moindres leçons. L'affectueux protecteur continuait certainement à vivre quelque part... Mais pourrait-il par hasard l'accompagner dans sa douleur ?

Elle s'est rappelée des réunions évangéliques chez Vestinus et chercha à s'accrocher à

sa foi.

Elle était sûre que ses amis partis avant elle dans la mort ne l'oublieraient pas, alors qu'elle était reléguée à la solitude.

Des larmes coulaient sur son visage que le vent fort du crépuscule soufflait, impitoyable, et mentalement elle a supplié :

Père aimé, ne m'abandonne pas !... Où que tu sois, pose ton généreux regard sur moi. . . Souviens-toi du jour où tu m'as accueillie dans la lande déserte et protège-moi, à nouveau, de ton affection ! Je suis répudiée une fois de plus... Je ne sais quel destin contraire pèse sur mon âme, même si je crois comme tu me l'as enseigné que Jésus au ciel veille sur nous ! Maintenant que je me sens abattue et aveugle, ne me laisse pas perdre la lumière intérieure de l'espoir et aide-moi à retrouver mon enthousiasme!... Combien de fois m'as-tu dit que la souffrance nous purifie et nous élève à Dieu ! Laisse-moi comprendre cette réalité avec plus de force pour que la douleur ne me jette pas dans le précipice de la révolte !... Tu me disais toujours que notre vie ne s'arrête pas avec la mort, que l'âme s'élève aux cimes de l'éternité où règne la paix ! Tu croyais que les défunts sont plus vivants que les hommes vêtus du linceul de la chair et admettais avec assurance que nos êtres aimés au-delà de la tombe, peuvent nous assister et nous protéger !... Comment t'oublier alors, toi qui fus tous les jours un ami et un bienfaiteur constant ! Comme je serais heureuse de pouvoir suivre tes pas ! Mais je n'ai pas pu jouir du privilège de mourir pour Jésus dans les tourments de l'arène. Mon père, pourquoi ne m'a-t-on pas accordé la grâce de partir avec les nôtres ? Pourquoi m'a-t-on séparée du destin de mes compagnes qui ont trouvé le salut par le martyre ? Compatis de moi ! Explique-moi la vie comme dans le passé !... Guide mes pas dans ce labyrinthe ! Rappelle-toi que je ne suis qu'une enfant dans l'obscurité de la jungle humaine et sois mon protecteur à nouveau ! On m'a amenée jusqu'ici avec la promesse de retrouver nos amis qui sont je ne sais où ! Je ne serrerai certainement plus leurs mains en ce monde. Sur terre, la séparation est toujours plus froide vu les obstacles qui éloignent notre vision des personnes aimées mais dans la vie spirituelle, le cœur doit avoir d'autres recours pour fortifier l'amour et le secourir !

Livia aurait voulu crier, clamer au ciel, les paroles qui lui venaient à l'esprit supposant peut-être que le vent les emporterait, mais l'agitation des piétons lui imposait la prudence...

Elle continuait, donc, de pleurer en priant, mais soudain comme dans un rêve miraculeux, elle vit se dessiner un chemin lumineux dans les ténèbres dans lesquels étaient plongés ses yeux et sur cette voie fulgurante, elle reconnut Basil qui avançait à sa rencontre.

En extase, elle a essayé de prononcer son nom à haute voix, ivre de joie, mais l'inattendue allégresse semblait lui avoir paralysé les cordes vocales.

Le vieil ami enveloppé d'une clarté indicible qui le rajeunissait, s'est approché, a mis sa main droite sur son épaule comme dans le passé et lui suggéra :

Ma fille, les disciples de Jésus, tout comme lui, connaissent la solitude mais jamais l'abandon ! Ne déplore pas le brouillard où le ciel te met à l'épreuve !... Dans les nuits les plus sombres, il y a plus de lueur dans les étoiles... Nos espoirs brillent d'une plus grande intensité à l'hiver des grandes souffrances. Reprends courage et crois au pouvoir sublime de Notre Père.

L'esprit de Basil marqua une légère pause, lui caressa sa chevelure décoiffée par le souffle du vent et continua :

De fait, nous t'avons précédée dans l'inévitable voyage dans la tombe !... Pour nous, la lutte dans la chair a été provisoirement interrompue et comme tu l'as dit nous avons été investis de la prérogative de souffrir pour la propagation de l'Évangile dans le monde... Mais ne te crois pas exemptée du témoignage et de la flagellation. Cet incident aux yeux est le signe que tu n'as pas été oubliée... Bien sûr, ceux qui nous guident au plan supérieur ont confié à ta fidélité quelques tâches en ce monde, au-dessus des nôtres !... Le Seigneur ne donne pas de responsabilités d'une certaine nature à des cœurs encore fragiles, tout comme il n'accroche pas le fruit mûr à la branche tendre de l'arbre naissant... Aie du courage ! Parfois, il est nécessaire que nous nous plongions dans l'ombre pour assister ceux qui gisent dans les ténèbres !... Tu te joindras à nous, très bientôt ! Accroche-toi au bourdon de ta foi et ne fléchis pas !... Nous suivrons ton travail, pas à pas... Quand le sacrifice te semblera plus pénible et plus dur, remercie Jésus de l'occasion de ce précieux combat ! Si quelque chose existe en ce monde qui puisse exprimer notre service envers Dieu, c'est la complète réalisation de la noble tâche que la vie nous assigne. Et, parce que l'effort de la résignation n'est pas accessible à tous en même temps, reçois ton sacrifice progressif comme une bénédiction du ciel. Ne me demande pas les raisons qui t'ont imposé la cécité physique ! Ne te sens pas victime d'une injustice !... La vie est toujours le miraculeux tissu de la Divine Sagesse. Parfois, l'affliction est la veille du bonheur, tout comme le plaisir est souvent la production d'angoisses... N'oublie jamais l'Envoyé qui nous a recommandé le pardon soixante-dix fois sept pour chaque offense, qui nous incline à l'amour pour les ennemis et à la prière pour les persécuteurs... Le passage de notre esprit est court dans le bourbier de la vie terrestre... La douleur est l'envers de la joie, tout comme l'ombre est l'envers de la lumière.

Mais, dans l'économie des vérités éternelles, seules la joie et la lumière ne meurent jamais. Ténèbres et souffrance sont des états dans notre situation imparfaite devant le Très Haut... Rends-toi, donc, à la juste lutte avec sérénité et sans peur. Nous resterons près de toi, guidant ton chemin ardul..

Basil a passé un long moment évoquant des considérations enlacé de tendresse à sa fille qui exultait.

Livia a répondu à son geste d'affection comme si elle voulait le retenir dans son propre cœur. Néanmoins, bien qu'encouragée et heureuse, elle réfléchissait aux problèmes immédiats du monde.

Qu'adviendrait-il quand elle serait à nouveau seule ? La nuit était tombée... Où s'abriterait-elle ?

Était-elle condamnée à rester gelée sur la voie publique ?

Le bienfaiteur spirituel lut dans ses pensées et bientôt lui répondit :

— N'aie pas peur ! Le Père qui nourrit les oiseaux chaque matin, jamais ne nous oubliera. L'aide ne tardera pas... Ne ferme pas ton cœur à la bonté et à la confiance pour que le Seigneur n'ait pas de difficultés à t'aider. La cécité des yeux n'est pas inutile à l'âme... Rappelle-toi notre pauvreté laborieuse. N'avons-nous pas trouvé tous les deux dans la musique notre raison de vivre ?

À cet instant, Livia a écouté, non loin, une voix d'enfant qui chantait émouvante, accompagnée d'un luth mal accordé :

Nous sommes pauvres, si pauvres...

Nous vivons de dons en dons

Mais nous sommes heureux

De la grâce qui vient du ciel...

Ma maman est malade,

Fatiguée de tant de douleurs,

Dans ma voix d'enfant

Elle demande une aumône d'amour...

Un petit de sept ans, robuste mais pauvrement vêtu, s'est arrêté près d'elle suivi par une tuberculeuse squelettique.

De toute évidence, c'étaient des mendiants.

Le petit artiste qui jouait et chantait en même temps, avait l'habitude du public parce que plusieurs personnes l'appelaient de son prénom tout en s'exclamant :

Celse, chante encore !

Celse, j oue un peu plus !...

Le garçon s'exécutait, satisfait, rassemblant quelques pièces éparses qu'il donnait à la malade.

Livia n'a plus vu la figure paternelle, peut-être diluée par les nouvelles émotions qui pénétraient son esprit, mais elle entendit encore les. paroles de Basil qui lui parlait avec douceur :

Ouvre ton cœur, ma fille !... Regarde ! Un enfant pauvre fait appel à la bonté des gens dans les rues... Aide-les pour qu'ils t'aident, révèle-toi aux autres pour que les autres se révèlent à toi...

La jeune femme a remarqué qu'une force nouvelle pénétrait son âme.

Le bambin avait fini l'une de ses chansons régionales qu'il avait apprise et instinctivement, elle aussi s'est jointe au public, en appelant :

Celse ! Celse, laisse-moi jouer de ton instrument. Le petit a tout de suite acquiescé.

En possession du luth, l'aveugle s'est rendue, en pensée, dans son ancien foyer.

Elle a oublié qu'elle était étrangère sur une terre inconnue et a chanté de toute son âme comme si elle vivait l'une des heures les plus heureuses de sa vie devant son vieux père.

Un grand silence a accompagné ses belles chansons romaines.

Les passants s'entassaient maintenant sur le petit patio du temple consacré à Minerve, et l'enfant, à la fin de chaque morceau, recevait les contributions des dames et des messieurs émus, remplissant la vieille bourse.

Le tableau vivant d'une aveugle à s'exhiber avec une tuberculeuse nauséabonde et un petit en lambeaux, arrachait des larmes à bon nombre.

Après un long répertoire qu'elle prit soin de choisir avec des mélodies qui ne blesseraient pas les susceptibilités du public car l'époque était partagée entre le culte de Jésus et celui des anciennes divinités, Livia s'est tue.

Beaucoup de darnes émues la félicitèrent en lui disant adieux.

L'enceinte s'est vidée peu à peu.

Celse, néanmoins, s'est jeté dans ses bras tendrement.

Comment tu t'appelles ? — demanda-t-il avec simplicité et candeur.

Livia. Et toi, mon brillant chanteur ?

Celse Quint.

Tu es seul ?

Ma mère est avec moi.

Une fois les présentations faites, ils se sont tous embrassés.

Hortense Vipsania, la mère de Celse, a raconté son histoire en quelques phrases.

Elle était veuve de Terce Avelin, un milicien qui était mort sans honneur lui laissant un fils unique tout petit. Son mari était décédé à Syracuse où ils habitaient depuis leur départ de Rome ; mais aussi angoissante qu'était devenue la vie dans la grande ville, affaiblie et exténuée, elle avait décidé d'essayer de rester à Drepanon où il réussissait à se maintenir avec moins de difficultés. Elle avait beaucoup lutté fabriquant des sucreries à vendre, mais elle avait attrapé cette persistante maladie qui la minait petit à petit... Assiégée par la misère, elle avait enseigné à son fils à jouer imparfaitement du luth pour faire appel à la charité publique.

Mais, elle se sentait épuisée. Elle craignait de mourir d'un moment à l'autre. Deux fois, elle avait souffert d'hémoptysies inquiétantes et vivait alarmas..

Livia chercha à la consoler avec des paroles fraternelles, caressant la tête du garçon qui l'étreignait tendrement. Et, quand elle fut interpellée sur sa propre histoire, elle a rapporté la difficile expérience qu'elle traversait. Elle avait perdu son père en Gaule lugdunienne et, aveugle, avait été amenée à Trinacrie21 par un conducteur à la recherche de vieux amis qu'elle n'avait pas réussi à retrouver. Étrangère à tout, elle ne savait ce qu'elle deviendrait et, sans personne, elle ne savait comment se déplacer...

Le petit, qui semblait très intéressé par la conversation, est intervenu en demandant :

Mère, Livia ne pourrait-elle pas être des nôtres ?

Et peut-être parce qu'il était enthousiasmé par les chansons qu'il avait entendues, il ajouta avec spontanéité :

Nous sortirons ensemble et tu te reposeras.

La pauvre mère sourit dans sa désolation et fit observer :

Ancien nom de la Sicile. (Note de l'auteur spirituel)

L'idée de Celse est aussi la mienne. Néanmoins, ma fille, sache que nous vivons dans un endroit minuscule. Si tu es d'accord, viens avec nous

Dans un élan de reconnaissance radieuse, la jeune femme lui a donné sa main droite et la embrassée en larmes.

Elle considérait cette offre comme une bénédiction du ciel.

Elle ne perdait pas l'espoir de revoir Tatien et Blandine et bien qu'étant à leur recherche, elle acceptait ce soutien.

À cet instant même, ils ont fait des plans.

Celse serait son guide sur la voie publique mais elle l'aiderait en lui donnant des rudiments d'éducation et d'art pour la préparation de son avenir.

L'abri d'Hortense était un minuscule toit qui lui avait été cédé par la charité d'une noble famille. Là, la malheureuse veuve cuisinait et dormait dans la même pièce.

Cette nuit-là, cependant, la chaumière était en fête.

De l'argent reçu, la malade en avait retiré une grande partie et avait envoyé son fils acheter des aliments.

Des pains et des gâteaux de viande, en plus d'une bonne réserve de lait de chèvre furent apportés par les petits bras, désireux de servir...

Et tous trois remerciant en silence le ciel de la joie qui vibrait dans leur âme, ils ont partagé le simple repas se sentant plus heureux que les courtisans joyeux de la demeure des rois terrestres.

Hortense, désirant préserver la santé du garçon, l'a isolé dans un coin de la chambre sur un lit de paille et s'est auprès du petit que Livia s'est couchée.

Avant de dormir, avec la sincérité cristalline de l'enfance, Celse tout content s'est adressé à sa mère en lui demandant :

Maman et notre prière ? Nous ne demandons pas aujourd'hui la bénédiction de

Jésus ?

Livia comprit la gêne de sa bienfaitrice qui se taisait peut-être par respect pour les convictions différentes de celles qu'elle avait épousées et s'est immédiatement offerte :

Je ferai la prière de ce soir. Grâce à Dieu, je suis aussi chrétienne.

Et à l'expression de tendresse que la mère et le fils exprimaient, elle a prié émue :

Seigneur Jésus, bénissez la foi avec laquelle nous t'attendons !... Nous te remercions du bonheur de notre rencontre et du trésor d'amitié qui tisse notre union. Nous te louons pour l'aide apportée par nos compagnons et pour les leçons de nos ennemis ! Enseigne-nous à découvrir ta volonté sur le chemin obscur de nos épreuves... Aide- nous à nous résigner face à la douleur et à la certitude que les ténèbres nous conduiront à la vraie lumière ! Seigneur, accorde-nous l'humilité de ton exemple et la résurrection de ta croix ! Ainsi soit-il !...

Hortense et son fils pris d'un indicible espoir par la présence de cette jeune femme qui, seule et aveugle, trouvait la force en elle-même pour les encourager, répétèrent « ainsi soit-il » et se sont endormis paisiblement.

Une nouvelle existence avait surgi pour le groupe le lendemain.

Extrêmement réconfortée dans ce sanctuaire domestique, Livia s'est efforcée de contribuer avec assurance à la tranquillité d'eux trois en se chargeant des petites tâches et égayant l'ambiance de leçons bénies qu'elle tenait de la compagnie de son père. Bien qu'aveugle, elle collaborait pleine de bonne volonté au nettoyage de la maison et dans la soirée laissant Hortense se reposer, elle partait avec le garçon sur la voie publique où grâce à la musique ils collectaient de nouveaux fonds.

Moins inquiète pour son fils, la malheureuse veuve semblait davantage concentrée maintenant sur sa maladie qui passait par d'inquiétantes altérations. Elle remarquait mécontente les variations de température et accusait des souffrances de plus en plus fortes. La nuit, elle devait supporter des dyspnées suffocantes et pendant la journée de longues et exténuantes quintes de toux épuisaient ses forces.

Avec une admirable intuition infantile, Celse Quint perçut que l'état de sa maman s'était aggravé et redoublait d'affection pour la voir ranimée et contente.

S'associant à Livia comme s'il trouvait en elle une nouvelle mère, il entourait la malade d'une inépuisable tendresse.

Le revenu quotidien ayant augmenté, la fille de Basil rendit visite aux propriétaires de la cabane en compagnie de Celse, suppliant de l'aide pour changer de résidence.

La veuve avait besoin d'espace et d'air pur et ils pouvaient maintenant payer le loyer d'une modeste maisonnette.

Le propriétaire fut d'accord et apporta son soutien. Il disposait lui-même d'une humble chaumière qu'il leur céderait pour une somme dérisoire.

Très rapidement, ils se sont installés tous les trois dans la simple résidence de quatre pièces, non loin d'arbres bienfaiteurs auprès desquels la malade réussit à prolonger un peu son séjour dans son corps.

Là, ils ont commencé à recevoir la visite d'Exupéry Grato, un vieil évangélisateur chrétien qui, à la demande de la patiente, venait aussi souvent que possible lire les textes sacrés et prononcer des prières.

L'intimité entre Livia et l'enfant se fit plus intense et plus douce. Jour après jour, nuit après nuit, ils parlaient, étudiaient, travaillaient et prévoyaient l'avenir.

Un beau matin, cependant, Hortense s'est réveillée les yeux sortis de leur orbite comme si elle fixait des visions lointaines de la terre.

Une hémoptysie plus forte l'avait considérablement abattue.

Une fois la bougie allumée, elle supplia sa compagne d'ouvrir la fenêtre pour que l'air pur et parfumé des orangers pénètre et embaume la pièce.

Bien qu'attentive, Livia ne réussissait pas à apprécier le changement en cours mais le garçon intelligent et observateur s'est étonné de remarquer son visage bouleversé. La patiente semblait avoir collé un fin masque de cire sur sa figure renfoncée. Les organes de la vue étaient presque sortis de leur orbite mais elle portait une expression angélique.

Celse, angoissé, a demandé anxieux :

Maman, que se passe-t-il ?

La pauvre femme lui caressa sa petite tête et lui dit avec beaucoup d'efforts :

Mon fils, celle-ci est la dernière nuit que nous passons ensemble sur terre !... Toutefois, je ne te laisse pas seul... Jésus a conduit Livia jusqu'à nous... Reçois-la comme ta nouvelle mère !... Elle a été pour moi une précieuse sœur en ces jours et je dois m'en aller maintenant...

La jeune femme a compris au ton de sa voix qu'elle faisait ses adieux et s'est agenouillée en larmes.

Non, Maman ! Reste avec nous ! — pleurait le garçon désespéré — nous travaillerons pour te voir heureuse ! Je vais grandir rapidement ! Je serai un homme, nous aurons une belle maison rien que pour nous ! Ne t'en va pas, mère ! Ne t'en va pas !...

Des larmes qu'elle ne put retenir ont glissé des yeux de l'agonisante. Hortense a caressé les cheveux décoiffés du petit garçon et a ajouté :

Ne pleure pas !... Où as-tu mis ta foi, mon fils ?

Je garde la foi, mère ! J'ai gardé la foi quand le chien du voisin a rodé près de notre porte, ou quand dans la nuit l'orage nous a surpris dans la rue, mais aujourd'hui j'ai peur... tu ne peux pas me laisser comme ça...

Calme-toi !... — a supplié sa mère troublée — je dispose de peu de temps... Je te remets à notre Livia, au nom de Jésus... Ne me retiens pas ici... Incapable de raisonner comme une grande personne, tu ne perçois pas l'extension des sentiments avec lesquels je m'adresse à ton âme... Cependant, mon fils, garde bien cette minute en mémoire !... Plus tard, quand le monde t'appellera à des luttes plus grandes, n'oublie pas notre pauvreté laborieuse !... Sois bon et travailleur !... Si tu es induit au mal par quelqu'un, rappelle-toi de cette heure... De ta mère, en mourant, confiante et sûre de ta valeur... Grandis pour Jésus, pour l'idéal de bonté que lui, notre Divin Maître, nous a enseigné...

Et posant ses yeux immensément lucides sur la compagne aveugle, elle a demandé avec humilité :

Livia, Celse Quint sera mon propre cœur battant à tes côtés !... Si tu retrouves les amis que tu cherches, aie de la compassion pour mon fils et ne l'abandonne pas...

L'interlocutrice a séché ses propres larmes et l'a suppliée, angoissée :

Ma sœur, ne t'inquiète pas ! Rendors-toi !... Je te sens fatiguée...

Hortense a souri, triste, et a ajouté :

Non, mon amie !... Il n'y a pas d'erreur... Je vois Terce avec nous... Il est robuste comme en ses plus beaux jours... Il me dit que nous serons ensemble... aujourd'hui mare.. Nous serons réunis dans le Grand Foyer... Pourquoi rester menottée à ce corps quand Celse a trouvé en ton dévouement une aide acquise ?... Je suis heureuse, heureuse.

Puis, Hortense s'est tue d'un seul coup.

Pendant quelques heures, haletante, elle resta livrée à. un épuisement extrême par le flux de sang qui lui sortait de la bouche, jusqu'à ce que réchauffée par les premiers rayons de soleil du matin, elle récupère des énergies pour s'endormir dans le grand sommeil...

Alors, Livia et Celse se sont trouvés seuls. Les mains miséricordieuses de frères de foi les ont assistés à prêter les derniers hommages à la souffrante décédée.

Quand Exupéry eut fini de prier près de l'humble sépulture au crépuscule qui s'éteignait en des rouges sublimes, Celse a étreint Livia et a pleuré copieusement.

Laisse ta mère en paix, mon enfant ! — lui recommanda sa compagne émue — les morts restent attachés à nos larmes ! Ne dérange pas celle à qui nous devons tant !... Tu ne seras pas seul !... À partir d'aujourd'hui, je suis aussi ta mère.

Et la jeune femme a accompli ce qu'elle lui avait promis.

Elle a beaucoup réfléchi à sa propre situation et a compris que les exhibitions artistiques sur la place publique ne leur convenaient plus maintenant.

Celse devrait grandir avec de solides notions de responsabilité. Il devait recevoir une instruction et être préparé à la vie. Bien qu'aveugle, elle se proposait de travailler pour coopérer à la formation de son caractère pour l'avenir.

Elle est allée voir Exupéry, le seul ami qui pouvait la conseiller et lui a exposé le plan qui lui était venu à l'esprit.

Ne serait-il pas possible de trouver une activité rémunérée à Drepanon pour garantir l'éducation du garçon ?

L'ancien plein d'expérience l'a écoutée, satisfait, et lui a demandé un peu de temps. Le projet était raisonnable, mais la localité était trop pauvre pour qu'elle réussisse rapidement.

Il attendrait donc, la visite de compagnons chrétiens venus d'autres terres.

Il était convaincu que le projet trouverait une excellente issue dans une autre région.

Livia s'est retirée, pleine d'espoir, le cœur rempli d'une foi solide.

Quelques semaines passèrent sans nouveauté quand le vénérable lecteur des Évangiles est venu lui apporter une importante nouvelle.

Un ami de Néapolis21 se trouvait de passage dans le village, le boulanger Lucius Agrippa était disposé à l'entendre et à l'aider dans la mesure du possible.

21 Campanie (Italie). Naples aujourd'hui. - (Note de l'auteur spirituel)

Guidée par Exupéry, LMa a comparu devant le bienfaiteur dont le visage exprimait la beauté morale des grands chrétiens de l'Antiquité. Sur sa figure ridée, des yeux calmes l'ont scrutée alors que ses cheveux blancs dessinaient un contour argenté et après l'avoir écoutée, Agrippa lui a dit sans affectation :

— Ma fille, je pense qu'il est préférable de t'avertir de notre situation. En d'autre temps, nous avions de nombreux esclaves et nous n'étions pas heureux, mais depuis que Domice et moi avons accepté Jésus pour Maître, nos habitudes ont été transformées. Les captifs ont été libérés et nous avons simplifié notre quotidien. La fortune en termes d'argent a fui notre maison mais la tranquillité a commencé à vivre avec nous comme un don céleste. Nous sommes aujourd'hui aussi pauvres que ceux qui nous aident dans notre usine à pain. Si tu acceptes notre vie frugale, nous pourrons te recevoir avec l'enfant. Je sais que tu désires travailler et tu ne seras pas inactive. Au moulin, tu pourras partager avec Ponciane, notre vieille collaboratrice aveugle, les travaux quotidiens. La cécité force à une plus grande attention aux tâches de cette nature, en ce sens notre pierre à moudre s'y prête parfaitement. Je t'affirme, cependant, que nous ne pouvons t'offrir qu'un salaire dérisoire à peine suffisant pour payer l'instruction nécessaire au petit.

Et avec un large sourire, le généreux étranger a conclu :

Mais tu seras avec nous dans l'intimité d'un foyer domestique. Nous avons nos propres prières dans la paix et dans la joie. Néapolis, grâce à Dieu, ne connaît pas la persécution.

Livia ne savait pas comment exprimer son allégresse.

Ah ! Mon Seigneur, cela est tout ce que je désire ! — s'exclama-t-elle radieuse — je servirai volontiers dans votre maison. Là, je jouirai de la tranquillité dont j'ai besoin et Celse recevra la discipline nécessaire pour grandir honorablement.

Le boulanger, un homme simple et serviable, a parlé de musique et s'est réjoui de savoir qu'il amènerait chez lui non seulement une collaboratrice exclusive des tâches manuelles mais aussi une excellente harpiste.

Et après quelques jours, LMa et Celse sont partis en mer en direction de la nouvelle

cité.

À leur arrivée, le garçon ébloui clamait son bonheur.

Le golfe splendide, les pâtés de maison en bord de mer et le spectacle permanent du Vésuve avec son panache de fumée qui se perdait dans le firmament, étaient l'objet de longs et minutieux questionnements pour l'enfant.

Livia, malgré sa cécité physique, ne perdait pas espoir.

Dornice, la femme du bienfaiteur, la reçut les bras ouverts et après une semaine passée à récupérer des forces, elle était en pleine forme pour travailler.

La propriété s'érigeait dans une rue mouvementée et boisée et avait de grands attraits aux yeux du public.

Comme cela arrivait dans presque toutes les villes anciennes, le blé entrait à l'état brut dans l'établissement, là il était dûment transformé en farine pour la fabrication du pain.

Aux côtés de Ponciane, la fille de Basil se chargeait de la meule. Au début, le travail lui avait semblé très dur, mais Livia, rendant grâce à Jésus d'avoir trouvé quelque chose à faire pour occuper son esprit affligé, cherchait à s'adapter en chantant pendant ses nouvelles activités.

La première nuit, elle s'est couchée, fatiguée, dans la petite chambre que Domice leur avait réservée à elle et au petit, et Celse qui se sentait vraiment comme son fils, contrarié de la voir abattue, commenta le nouveau type de lutte en demandant :

Maman, pourquoi tant de travail ? Ne serait-il pas mieux de prendre notre luth et de gagner l'argent des passants dans les rues ?

Non, mon enfant. Le service est le seul moyen qui peut nous permettre d'arriver aux richesses du cœur en grandissant dans la vie. Tu aimes Jésus et tu désires le servir ?

Oui, oui.

Alors, il est indispensable de savoir coopérer avec lui, en aspirant à la satisfaction de faire le plus difficile. Si nous cherchons tous la joie de cueillir qui se chargera du sacrifice de planter ?

Se révélant bien loin des questions philosophiques, Celse continuait en demandant :

Où est Jésus, maman ?

Il nous suit, pas à pas, mon fils. Il sait quand nous nous efforçons de l'imiter et il connaît nos fautes et nos faiblesses. Tout comme le soleil nous envoie du ciel sa lumière en étant présent de manière constante sur notre route, le Seigneur est aussi le divin soleil de nos âmes, à nous illuminer de l'intérieur nous éveillant au bien et nous guidant vers la vie immortelle.

Ma maman Hortense disait qu'il était le plus grand ami des enfants.

Il était et il est, encore et toujours — a ajouté Livia, affectueusement — ; Jésus a confiance en ses enfants et attend qu'ils grandissent pour la gloire de la bonté et de la paix afin que le monde se transforme en Royaume de Dieu.

Celse Quint a étreint sa mère spirituelle avec plus de tendresse, s'est assis et a récité une petite prière de louanges et de reconnaissance au Divin Maître puis tenant la main droite de Livia, s'est endormi avec l'insouciance d'un oiseau heureux.

Avec tâtonnements, la fille de Basil a emmitouflé le garçon et est restée encore éveillée tard dans la nuit.

Par quels desseins insondables était-elle arrivée dans cette maison avec un enfant qui ne lui appartenait pas par les liens consanguins ? Pour quelle intention mystérieuse du Seigneur avait-elle été amenée en Sicile et de Sicile à Neapolis où la vie lui semblait si nouvelle ? Où Tatien et Blandine pouvaient-ils bien être, eux qu'elle pensait ne jamais plus revoir ?

Livia s'est souvenue de chacun des jours difficiles qu'elle avait traversés depuis qu'elle avait été séparée de son vieux père, et rendit grâce à Jésus d'avoir trouvé ce havre de paix et de réconfort.

Caressant le petit qui dormait sereinement, elle a supplié les bénédictions du ciel pour eux deux et se sentit presque heureuse mais elle ignorait que cette relation avec Hortense lui avait transmis les germes d'une nouvelle douleur avec laquelle elle irait doucement vers la mort.

EXPIATION

Le retour de Tatien et de sa fille à Lyon eut lieu en un matin radieux de lumière.

Informé par son beau-père, dont il supporta assez mal la présence, que les médecins avaient recommandé à Hélène de remmener Lucile au climat provincial de toute urgence, il avait décidé de reprendre le chemin du foyer sans attendre.

Mais en raison des vents contraires qui soufflaient en Méditerranée, le retour fut plus long que prévu.

Soucieux de retrouver la paix à la campagne, nos voyageurs étaient attristés par le

retard.

Concernant sa fille malade, le patricien était maintenant rassuré. Si sa femme avait décidé de faire le voyage sur les conseils des médecins, une telle mesure démontrait bien que la patiente n'était pas aussi mal qu'il se supposait.

Lucile se rétablirait certainement à la Villa Veturius au calme. La famille ne souffrirait pas d'émotions plus fortes.

De ce fait, il se laissait porter par un seul désir : revoir le vieux philosophe et sa fille dont leur affection était une stimulation bénie qui lui donnait la force de vivre.

Avec Blandine, il passait de longues heures à parler de musique ou projetait de faire des promenades en campagne en attendant l'instant où ils se reverraient tous et s'embrasseraient longuement remplis de bonheur...

Mais, une pénible déception les attendait. De fait, ils ont trouvé Lucile en forme et bien remise, enthousiaste à l'idée de son prochain mariage avec son oncle, mais c'est atterrés que le père et la fille ont reçu les sinistres nouvelles de la ville.

L'accordeur et sa fille avaient été victimes des persécutions considérées légales.

L'envoyé impérial avait réalisé de minutieuses enquêtes et les nazaréens avaient souffert des sévérités de la loi. Beaucoup étaient en fuite, d'autres avaient été tués.

Tatien, abattu, écoutait les informations précipitées des domestiques...

Quelques heures après leur arrivée à la villa, Hélène a provoqué une rencontre plus intime avec son mari, le criblant de questions concernant la santé de son père tout en expliquant les raisons qui l'avaient obligée à s'absenter, précipitamment, de Rome.

Elle l'attendait inquiète quand leur médecin de confiance lui avait conseillé le retour immédiat au climat gaulois. Lucile était si fragile qu'elle ressemblait à une fleur prête à faner. Elle n'avait donc pas hésité à revenir sans plus tarder.

Son mari l'écoutait, absorbé, il avait de toute évidence l'esprit ailleurs.

La fille de Veturius connaissait les raisons d'une telle distraction. Elle avait laissé Blandine dans sa chambre, choquée et en pleurs, et à l'attitude de sa fille, elle ne pouvait ignorer que son mari en son for intérieur à cet instant, était un homme spirituellement confus.

Elle l'a fixé des yeux avec plus d'attention et sur un ton mêlé d'outrage et d'audace, elle

lui dit :

Tatien, je ne peux taire la juste révolte qui me vient à l'esprit face au désenchantement auquel tu nous contrains à la maison. J'attendais sincèrement ton retour, non seulement comme une femme qui attend son compagnon, mais aussi en tant que mère angoissée de retrouver son enfant éloignée...Mais, je me rends compte au fond que l'absence des chrétiens indignes qui n'ont souffert que du traitement mérité par la loi, t'incline à une terrible expression de surprise et de douleur avec pour facteur aggravant d'avoir permis que Blandine soit séduite par la fascination de ces sorciers. Notre fille est malade et souffre de ta négligence. À quoi a bien pu servir un si long sacrifice pour notre aînée quand tu relègues notre plus petite aux superstitions et aux délires car je ne crois pas Blandine exemptée de la folie galiléenne. Encore que, si nous étions devant des personnes respectables...

Hélène ! — l'a interrompu son compagnon visiblement contrarié — fais attention à ce que tu dis ! Basil et sa filleétaient des amis qui nous étaient chers. S'ils avaient adopté le christianisme pour règle de foi, jamais ils n'y ont fait référence lors de nos conversations. Notre relation a toujours été des plus dignes.

Ça n'en a pas l'air — lui fit sa femme ironiquement — ; ta réaction parle pour tes sentiments. À mon retour, j'ai bien été informée que la fille du libéré de Carpus avait l'intention de me remplacer. Dominé par une telle femme, tout homme imprudent, ne voit rien naturellement..

C'est une calomnie ! — s'est exclamé Tatien, commençant à s'exaspérer. — Livia était mariée et aurait été incapable de vouloir se soustraire à l'engagement assumé.

Le patricien aurait souhaité lui lancer au visage tout ce qu'il savait de sa propre expérience, de sa façon de faire en étroite liaison avec Teodul, mais il a jugé plus prudent de se taire.

Après une courte pause, il a continué :

Encore, à Rome, lors d'un court entretien avec Claude Licius à qui par amitié je lui avais recommandé son mari, j'ai appris son veuvage... Le malheur d'une pauvre femme désarmée ne te fait pas mal au cœur ?

Ah ! Alors elle était mariée ?

Oui, j'ai eu l'occasion de connaître son mari, Marcel Volusianus qui désirait recommencer sa vie à Rome où il est apparu mort dans les eaux du Tibre. J'attendais de revoir notre amie pour lui transmettre la nouvelle, mais...

Hélène a pâli de surprise comprenant que le séducteur de Lucile avait menti jusqu'au

bout.

Elle s'est mise à réfléchir à la trame obscure des destins de son groupe familial, mais désireuse de retrouver sa propre tranquillité, elle décida de tout oublier et pris l'expression d'un joli masque sur son visage, feignant la dignité blessée, elle s'exclama :

Chéri, parlons sans irritation. De toute évidence, je ne pouvais accepter que notre maison soit envahie par des influences étrangères sans réagir et d'une certaine manière, néanmoins, j'ai tout fait pour ne pas démériter de ta confiance concernant les amis de ton cercle personnel. Le vieil accordeur et sa fille ont été arrêtés lors d'une réunion secrète du culte interdit chez un vieux misérable manifestement fou qui répondait au nom de Lucain Vestinus. Egnas Valérien et sa femme, maintenant absents, sont des romains d'une excellente famille. Ils ont voyagé jusqu'ici en ma compagnie. Nous avons donc tissé des liens affectifs forts. Comprenant la dangereuse situation des détenus, sans oublier que la jeune femme avait exercé la fonction d'enseignante de notre fille, et conformément aux recommandations de Teodul, j'ai supplié le pardon des autorités pour eux deux... Le légat d'Auguste, néanmoins, nous a expliqué que Basil avait été si singulièrement audacieux en insultant nos traditions et nos lois que, bien qu'à contrecœuer, il s'est vu contraint de lui faire subir le supplice du chevalet, sur lequel, comme nous le supposons, il est mort de panique, de sorte qu'il n'a pas été exécuté. Je n'ai cessé d'œuvrer pour la libération de la jeune femme mais toutes mes tentatives furent vaines car d'après la rumeur publique, le représentant de César est tombé amoureux d'elle, la séparant des autres femmes incarcérées. LMa, d'après les informations que j'ai pu obtenir, vivait dans un cabinet isolé où Valérien allait la voir quotidiennement. D'après ce que l'on sait, la femme d'Egnas, Climène, prise de jalousie a ordonné de lui faire appliquer du vitriol sur les yeux par l'intermédiaire d'une domestique, du nom de Sinésia ; mais la prisonnière, on ne se sait comment, assistée par on ne sait qui, a réussi à s'échapper peu après profitant de l'obscurité de la nuit. Je n'ai pas pu savoir si la pauvre fille s'en était tirée indemne ou si ses yeux avaient été victimes de la perversité de Climène. Je suis allée voir la seule personne capable de nous donner des explications sûres, la servante Sinésia ; mais quand Egnas Valérien eut pris connaissance de l'évasion, il fut pris d'une étrange démence. Il appelait la femme aimée d'une voix de stentor, et après avoir barbarement roué de coups la domestique essayant de lui arracher quelque confession, il a fait ordonné qu'elle soit menottée pour un interrogatoire le lendemain, mais à l'aube le cadavre de la malheureuse a été trouvé dans la prison, rigide et froid. Sinésia a été assassinée par quelqu'un qui a su se cacher dans la toile d'un impénétrable mystère.

Comme tout cela est pénible ! — a déploré Tatien, le regard lugubre.

Hélène a perçu la différence qui s'était opérée en lui et a continué avec une plus grande inflexion de tendresse :

Imaginant bien que ces déplorables événements t'affligeraient, j'ai pris des mesures pour que la maisonnette de Basil soit bien gardée de toute dégradation de la part des autorités. J'espère que tu pourras trouver l'humble résidence dans les mêmes conditions que le vieil homme l'a laissée. Sans aucun changement...

Et devant son compagnon prostré par la douleur, elle a complété la version mensongère des faits, en ajoutant :

— Toutefois, je ne me suis pas seulement inquiétée de cet aspect de la situation. Convaincue que tu arriverais d'un moment à l'autre, j'ai chargé Teodul de visiter le port de Massilia dans l'espoir de recueillir quelques informations sur un possible embarquement de la jeune femme pour quelque destination.

Tatien, angoissé, a prononcé de brèves paroles de reconnaissance. La supposée bienveillance de sa femme d'une certaine manière la rachetait à ses yeux.

En fin de journée, il est allé à l'humble domicile.

À seul dans l'étroite pièce, il a laissé exploser l'émotion qui affligeait son âme...

Il a regardé la harpe, maintenant muette, s'est assis dans le fauteuil qui lui était familier et loin des yeux étrangers, il a cédé à des sanglots violents.

Il se rappelait Basil, vieilli et confiant, il revoyait Livia en pensée, se souvenant de leur nuit d'adieux et ne savait s'il pleurait d'amour ou de compassion.

Chancelant, il s'est approché du petit cabinet où le vieux se livrait à ses études habituelles et après avoir consulté certains passages de lecture, il a trouvé des annotations évangéliques de l'accordeur qui dénonçaient ses prédilections religieuses.

Certaines notes autobiographiques étaient alignées, révélatrices.

Basil n'était pas chrétien depuis longtemps.

À Chypre, il se vouait encore au culte de Sérapis, le dieu guérisseur.

Ce n'est qu'à Massilia, plusieurs mois avant leur transfert à Lyon qu'il avait connu l'Évangile se prenant d'affection pour Jésus.

Des ordonnances et des instructions aux malades du temps où il vénérait l'ancien dieu égyptien, alors transformé en compagnon d'Esculape, se mêlaient à de précieuses annotations faisant allusion au Nouveau Testament. Des poésies de louanges aux anciennes divinités et des notes apostoliques du christianisme naissant étaient collectionnées révélant son chemin spirituel.

Et finalement, Tatien s'est attardé à consulter admiratif un curieux travail de Basil, intitulé « de Sérapis à Christ », qui marquait sa transition définitive.

Le gendre de Veturius a examiné la documentation avec un respect qu'il n'avait jamais manifesté à un sujet quel qu'il soit lié à la personnalité du Messie galiléen.

Ensuite, il s'est senti profondément partagé...

Pourquoi était-il, ainsi, poursuivi de toute part par le Christ ?

Il s'est souvenu de son premier contact avec son père ébranlé par le martyre en un suprême témoignage de foi.

Il s'est rappelé la lointaine fête à la Villa Veturius où le petit Sylvain avait perdu la

vie...

Le sacrifice de Rufus lui est revenu en mémoire, l'esclave déterminé et fidèle à son propre idéal, et en larmes il a réfléchi aux derniers jours de sa mère isolée dans le foyer domestique.

Les réminiscences de la pendaison de Subrius sont repassées, claires, dans son imagination...

Néanmoins, il ne cessait d'haïr les principes nazaréens.

Il ne pouvait concevoir une terre où les maîtres seraient au même niveau que les esclaves, il refusait la théorie du pardon sans restriction, jamais il ne serait d'accord avec la solidarité entre patriciens et plébéiens...

Les dieux anciens, les épopées romaines, les conquêtes des empereurs et les paroles des philosophes qui avaient construit le droit de la République et de l'Empire dominaient son cœur avec une excessive vigueur pour qu'il puisse se défaire facilement du monde moral sur lequel il fondait sa propre raison d'être depuis sa lointaine enfance...

Il s'était consacré à Cybèle et portait en lui le sceau ardent de la foi qui avait guidé ses ancêtres et avec ces convictions, il prétendait mourir.

Comment comparer Apollon le bienfaiteur triomphant de la nature, avec Jésus ce triste juif crucifié parmi les malfaiteurs ? Pourquoi se séparer du culte de la joie et de l'abondance pour se soumettre aux sinistres banquets du sang dans les cirques ? Pour quelle raison Basil et Livia avaient-ils adhéré au mouvement qu'il considérait comme l'idéologie détestable d'esprits infernaux ?

Et pourtant, il les aimait malgré tout, bien qu'étant chrétiens.

Chez ce vieux libéré, il avait trouvé la vie émotionnelle d'une âme paternelle et chez la jeune fille il avait découvert un cœur semblable au sien capable de le rendre heureux en tant que compagne ou comme une sœur.

Caressé par le vent froid du crépuscule, le patricien s'est attardé à l'une des fenêtres, à méditer... à méditer...

Il faisait presque nuit noire quand il s'est décidé à rentrer, et voilà que Blandine est apparue à sa recherche.

La turbulente créature le cherchait angoissée dans tous les coins de l'exploitation agricole et la embrassé prise d'une longue crise de larmes.

Son père taciturne est retourné au foyer la reconduisant en pleurs...

Le lendemain, il s'est mis d'accord avec le propriétaire de la chaumière que l'accordeur avait louée pour une durée indéterminée.

Tatien se proposait de la conserver pour le culte de ses propres souvenirs.

Retrouverait-il LMa ?

Il avait pensé s'entretenir avec le légat d'Auguste mais Egnas Valérien après un court séjour en Aquitaine était retourné au siège de l'Empire.

Après avoir acquis l'humble nid où Basil était resté si peu de temps, tous les jours, il y passait quelques heures après avoir accompli les tâches habituelles, presque toujours en compagnie de Blandine qui n'oubliait pas les chers absents.

Applaudie par son père qui se distrayait de voir son habileté, les mains infantiles minuscules et fragiles faisaient vibrer l'instrument cherchant à imiter l'amie qui était partie vers un destin incertain. Plus sa mère lui interdisait de telles promenades, plus elle s'efforçait de tromper la surveillance des employés afin de retrouver son père dans leurs réflexions isolées.

L'amitié pour le philosophe et pour l'enseignante exilée était chaque fois plus intense et plus vive dans son imagination d'enfant.

Très souvent, elle demandait à son père si Livia avait été enlevée par Pluton et parfois, elle affirmait fermant les yeux que le grand père Basil se trouvait souriant à ses côtés à l'embrasser.

Une certaine nuit où Tatien s'était attardé dans la hutte plus longtemps qu'à l'ordinaire, Blandine à la porte contemplait le firmament constellé, quand d'un seul coup, elle a poussé une exclamation de joie, s'écriant étonnée :

Grand père ! Grand père Basil, papa ! Vois ! Il arrive!...

Elle a fait un geste comme si elle étreignait quelqu'un de très cher et a ajouté, enthousiaste :

Papa, grand père est à tes côtés ! À tes côtés !...

Tatien ne voyait rien, mais l'expression de bonheur de sa fille résonnait au fond de son

cœur.

Il s'est souvenu des anciennes histoires où les morts revenaient vivre avec les vivants, pris d'émotion pour les paroles de sa fillette, il admit que l'ombre de leur ami planait réellement dans l'air.

Et comme s'il pouvait sentir son haleine chaude sur son visage, il eut l'impression que le cher compagnon était là invisible.

Les yeux brillants animés par la flamme de sentiments latents, il a demandé à sa petite interlocutrice :

Blandine, si tu vois vraiment grand père pourquoi ne nous dit-il pas quand nous retrouverons Livia ?

La petite a obéi et avec le plus grand naturel, elle s'est adressée à l'ancien ressuscité et le questionna :

Grand père, vous n'avez pas entendu la question de papa ?

Quelques secondes d'attente se sont écoulées dans l'étroite enceinte.

Qu'est-ce qu'il a répondu, ma fille ?

Blandine a posé son regard tendre et confiant dans celui de son père et lui a dit :

Grand père a répondu que nous serons tous ensemble quand nous écouterons l'Hymne aux Étoiles une nouvelle fois...

Tatien a ressenti une angoisse indéfinissable envahir sa voix et son cœur. Muet, il prit la main droite de la petite pour retourner à la maison où seul dans son cabinet particulier il s'est plongé dans des pensées obsédantes et affligeantes...

La vie à Lyon a continué dans l'attente, routinière, monotone...

Au printemps de l'année 256, néanmoins, la Villa Veturius était décorée pour le mariage de Galba et de Lucile avec toute la majesté caractéristique aux familles aisées de l'époque.

Le fiancé prématurément vieilli et sa jeune compagne belle et futile semblaient rayonner d'optimisme, heureux.

Remerciant son gendre de sa visite à Rome, bien qu'infirme et fatigué, Opilius accompagnait son fils à la cérémonie du mariage.

Son retour après tant d'années avait suscité un grand intérêt dans la capitale de la Gaule lugdunienne. Le somptueux palais rural s'était à nouveau converti en un centre important d'intrigues politiques pendant des nuits fulgurantes et joyeuses.

En hommage au mariage de sa première petite-fille, de plus en plus prospère en affaires, le vieillard avait fait de nombreux dons aux pauvres. Des fêtes somptueuses furent organisées pendant plusieurs jours dont la très remarquable naumachie réalisée avec une excessive splendeur dans les jardins de l'exploitation agricole.

Alors que son vieux beau-père redoublait de gentillesses pour se rendre aimable aux yeux de son gendre, à l'inverse d'Hélène imperturbable et heureuse de la réalisation du rêve qui tourmentait son ambition maternelle, Tatien ne savait comment cacher l'inquiétude et la tristesse qui lui torturait l'esprit.

C'est que Blandine maigrissait sans raison justifiée.

Prise d'une incompréhensible mélancolie, la fillette passait parfois des heures et des heures dans sa chambre à penser et penser...

Rien n'y faisait, ni les conseils, ni les avis médicaux. Pâle, apathique, elle donnait l'impression de vivre mentalement à une distance très lointaine.

Elle comparut aux solennités des fiançailles au bras de son père malgré la désapprobation d'Hélène qui, devant son petit visage osseux et pâle, n'avait pas le courage de la forcer à se soumettre à ses décisions.

Percevant sa faiblesse et peut-être pour être agréable à ses enfants, dès que les fiancés se furent absentés se rendant directement à la capitale de l'Empire, le grand-père Veturius proposa un changement temporaire de la famille pour Baies22 dans le golfe merveilleux de Néapolis où il avait une confortable résidence estivale.

(22 ) Aujourd'hui, Baie (Note de l'auteur spirituel).

Le sud de l'Italie faisait des miracles et l'agrément du climat restaurerait les forces de la petite malade. Les excursions sur les plages toutes proches et les visites périodiques qu'ils pourraient faire sur l'île de Capri, lui rendraient certainement ses couleurs.

Ils laisseraient la villa sous la responsabilité de Teodul, puisqu'il partirait aussi avec son gendre et sa fille. Il se sentait las du tumulte citadin. Il avait soif de nature.

Enthousiaste, il a manifesté le souhait que le voyage ne tarde pas trop. Il était convaincu que la santé de sa petite fille demandait des mesures immédiates.

Pour cela même, rien ne put reporter sa réalisation.

Rapidement, une belle galère conduisit la famille sur le site indiqué, à l'époque, l'une des stations thermales les plus appréciées d'Italie.

Le voyage se passa calmement.

Tatien et la petite se réjouissait de voir les paysages sublimes de la nature en chemin mais Hélène, invariablement prodigue de complications et d'inutilités, s'entourait de toute une suite de bonnes, de couturières, de chanteurs et de danseurs qui faisaient fuir l'ennui.

Elle assurait que la beauté de la côte napolitaine n'était qu'ennuyeusement calme et redoublant d'efforts pour satisfaire les caprices de son père et les besoins de sa fille, elle projetait des fêtes et des loisirs pour tuer le temps.

Anaclette qui avait maintenant des cheveux blancs et était visiblement fatiguée, cherchait à l'induire au repos, mais en vain. La matrone qui avait toujours conservé ses enchantements juvéniles grâce aux élixirs et aux crèmes, s'esclaffait et se moquait. Elle croyait que les dieux maintenaient la santé et la joie inaltérables de ceux qui étaient disposés à cultiver l'optimisme et la domination.

La vie — répétait-elle fréquemment — est la propriété des plus forts. Le bonheur était réservé à ceux qui avançaient opprimant les faibles et les ignorants.

Les voyageurs et l'entourage parvinrent au golfe splendide sans fait majeur digne de mention.

La résidence de Veturius à Baies, admirablement soignée par des mains bienveillantes, était un petit palais que des plantes grimpantes fleuries cachaient face à la mer. Là, l'âme et le corps trouvaient de surprenantes ressources de recouvrement. Le spectacle des eaux bleues abritant d'innombrables bateaux de pêcheurs murmurant de mélodieuses cantilènes que le vent soufflait doucement et éparpillait aux alentours, était d'une miraculeuse fraîcheur.

Pour être en contact plus direct avec la nature lors de promenade, Tatien se chargeait de la réparation de deux petits bateaux confortables, pendant qu'Hélène donnait des ordres pour que les véhicules de la résidence fussent dûment rénovés et puissent répondre aux vieilles habitudes d'une vie sociale intensive.

Pour le gendre d'Opilius et pour Blandine, leurs excusions étaient devenues une source d'enchantements. Sur l'île de Capri, ils passèrent plusieurs heures dans le Palais de Tibère (Villa Jovis) tout aussi superbe qu'impressionnant sur les cimes d'Anacapri ou dans d'autres villas construites du temps de célèbres empereurs.

Enthousiastes, ils s'intéressaient aux populations qui vivaient en bordure du golfe, découvrant leurs coutumes et côtoyant leur vie modeste.

D'autres fois, contournant le cap Misène tout en errant sur la côte, ils admiraient les reflets du soleil couchant sur les eaux d'une clarté saphirine ou les scintillations argentées du clair de lune sur les plages balayées par les vagues dentelées de mousse.

Un beau jour, repoussés par le vent fort, ils ont accosté sur une nouvelle plage.

L'agglomération de Néapolis se dressait droite devant eux.

Bien que le firmament fût calme et sans nuages, Tatien jugea plus prudent de débarquer. Le crépuscule ne tarderait pas.

Lui et Blandine pouvaient faire l'effort de marcher plus longtemps.

Le serviteur qui les accompagnait se chargerait de ramener le bateau là où il le laissait d'habitude dès que le vent fort se serait calmé, alors que le père et sa fille ravis se mirent à visiter des marchés et des places, des monuments et des jardins.

Le plaisir de chaque instant retardait leur pas. Ils ont donc décidé de prendre une voiture pour le retour.

S'arrêtant dé-ci, dé-là, tandis que le soleil s'était déjà couché dans un déluge de rayons d'or, ils se sont trouvés devant la boulangerie d'Agrippa.

L'odeur agréable qui montait des fours les interpela au passage et à la demande de Blandine, Tatien a accepté d'entrer dans l'établissement.

Des friandises variées étaient alignées à volonté.

Et pendant qu'Agrippa s'occupait courtoisement des deux excursionnistes, ceux-ci entendirent la douce voix d'un enfant qui, non loin, rompait le silence vespéral en chantant au son d'une harpe harmonieuse:

Étoilesnids de la vie,

Dans les espaces profonds,

Nouveaux foyers, nouveaux mondes,

Couverts d'un voile léger...

Louanges à votre gloire,

Née de l'éternité,

Vous êtes les jardins de l'immensité, Suspendus au bleu du ciel. Vous nous dites que tout est beau, Vous nous dites que tout est saint, Même quand il y a des larmes Dans le rêve qui nous conduit. Vous proclamez à la terre curieuse, Dominée de tristesse, Qu'en tout règne la beauté Vêtue d'amour et de lumière. Et quand la nuit est plus froide Une sinistre douleur nous surprend, Et rompt le lien obscur Qui nous retient à notre cœur, Illuminant l'aube Du paysage d'un nouveau jour, Où le bonheur rayonne

Éternelle résurrection.

Donnez la consolation au pèlerin,

Qui avance au hasard,

Sans toit, sans paix, sans boussole,

Torturé, souffrant..

Temples du soleil infini,

Apportez à l'humanité

La bénédiction divine

Dans les bénédictions de votre amour.

Étoiles — nids de la vie,

Dans les espaces profonds,

Nouveaux foyers, nouveaux mondes,

Couverts d'un voue léger...

Louanges à votre gloire,

Née de l'éternité,

Vous êtes les jardins de l'immensité, Suspendus au bleu du ciel.

Tatien et sa fille ont échangé un regard muet empreint d'un indicible étonnement.

L'hymne comportait quelques modifications mais c'était le même...

Extatiques, ils se sont rappelés ce crépuscule inoubliable sur le Rhône quand ils ont pénétré pour la première fois dans la maison de Basil.

De qui était cette voix ?

Quand la chanson fut terminée, le patricien très pâle s'est adressé à Lucius Agrippa, en l'interrogeant :

— Ami, de grâce, pourriez-vous me parler de la musique que nous venons d'entendre dans votre propriété ?

L'interpellé a souri avec bonté et lui a expliqué :

Illustre Seigneur, la voix est celle d'un garçon qui chante pour une pauvre mère qui agonise.

Qui est cette femme ? — a demandé Tatien avec anxiété.

C'est une servante aveugle qui habite chez nous depuis trois ans et qui depuis plusieurs mois est alitée malade d'une peste chronique. Elle arrive maintenant au bout de ses peines...

Le visage blême, le patricien a pris la petite main de sa fille et a demandé à voir la malade.

À ce regard suppliant et sincère, Agrippa n'a pas hésité.

Prenant les devants, il a guidé les visiteurs entre de courtes allées d'arbres jusqu'à une minuscule pièce bien éclairée qui se trouvait dans le fond.

La fenêtre ouverte laissait échapper les notes harmonieuses de l'instrument bien accordé.

Tatien a traversé la porte le cœur précipitant...

Jamais il n'oublierait le tableau qu'il avait devant les yeux, Livia presque cadavérique écoutait, haletante, un garçon humble et sympathique qui chantait avec une immense tendresse.

Livia ! — s'est-il écrié, stupéfait.

Livia ! Livia ! — a répété Blandine ardemment.

La malade eut un indicible sourire sur son visage calme et a tendu ses mains murmurant entre les larmes :

Enfin!... enfin!...

Le patricien a fixé consterné les restes encore vivants de la femme qu'il avait aimée, à qui il avait consacré toute son affection avec une fraternelle tendresse. Ses yeux éteints exprimaient une amère vacuité et son visage triste ressemblait davantage, maintenant, à un masque d'ivoire délicat garni d'une épaisse chevelure noire qui n'avait pas changé.

Alors que Blandine s'inclinait affectueusement sur le lit, il voulut clamer la révolte qui assaillait son cœur mais un lourd nuage de douleur étranglait sa gorge.

Livia devina son angoisse et ayant remarqué la présence d'Agrippa, elle fit de courtes présentations afin d'alléger la tension du moment.

Monsieur Lucius — s'exclama-t-elle —, voici les amis que j'attends depuis longtemps... Dieu n'a pas voulu que je meurs sans les étreindre une dernière fois... Celse Quint aura désormais une nouvelle famille...

Le propriétaire de la maison a salué Tatien et Blandine et, percevant que le groupe désirait un peu plus d'intimité, il s'est retiré, courtois, promettant de revenir bientôt avec Domicia.

C'est alors que le fils de Varrus s'est mis à gémir étrangement comme s'il portait un fauve occulte dans son thorax qui laissait échapper d'effrayants rugissements... Et parce que Livia l'incitait au renoncement et à la sérénité, il a explosé d'une voix stridente et émouvante :

Pourquoi te retrouver, ainsi, en cet instant terrible d'adieu ? Pauvre de moi !... Je suis damné prisonnier des griffes impitoyables des génies infernaux ! Je suis comme la tempête qui passe et siffle entre les ruines... J'ai tout raté. Pourquoi me suis-je attaché de cette façon aux sinistres dieux ? Du bonheur, je n'ai trouvé que des restes fumants... J'ai essayé d'avancer dans le monde avec l'intrépidité de mes ancêtres et j'ai toujours agi selon ce que les traditions m'ont enseigné de plus pur, mais toutes les épreuves m'attendaient trompant mes désirs ardents... Je suis le fantôme de moi-même ! Je me méconnais !... La mort a suivi mes pas... Je suis un perdant que la vie contraint à marcher parmi ses propres idoles brisées !...

Le gendre de Veturius étouffé par les larmes abondantes qui coulaient sur son visage s'est interrompu.

Profitant de cet intervalle, la malade est intervenue avec une inflexion émouvante dans

la voix:

Tatien, pourquoi nourrir la tourmente en ton cœur, face à la sérénité de la vie ?... Tu te plains du monde... Ne serait-il pas plus juste de nous en prendre à nous- mêmes ?... Comment peux-tu te laisser aller à blasphémer alors que tu possèdes un corps aussi robuste ? Pourquoi te révolter quand les activités de chaque jour peuvent compter sur tes bras libres ?... Jai appris avec Jésus que la lutte est aussi importante pour notre âme, que le sculpteur est précieux à la création de la statue !... Dans le passé, nos scrupules nous obligeaient à garder la foi loin de nos conversations les plus intimes... Mon père me recommandait de ne pas offenser tes convictions... Mais aujourd'hui, je ne suis plus la femme que le monde pourrait rendre heureuse... Je suis à peine une sœur qui prend congé... Quelques mois avant notre rencontre sur les marges du Rhône, nous avons rencontré Jésus à Massilia... Notre esprit s'est modifié... Avec lui, nous avons appris que le divin amour préside à la vie humaine... Nous sommes de simples étrangers sur terre !... Notre vrai foyer brille dans l'au-delà... Il faut dépasser valeureusement les épreuves de l'existence... En vérité, je suis aveugle et je n'ignore pas que la mort approche, néanmoins, il y a une lumière qui s'éclaire dans mon cœur... LeChrist..

Mais son interlocuteur a coupé sa phrase hésitante et s'est écrié :

Toujours l'ombre de ce Christ à traverser mon chemin... Encore jeune, quand j'ai découvert l'amour de mon père, ce fut pour vérifier sa complète reddition au prophète juif ! Quand j'ai cherché à ramener ma mère à l'équilibre de l'intelligence, elle ne se reportait à personne d'autre et elle est morte en aspirant à l'influence de cet intrus... Quand je suis allé voir Basil, à mon retour de Rome pour lui rappeler mon affection qui me poussait au culte de la mémoire paternelle, le compagnon que j'ai tant aimé s'était immolé pour lui... Je me jette à ta poursuite, je dépense mes meilleures forces pour revendiquer ton affection, mais en te retrouvant je te vois aussi entre les mains invisibles de cet inconnu Sauveur que je n'arrive pas à comprendre... Oh, Dieux infernaux, qu'avez-vous fait de moi?...

Livia est devenue plus livide.

Blandine a pris ses mains et allait lui adresser quelques mots, mais la malade avec la sérénité de ceux qui ont trouvé la paix au fond d'eux-mêmes a levé la voix et dit tristement :

— Ton injustifiable réaction est inutile ! Dans ce lit qui me sert de croix libératrice, je vis auprès de nombreuses affections qui m'ont précédée dans la mort !... Mes yeux de chair ont été brûlés pour toujours, mais une vision nouvelle enrichit ma vie intime... Je vois mon père à mes côtés... Il m'étreint avec son amour de toujours... Et il demande ton silence devant les vérités que tu ne peux encore percevoir... n affirme affectueusement que tu as perfectionné ton esprit à travers le voyage des Siècles... mais ton cœur, bien que généreux, est une perle emprisonnée dans une boîte en bronze... L'excès d'Intelligence a éclipsé ta vision... Tu souffres comme un homme qui a perdu la raison, refusant le remède libérateur... Tes larmes de rébellion spirituelle accumulent de denses nuages d'affliction sur ta propre tête !... Tu t'es arrêté volontairement à des illusions qui te blessent l'âme... Mon père te supplie de te calmer et t'incite à la réflexion... Il assure que nous nous trouvons tous enchaînés à travers des existences successives... Nous sommes les bourreaux et les bienfaiteurs des uns des autres... Seules les leçons du Christ bien vécues réussiront à nous sauver en éliminant les sinistres liens de la haine et de la vanité, de l'égoïsme et du désespoir qui nous enchaînent... Aie pitié de tous... des êtres supérieurs et des êtres inférieurs, de ceux qui t'aident et de ceux qui te bafouent, des vivants et des morts... Ne rends pas le mal par le mal... Pardonne toujours... Seulement ainsi tu feras la lumière en toi pour que tu puisses discerner la vérité... Mon père m'annonce que le départ approche... Cet instant a été retardé rien que pour toi, nous t'attendions afin de remettre entre tes mains les derniers devoirs que la terre m'a réservés... Aujourd'hui, cette mission sera accomplie... Je suis heureuse de la grâce qui m'est faite de t'avoir avec Blandine à mes côtés... Maintenant, c'est la fin de ma tâche...

Devant la pause qui s'imposa naturellement, Celse Quint, les yeux ravagés par les larmes, a abandonné sa harpe, a oublié les visites et a embrassé l'agonisante.

Ces phrases d'adieu lui faisaient revivre le souvenir des derniers instants de sa maman qui était partie.

Effrayé, il s'est mis à sangloter pris de douleur. Alors que la patiente le caressait avec des mots de tendresse, Tatien en a conclu que Livia était peut-être devenue folle de souffrance.

En cet instant, il ne pouvait entamer une discussion religieuse qui ferait du tort à tout le monde.

Toute altercation sur le Christ ne rendrait pas le moindre équilibre organique à la créature aimée que le destin avait étranglée.

Il s'est reconnu dans l'erreur.

Il lui a caressé le front inondé d'une pâteuse sueur et a supplié son pardon.

Livia, souriante, a demandé si Blandine avait progressé artistiquement parlant, et lui suggéra d'interpréter quelques vieilles musiques jouées dans la maisonnette de Lyon.

La fillette s'est immédiatement exécutée.

L'étroite pièce fut envahie par un baume béni irradié par la mélodie.

Des larmes sereines roulaient sur les joues amaigries de la malade qui après la musique évocatrice, tâtonna le visage en pleurs de Celse le remettant à ses amis avec humilité et confiance :

— Tatien, voici le fils de mon cœur, je te le confie ! Il s'appelle Celse Quint... Il a été mon sauveur en Thrinacrie. Là bas, nous avons chanté ensemble sur la voie publique... Il est courageux... Si la vie m'avait donné un fils, j'aurais souhaité qu'il fût comme Celse, amical, dévoué, travailleur... Je suis sûre que ce sera un enfant précieux sur ton chemin, tout comme il sera pour Blandine un frère dévoué.

Le garçon a regardé Tatien d'une étrange manière et le patricien magnétisé s'est efforcé de se rappeler où il avait bien pu voir ces yeux dans le caléidoscope de ses souvenirs.

N'était-ce pas le regard paternel qui l'observait en d'autre temps ? D'où venait cet enfant qui, en plus, portait le nom de l'apôtre qui l'avait engendré ?

Et comme s'il était mû intérieurement par une pulsion automatique, le garçon s'est détaché de Livia et s'est jeté dans ses bras.

Surpris Tatien se réjouit de ce geste de tendresse spontanée.

Celse ressemblait à un oiseau qui effleurait son être. Il pouvait même entendre son cœur battant effarouché.

Mais l'enfant ne se contenta pas d'une étreinte d'amour. Il lui baisa la tête où des fils grisonnants commençaient à apparaître et caressa son front, passant la main sur ses cheveux.

Le fils de Varrus Quint a ressenti une indicible émotion troublant ses sentiments les plus intimes. Il essaya de parler au garçon mais n'arrivait qu'à le caresser sans prononcer un mot.

C'est alors que LMa, par des phrases entrecoupées, a décrit à Tatien et Blandine la lutte qui avait ébranlé leur paix domestique à Lyon. Hélène n'avait jamais pu les recevoir à la résidence malgré toute l'insistance de Basil et la demande de recouvrement de la dette du Carpus, à travers la famille Veturius, qui avait déconcerté son père adoptif. Impérativement astreints, ils se sont installés à la résidence de Lucain Vestinus et après leur avoir relaté les dures persécutions vécues, elle s'est reportée aux difficultés de la prison, à sa soudaine cécité, et finalement à son évasion suivie du voyage en Sicile en compagnie de Teodul dont les promesses ne se réalisèrent jamais.

Son ami l'a écoutée avec effarement et s'est révolté.

Les pénibles souffrances de la jeune femme à Lyon et en Thrinacrie le lacéraient au plus profond de son âme.

Il soupçonna le sinistre complot qui l'avait menée au sacrifice.

Il lui affirma qu'il ignorait ce qui s'était passé.

Il n'avait jamais été sur cette île. Il avait fait un voyage normal à Rome, conformément au programme préétabli et était retourné chez lui sans altération.

Mais Hélène devait savoir ce qui s'était passé. Il ordonnerait de la faire venir.

Extrêmement bouleversé, il est allé dans la rue et malgré la nuit, il a envoyé un porteur à la villa distante suppliant son épouse et sa gouvernante de venir les rejoindre lui et Blandine à la maison d'Agrippa prétextant un motif urgent de santé.

Il exigerait le point de vue de sa femme devant la pauvre créature qui gisait à moitié

morte.

Après quelques minutes, Hélène et Anaclette arrivaient dans une voiture rapide et élégante.

Reçues par Tatien, il leur dit nerveusement après les questions qui lui furent posées :

Entrons ! C'est un cas de mort imminente.

Blandine ? — a interrogé la matrone affligée.

Non, non. Suivez-moi !

Quelques instants plus tard, le groupe entrait dans la pièce étroite.

Tatien a indiqué l'agonisante dont les yeux morts erraient sans expression dans ses orbites et l'a interpellée, ému :

Hélène, reconnais-tu la malade ?

La femme a frémi et comme elle esquissait un geste silencieux pour nier, son mari a

ajouté :

Voici LMa, la malheureuse fille de Basil.

À cet instant, Lucius Agrippa et sa femme qui étaient restés attentifs en silence dans la chambre, se sont dirigés vers leurs appartements emmenant les enfants pour qu'ils aillent se reposer.

Seules les quatre âmes, en proie à l'écrasant destin qui leur était commun, sont restées face à face comme si elles étaient convoquées par des forces invisibles à de suprêmes décisions.

Hélène et Anaclette semblaient galvanisées à la contemplation de ce visage animé par une intense vie intérieure.

La harpiste aveugle approchant de la mort portait les traits physionomiques d'Émilien Secondin, l'amour que le temps n'avait pas effacé dans le cœur de la fille de Veturius.

Livia — a dit Tatien compatissant —, je te présente ma femme et notre ami Anaclette.

Le visage de la malheureuse s'est illuminé d'une profonde joie.

Je remercie Dieu pour cette heure... — s'exclama-t-elle à voix basse avec humilité — j'ai toujours désiré vous demander des excuses pour la mauvaise impression que je vous avais causée... Plusieurs fois, j'ai désiré vous approcher pour vous dire tout mon respect et toute mon amitié... néanmoins... les circonstances ne l'ont pas permis...

Cette voix résonnait dans l'esprit d'Hélène avec une étrange résonance... Pourquoi ne s'était-elle pas intéressée davantage à cette femme ?

Son attitude s'est soudainement modifiée d'une manière inexplicable... Les réminiscences d'une phase obscure de sa vie émergeaient en couleurs vives du plus profond de sa mémoire. Elle eut l'impression qu'Émilien se trouvait là, en esprit à la réveiller à la terrible réalité ... Elle oublia la présence de Tatien, ne s'est pas souciée des convenances d'ordre personnel et le visage épouvanté, elle a demandé :

Où êtes-vous née ?

À Chypre, Madame.

Qui fut votre mère en ce monde ? L'agonisante a souri avec effort et a expliqué :

Je n'ai pas eu le bonheur de connaître ma mère. J'ai été trouvée par mon vieux père adoptif dans la lande...

Et tu excuserais celle qui t'a donné la vie si un jour tu la rencontrais ?

Comment non ?... J'ai toujours vénéré ce cœur maternel... dans mes prières quotidiennes...

La matrone, pâle, tremblante de terreur devant la face nue de la vérité, a poursuivi son interrogatoire :

Et si ta mère te volait ton mari, ton père et ta santé même, en te condamnant au dédain public ?

Même comme cela... — a confirmé Livia sans hésiter — ça ne ferait pas de différence pour moi ... Qui parmi nous en ce monde peut juger avec assurance ?... Ma mère... bien que m'ayant voulue avec amour... à peut-être été obligée de me blesser... pour mon propre bien... Je crois qu'en... tout... nous devons rendre grâce à Dieu...

Devant le mutisme consterné d'Hélène, Anaclette s'est avancée vers l'agonisante avec un fervent intérêt.

Ta mère ne t'a-t-elle pas laissé un souvenir ? — a demandé la gouvernante anxieuse.

Livia s'est tue un instant comme si elle cherchait des forces pour parler et lui répondit affirmativement :

Je pense que ma mère... avait l'intention de me retrouver... parce qu'elle m'a laissé dans les broderies du,berceau un camée que mon père m'a enseigné à porter sur mon cœur...

Anaclette, devant Tatien stupéfait, a regardé son thorax et lui a retiré le bijou d'ivoire où brillait l'image de Cybèle magnifiquement sculptée dont Hélène ne se séparait jamais pendant ses promenades avec Émilien.

La pâleur de la fille de Veturius se fit livide.

Elle avait découvert sa propre fille sur qui elle avait fait peser tout le poids de sa frénétique persécution.

Cette femme était la fleur séchée de ses premiers rêves... Elle entendait à nouveau dans la miraculeuse résonnance de sa mémoire, les paroles que l'homme inoubliable de ses idéaux féminins lui avait dites pour la première fois... Ils avaient, lui et elle, projeté pour le rejeton de leurs espoirs le plus beau des destins.

Pourquoi ce paradis imaginé s'était-il métamorphosé en enfer ?

Immobilisée par la terreur, les yeux écarquillés, elle a remarqué que les souvenirs matérialisaient le passé au fond de son âme.

Les murs de la chambre ont disparu à ses yeux.

Elle se voyait encore jeune prise dans le tourbillon des banalités où l'amour d'Émilien avait éveillé son cœur...

Ses idées s'obscurcirent. Où était-elle ?

Elle a remarqué qu'au beau milieu des ombres qui l'entouraient, un homme marchait à sa rencontre... C'était lui, Secondin, comme dans l'ancienne vision d'Orosius et comme lors du rêve qu'elle avait fait sur l'île de Chypre, il portait toujours ses vêtements de cérémonie militaires, la main droite sur sa poitrine sanglante et l'appelait en criant :

Hélène ! Hélène !... qu'as-tu fait de la fille que je t'ai donnée ?

Ces paroles torturaient son âme infiniment répétées par les monstres du remords dans l'abîme profond qui s'ouvrait sous ses pieds...

Elle s'est souvenu que sa fille abandonnée se trouvait là à portée de mains, et pourtant, bien que tendant les bras, elle ne réussissait pas à la trouver pour l'arracher des ténèbres qui s'intensifiaient tout autour...

Seul le visage d'Émilien grandissait, démesuré, devant sa vision épouvantée et seule son inquiétante interrogation parvenait à ses oreilles :

Hélène ! Hélène !... qu'as-tu fait de la fille que je t'ai donnée ?

Devant Tatien et Anaclette pétrifiés d'étonnements, avec une expression de folie dans le regard, la matrone a poussé un horrible éclat de rire puis a tourné les talons et s'est élancée sur la voie publique. Elle prit les rênes du véhicule qui l'avait amenée et partit en trombe en direction de la villa lointaine ...

Le mari d'Hélène a sollicité l'assistance d'Agrippa pour la patiente et s'isolant avec la gouvernante dans un coin du jardin, il a entendu, pendant plus de deux heures, les tristes confidences sur le passé et le présent.

Tatien, terrassé, semblait ivre de colère.

Quand Anaclette eut fini ses arriéres révélations, informé de la cruelle vérité, l'interlocuteur serra ses poings et s'est écrié d'une voix de stentor :

Hélène est indigne de respirer parmi les mortels. Elle sera étranglée par mes propres mains... Elle descendra, aujourd'hui même, dans les horribles régions infernales où elle supportera des peines bien méritées !...

Tatien ! Tatien ! — pleurait la vieille amie l'empêchant de bouger. — Attends ! Attends ! Le temps aide à la réflexion !...

Le patricien cherchait à se dégager quand Lucius Agrippa, avec une expression fatiguée, s'est approché d'eux et leur a dit :

Mes amis, notre malade repose finalement en paix.

Blessé doublement au cœur, le père de Blandine a accouru dans l'humble pièce et a regardé le visage de Livia, mortifié et livide dans le halo de la mort.

Une sérénité angélique s'exprimait sur son visage. Un sourire mystérieux que personne n'aurait pu définir comme étant de la joie ou de la résignation, était figé sur ses lèvres comme un dernier message de sa courte vie à ceux qui restaient.

Son compagnon qui l'avait tant aimée s'est incliné sur son cadavre, en pleurs, pendant quelques instants ; mais comme si une force étrange subitement le levait, il se mit à hurler d'une douleur sauvage et a imploré.

Fermement soutenu par Lucius, il lui supplia de l'aide. Il devait se rendre d'urgence à la villa Veturius.

En quelques minutes, une charrette de service le transportait de retour à la demeure en compagnie d'Anaclette.

De tout le chemin, ils n'ont pas échangé un mot.

Les lumières matinales commençaient à apparaître par une belle aurore.

Suivi de la gouvernante soucieuse d'éviter toute attitude de violence, le patricien a appelé sa femme d'une voix stridente tel un aliéné mental.

Hélène, cependant, ne se trouvait pas comme d'habitude dans sa chambre.

Après quelques instants d'anxieuses recherches, elle fut trouvée dans une flaque de sang dans la salle de bain de la maison.

La malheureuse matrone, bouleversée par les scènes terrifiantes de sa conscience coupable, s'était ouvert les veines des mains.

Anaclette a éclaté en de bruyantes exclamations.

Tous les serviteurs ont accouru pressés d'offrir leur secours qui n'avait plus de raison

d'être.

C'est alors que le vieil Opilius, tremblant et angoissé, s'est approché et trouvant le cadavre de sa fille qui avait toujours dominé son cœur, il voulut crier mais ne le put.

Sa poitrine s'est comprimée et son cerveau a éclaté comme une harpe dont les cordes se seraient cassées, le vieil homme est tombé à la renverse sur les marches en marbre, gémissant d'angoisses.

La nuit tragique est passée comme un ouragan impitoyable et hululant.

Opilius Veturius, le dirigeant que Rome avait admiré pendant tant d'années, en raison du choc, était alité abattu et hémiplégique.

Le don de la parole chez lui s'était éteint.

Malgré d'immenses efforts mis en œuvre pour le soigner, il n'arrivait plus qu'à émettre des sons gutturaux avec des expressions grimaçantes.

Des jours et des jours se sont écoulés...

Puis un beau matin, une magnifique trirème le conduisait assisté d'Anaclette en route vers Ostie, alors que Tatien et Blandine accompagnés de Celse Quint, retournaient en Gaule lugdunienne, remplis de nostalgie et de douleur...

Le fils orgueilleux de Varrus Quint qui depuis sa jeunesse dédaignait la plèbe et se rabaissait à peine superficiellement au culte des dieux des victoires impériales, commençait à courber l'échiné. Étreint par les deux enfants qui étaient désormais sa raison de vivre portant des rides profondes qui défiguraient son visage déjà garni de cheveux blancs qui se

multipliaient rapidement, il ne savait plus qu'interroger en silence l'horizon lointain s'attardant muet à réfléchir et à pleurer...

SOLITUDE ET RÉAJUSTEMENT

L'automne 256 commençait entre les luttes et les expectatives.

Dans l'Empire gouverné à cette époque par Publius Aurélien Licinius Valérien élevé à la pourpre du pouvoir pour ses brillants faits militaires, la décadence continuait...

Malgré les victoires sur les goths, l'Empereur n'arrivait pas à arrêter la dégradation morale qui se développait de toute part.

À Rome, l'oubli et la subversion bafouait toute dignité.

Sur les terres provinciales, l'irresponsabilité et l'indiscipline grandissait.

Tatien, néanmoins, avait bien trop avancé dans son renouvellement intérieur pour s'en tenir au monde extérieur.

Loin des questions politiques et philosophiques qui l'ennuyaient, il se sentait invité par la vie au réajustement de toutes valeurs et conquêtes d'ordre personnel.

De retour à Lyon où la vie se déroulait conformément aux adaptations nécessaires, il n'ignorait pas que des contrariétés imprévisibles viendraient de Rome.

Le suicide d'Hélène et la maladie de son beau-père sans qu'il puisse donner à leurs amis de justes explications, avait provoqué une atmosphère d'antipathie et de méfiance.

Raison pour laquelle, il était d'autant plus seul et angoissé.

Il était arrivé à la villa avec une idée en tête qui l'obsédait et le dominait : — l'affront de Teodul. Il verserait sur lui tout le fiel d'indignation et de dédain qui débordait de son âme. Il l'interpellerait avec fermeté et se vengerait sans miséricorde. Mais à son retour, il vint à apprendre que le représentant d'Opilius avait été appelé par Galba, en toute hâte, et était parti pour la métropole deux jours auparavant.

Il était persuadé que la santé de Veturius déclinait.

Mais se sentait fort excédé de devoir revoir son beau-père.

Emprunt de l'orgueil des vieilles traditions sur lesquelles sa vie était basée, il se sentait étranger à la famille de Veturius qui depuis sa naissance empoisonnait sa vie. Il préférait attendre le mépris et l'hostilité dans le contexte des occupations qui étaient les siennes depuis sa jeunesse.

Craignant l'intromission de Galba, il ordonna de réformer la maisonnette qui avait appartenu à Basil et la fit embellir puisque c'était le seul bien qui était à son nom. Puis il s'y est installé en compagnie de Blandine, de Celse et d'un vieux couple d'esclaves, Servule et Valérie, qui lui étaient extrêmement dévoués.

La vieille servante était un soutien efficace dans le cadre des activités domestiques et son mari s'était converti en un professeur compétent pour les enfants.

Celse Quint, qui avait déjà appris à lire avec Livia depuis son enfance, avait à onze ans une mémoire phénoménale et était doté d'une grande capacité de discernement. Franchement chrétien, il passait de longues heures avec Blandine à lui raconter les histoires des martyrs de l'Évangile et lui communiquait son ardente foi en Jésus.

La fille de Tatien l'écoutait émerveillée, trouvant à ses paroles une grande consolation.

Les souffrances de Livia, la disparition de Basil, la mort d'Hélène avec les pompeuses obsèques qui avaient suivi, la maladie de son grand-père et les graves inquiétudes paternelles la jetaient dans une profonde agitation psychique. Elle pleurait sans raison, souffrait d'inexplicables insomnies et lors de fortes crises, elle restait alitée pendant des jours et des jours souffrant de troubles cardiaques.

Elle avait perdu tous les bienfaits que l'excursion de Néapolis avait pu lui apporter.

Quotidiennement, le matin, elle faisait avec son père la prière habituelle à Cybèle, mais, au fond, elle sentait que sa pensée se mettait à graviter autour de ce Christ aimant et sage qui était le centre de tous les commentaires de son frère adoptif.

N'ignorant pas l'aversion de son père pour les chrétiens, elle prenait soin de s'abstenir en sa présence de tout commentaire tendant à blesser ses principes.

Peu à peu, les idées et les remarques de Celse avaient converti son âme simple et sensible à la nouvelle foi.

Une fois ses études et ses tâches quotidiennes terminées, le garçon trouvait encore le temps de lire de courts passages trouvés dans les archives de Basil que Tatien conservait respectueusement.

Dès lors le bienfaiteur paternel durant leurs entretiens ordinaires que ce soit à l'occasion de promenades dans la campagne ou pendant les repas dans le triclinium, était surpris par les commentaires judicieux et sensés du garçon, même si Celse Quint évitait lui aussi toutes références faites au christianisme de manière directe.

Servule n'oubliait jamais de demander aux enfants le juste respect des convictions de leur père et, ainsi, les deux enfants spirituellement proches partageaient le même idéalisme et les mêmes espoirs en leur for intérieur consolidant la foi qui aimantait leurs cœurs.

Nuit après nuit, les habitants de la maisonnette dans la forêt vivaient des heures douces et bénies de musique et de joie.

Comme s'il connaissait les traits psychologiques de Tatien, de longue date, Celse avait une manière toute spéciale de guider la conversation.

Un beau jour alors que le patricien désenchanté se plaignait des tragédies passionnelles de son temps avec affliction et découragement, le garçon fit remarquer subtilement :

Mais, mon père, ne pensez-vous pas que le monde a besoin d'un nouveau mouvement d'idées qui pénétrerait les sentiments des créatures en rénovant leur façon de penser ?

Tatien l'a regardé, étonné.

Que savait Celse des problèmes de la vie ?

Bien qu'admiratif, il lui a répondu fermement :

Je n'en crois rien, mon fils. Nos traditions et nos lois sont suffisantes. Il nous suffit de nous y adapter puisque les grandes lignes sont là. Ne penses-tu pas que les divinités savent conduire nos vies ?

Si mon père — lui dit le petit pensif —, vous avez raison... Et pourtant les dieux semblent bien loin ! On nous dit que Jupiter guide le monde de toute part, que

Cérès est la protectrice des récoltes, que Minerve oriente les sages, niais ne pensez- vous pas que nous avons besoin que quelqu'un vienne au monde, au nom des dieux, partager sa vie avec les hommes dans leurs difficultés et leurs douleurs ?... Les divinités aident les êtres conformément aux sacrifices qu'ils reçoivent dans les temples. Ainsi, la protection du ciel varie en fonction de la position des hommes. Il y a ceux qui peuvent apporter aux sanctuaires des taureaux et des oiseaux, des encens et de l'argent, cependant la majorité des habitants d'une ville est composée de gens pauvres qui ne connaissent que le sacrifice et la servitude... Vous croyez père que les esclaves sont déshérités du ciel ? Que ceux qui travaillent le plus doivent être les moins favorisés ?

Prononcées avec humilité et affection, le fils de Varrus recevait de telles paroles comme des jets de lumière intérieure.

Lui-même était bien nanti, il avait grandi protégé par le prestige de l'or, mais les surprises du destin petit à petit l'avaient dépouillé de tous les avantages et privilèges.

La mort de sa femme et le mécontentement de sa famille le plaçaient au bord de l'appauvrissement économique le plus complet.

Le tout dernier coup viendrait de son beau-frère et gendre.

Peut-être ne tarderait-il pas à connaître la pénible condition des hommes condamnés à la servilité, de subalterne dans l'ombre.

À un tel tournant de la vie sur terre, il ressentait le souffle de l'adversité qui gelait son

cœur.

Aurait-il une foi suffisamment robuste dans les jours incertains qui approchaient ?

Les commentaires de son fils adoptif éveillaient en son âme cette pensée crucifiante.

Il est devenu légèrement livide et lui dit :

Oui, oui, tes remarques sont appréciables mais nous ne pouvons oublier que notre existence reste structurée sur le fondement des classes.

Et se rappelant les sages interprétations d'anciens Romains, il a ajouté :

La société est un corps dont nous sommes une partie intégrante. La tête hissée sur les épaules a pour mission de raisonner et de décider. Les mains et les pieds sont faits pour servir.

Dans l'organisme de notre vie politique, l'aristocratie représente les sens tels que la vision, l'audition et le touché qui assiste le cerveau à examiner et à discerner, alors que les plébéiens sont les membres chargés du travail et de la soumission. Nous ne pourrions pas inverser l'ordre. La naissance et la position, le nom et les conquêtes sont les piliers de notre équilibre.

Le jeune a souri avec intelligence et fortement inspiré tout en acquiesçant, il lui dit :

Mais une douleur aux pieds n'est-elle pas aussi désagréable qu'une douleur à la tête? Une blessure à la main n'est-elle pas aussi douloureuse qu'une gifle ? Je suis sûr, mon père, que chaque personne respire à la place que la nature lui a conférée mais tous les hommes méritent le respect, le bonheur et la considération... En acceptant cette vérité, je crois que si la foi pouvait se manifester en nous, en notre for intérieur, nous rendant plus amicaux et plus fraternels les uns envers les autres afin que nous-mêmes commencions le service de la bonté, sans aucune contrainte, l'harmonie du monde serait plus parfaite parce que la fortune des nantis ne serait pas troublée par le malheur des pauvres, le rire de quelques-uns ne serait pas compromis par les gémissements de tant d'autre..

Le veuf d'Hélène a réfléchi pendant un moment et a conclu :

Tes remarques sont intéressantes et précieuses. De fait pour atteindre la réalisation à laquelle tu fais référence, nous aurions besoin dans l'Empire d'un grand réformateur... un homme à la hauteur de toutes nos dignités publiques. Probablement, un philosophe, prenant les rênes du gouvernement sous l'inspiration de la bonté et du droit qui saurait comprendre nos besoins communs...

Celse a échangé avec Blandine un regard d'une inexplicable joie et a ajouté :

Mais, père, ne croyez-vous pas que ce rénovateur est déjà venu ?

Tatien, qui avait compris l'allusion voilée faite à Jésus-Christ, a esquissé un geste d'ennui et a changé le cours de la conversation, mais dans sa solitude, il réfléchissait aux arguments de cet enfant que la dévotion de Livia lui avait légué et qui progressivement commençait à prendre la place dans son cœur d'un guide, petit mais assuré.

Plusieurs semaines étaient passées quand un message venant de Galba a apporté des nouvelles inquiétantes de Rome.

Lucile avait juste daigné écrire à sa sœur afin de torturer son père du fiel de l'aversion qui débordait de son âme. Elle exigeait que Blandine vienne vivre à la capitale de l'Empire, chez elle, assurant qu'elle avait perdu confiance en son père qui n'avait pas voulu éviter le déplorable suicide d'Hélène. Elle était convaincue qu'elle avait voulu en finir, forcée par l'attitude de Tatien qui, pendant des années consécutives, semblait lui refuser toute affection. Elle disait que leur grand-père alité entre la maladie et la tombe, avait décidé de vendre toutes leurs propriétés en Gaules pour que la famille se défasse des souvenirs amers, informant de plus que dans quelques jours, le patricien Alcius Comunius prendrait possession de la villa, que Teodul n'y retournerait plus et qu'elle lui conseillait de la rejoindre à Rome sans plus tarder. Elle attendrait, néanmoins, une réponse claire afin de charger Anaclette et d'autres servantes de la suite nécessaire à son voyage. Elle la suppliait d'apporter les bijoux et les souvenirs maternels pour son trésor affectif personnel et, finalement, faisait un rapport complet des avantages et des intérêts à ce transfert, énonçant par là l'espoir que Blandine découvrirait une existence différente susceptible de guérir toutes ses tristesses et son incompréhensible faiblesse.

Tatien lut la lettre dissimulant mal ses larmes. Jamais il n'aurait pu s'attendre à un tel mépris. La décision de son beau-père en se défaisant de ses terres signifiait pour lui la plus forte dégradation au niveau social mais la misère ne le blessait pas autant que l'ingrat comportement de sa fille.

Lucile n'avait pas la moindre raison de le blesser. Il s'est rappelé, néanmoins, de Varrus Quint, son dévoué père qui lui avait tout donné sans rien recevoir et une fois de plus, il s'est dit que son chemin en ce monde était bien amer.

Il a séché ses larmes, se repris et a présenté le message à sa fille.

Blandine n'a pas caché la révolte que ces observations suscitaient en elle et a immédiatement répondu à sa sœur qu'elle ne prétendait pas abandonner son père tant qu'il vivrait.

L'émissaire de Galba est retourné à la métropole rapportant son court message avec tous les objets d'Hélène et dès lors un inébranlable silence a pesé dans les relations familiales entre Lucile et son père.

Après quelques jours, Aldus a pris possession de l'exploitation agricole réquisitionnant Servule et sa femme dont les services lui appartenaient par droit d'achat, et Tatien fut contraint d'engager une domestique et assuma à son tour la tâche d'éducateur des enfants car il n'avait pas les moyens matériels de satisfaire à tous leurs désirs.

L'hiver est arrivé glacial.

Les arbres gelés aux branches nues dirigées vers les cimes ressemblaient à des spectres implorant la chaleur de la vie.

Méditatif, Tatien observait la nature punie se rappelant son propre destin.

Le froid de l'adversité assaillait son cœur.

Si Blandine et Celse n'avaient pas été là, ces fragiles rejetons de la vie à solliciter son affection, peut-être se rendrait-il à la souffrance morale jusqu'à ce que la mort lui apporte son message de paix et de libération. Mais la tendresse et la confiance avec laquelle ils suivaient ses pas lui redonnaient des forces. Il lutterait contre les monstres invisibles de sa propre forteresse pour avoir la chance de donner aux deux enfants une vie meilleure que la sienne. Il renoncerait à tous les plaisirs pour qu'ils vivent toujours libres et heureux.

Quand le printemps est arrivé sur les plaines du Rhône, il a envisagé le besoin de s'absenter de chez lui pour partir à la conquête d'un plus grand confort domestique. Et pour la première fois comme cela s'était produit avec son propre père en d'autres temps, il comprit que l'existence était bien dure pour un homme qui se proposait de gagner avec dignité le pain de chaque jour.

La classe moyenne n'était qu'un couloir dangereux et obscur entre les hordes misérables d'esclaves et la montagne dorée des seigneurs.

Agité par des émotions affligeantes, il réfléchissait aux obstacles qui s'élevaient entre lui et la vie à son époque.

Toutefois, il ne pouvait reculer.

Il a consulté différents amis mais trouver une situation intéressante sans la protection des hauts dignitaires de la cour était difficile et un tel soutien lui était maintenant inaccessible.

La santé de sa fille demandait des soins urgents et exigeait des moyens croissants.

De tentative en tentative, en quête d'un travail décent, des occasions surgirent le faisant envier la chance des forgerons et des humbles gladiateurs qui pouvaient embrasser leurs enfants tous les soirs, fiers et heureux, dans la plus grande simplicité de la bénédiction de la vie.

Désespéré, entre les besoins domestiques et le manque de moyens, il décida de participer aux courses de biges pour disputer des prix.

Il avait deux voitures légères et solides et d'excellents chevaux de course.

Le premier jour, il fut profondément touché par les regards ironiques de bon nombre qui dans la prospérité fréquentaient son foyer... Fièrement, plusieurs compagnons de la veille se refusaient à le saluer comme à l'habitude remarquant sa participation dans des activités plébéiennes, mais il démontra tant de dextérité aux courses que rapidement il devint le favori d'innombrables parieurs.

Admiré par certains et ironisé par d'autres, le fils de Varrus trouva quelque chose qui retienne son attention.

Il haïssait la foule en fête qui acclamait son nom dans les compétitions victorieuses, il ressentait une indicible répugnance aux rassemblements d'hommes et de femmes jouisseurs de la vie, mais au fond, il se sentait satisfait de l'occasion qui lui était donnée de conquérir au prix de ses propres efforts l'argent indispensable aux dépenses du foyer qui recommençait à jouir d'un plus grand confort.

Il avait engagé un professeur compétent et la vie passait dans une atmosphère bénie de paix, bien que perturbée de temps à autres par la santé précaire de Blandine qui n'était toujours pas complètement guérie. Malade et abattue, sa fille voyait le temps passer entre l'affection inaltérable de Tatien et de Celse, prête à faire son envol pour le paradis.

Bien que conduite par les mains protectrices de son père en promenade sur le fleuve ou en forêt, jamais plus les couleurs rosés et saines de l'enfance n'étaient apparues sur son visage. Combien de fois avait-elle été surprise en profonds sanglots et, quand son père ou Celse l'interpellaient, elle leur disait attristée qu'elle avait vu l'ombre d'Hélène qui suppliait ses prières.

Tatien savait qu'en commun accord, sa fille et Celse s'étaient convertis au christianisme, mais son âme s'était bien trop transformée pour retirer à l'adolescente torturée la seule source de consolation capable de lui rendre la paix, le réconfort, l'espoir et la joie.

Personnellement, il était toujours dévoué à Cybèle, invariable défenseur des dieux immortels, et pourtant les amertumes sur terre avaient enseigné à son cœur que le bonheur spirituel n'est pas le même pour tous.

Deux ans étaient passés rapidement...

Celse, robuste et bien disposé, était maintenant un précieux compagnon pour son père adoptif, il participait aux travaux de la petite écurie, quant à Blandine, elle empirait sensiblement.

Si la jeune fille essayait de jouer de la harpe ou du chant, de longues quintes de toux l'obligeaient à s'interrompre.

Son père à l'agonie ne dispensait aucun sacrifice pour lui rendre la santé mais la nature semblait condamner la malade à d'interminables souffrances.

De passage à Lyon, un célèbre médecin gaulois de Mediolanum23 a été appelé et a suggéré à Tatien d'amener sa fille dans la ville où il habitait pour un traitement approfondi de sa spécialité. Ce changement temporaire l'aiderait probablement à reprendre des forces.

Son père aimant et dévoué n'a pas hésité.

N'ayant pas comment payer ces dépenses qui dépassaient leur budget habituel, il a fait un prêt important et est parti avec ses enfants pendant l'été de l'année 259.

Aujourd'hui Évreux (Note de l'auteur spirituel).

Et malgré les énormes dettes contractées et tous les sacrifices encourus dans le processus de cure à laquelle elle avait été soumise, la malade est revenue sans améliorations.

Les luttes paternelles continuaient tourmentées.

Des jours difficiles se multipliaient quand une visite inattendue vint les surprendre.

Anaclette, leur loyale amie, venait leur faire ses adieux.

Ayant déjà vécu la moitié d'un siècle, elle avait décidé qu'elle ne pouvait plus supporter les agitations de la ville impériale.

Elle se disait épuisée.

Blandine et son père écoutèrent, terrifiés, les nouvelles dont elle était porteuse.

Le vieil Opilius était mort deux hivers auparavant tourmenté par de terribles cauchemars et Galba, peut-être las des excès passés voulut aller vivre à Campanie, mais sa femme de plus en plus avide d'aventures et d'émotions l'en empêcha...

Depuis le décès d'Hélène, une fois définitivement éloignée de l'influence de son ancien foyer, la jeune épouse fut prise d'une incompréhensible soif de plaisirs. Et alors que son mari se retirait à la campagne, elle s'offrait à la pernicieuse influence de Teodul qui s'était installé au palais de Veturius comme s'il était un proche parent. L'intendant l'accompagnait à toutes les fêtes et favorisait des affections illicites, jusqu'à ce qu'un jour, surpris par Galba dans une position compromettante dans le lit conjugal, celui-ci le poignarda sans la moindre commisération.

Une fois le crime commis qui comme tant d'autres était passé inaperçu aux yeux des autorités bien soumises, le frère d'Hélène est resté alité, pris de délire.

Pendant quelques jours, Anaclette racontait qu'elle avait veillé sur lui, niais fatiguée, elle avait fini par obéir aux instructions de la maîtresse de maison qui lui recommandait de se reposer. ET dès la première nuit où elle s'était livrée au repos dans sa chambre, Galba était mystérieusement décédé, alors que quelques esclaves de confiance assuraient en sourdine que le propriétaire des lieux avait été empoisonné par sa propre femme avec une tisane préparée par elle-même.

Face à ces catastrophes, Tatien et sa fille pleuraient.

La disgrâce morale de Lucile les atterrait.

Ils ont insisté pour que leur veille amie reste avec eux mais la dévouée servante a admis qu'elle était devenue chrétienne et qu'elle désirait se retrouver seule pour reconsidérer le chemin parcouru. Elle avait donc décidé de retourner sur l'île de Chypre répondant à la demande affectueuse des derniers parents qui lui restaient.

Accompagnée de deux neveux qui s'occupaient d'elle, elle ne s'est pas attardée plus d'une semaine prenant ainsi congé de ses chers amis pour toujours.

Impressionnée peut-être par les affligeantes nouvelles rapportées de Rome, Blandine ne s'est plus levée.

En vain Tatien l'entourait de surprises et de caresses... En vain, Celse Quint lui racontait de nouvelles histoires de héros et de martyrs.

Petit à petit, la malade renonçait à toute espèce de nourriture et ressemblait chaque fois davantage allongée dans son lit blanc à un ange sculpté dans l'ivoire uniquement animé par ses yeux sombres encore vivants et brillants.

Une nuit, juste à la veille d'un grand spectacle organisé en hommage à d'illustres patriciens où Tatien serait investi de grandes responsabilités, la patiente l'a appelé et lui a serré affectueusement les mains.

Ils ont échangé un inoubliable regard où s'exprimait toute l'immense douleur qui étranglait leur âme devinant des adieux tous proches.

Père — lui dit-elle mélancolique —, je sais que je ne tarderai pas à retrouver les nôtres...

Tatien a cherché, en vain, à retenir les larmes qui inondaient ses yeux.

Il aurait voulu lui parler pour la tranquilliser mais n'y parvint pas.

Nous avons toujours été unis, papa ! — a continué la jeune fille triste — à ce jour, je n'ai rien fait sans votre approbation... Mais aujourd'hui, je voudrais demander votre accord pour réaliser un désir avant de partir...

Et sans que son père ait eu le temps de poser des questions, elle a ajouté :

Permettrez-vous que je reçoive la mort dans la foi chrétienne ?

Le patricien a reçu cette demande comme s'il était poignardé dans les fibres les plus profondes de son âme.

Une douleur intraduisible où se mêlaient la tristesse et la jalousie, le fiel et l'angoisse lui fit plier l'échiné amèrement..

class="book">Toi aussi, ma fille ? — a-t-il demandé en pleurs. — Mon père lui appartenait, ma mère l'a étreint, Basil s'est immolé pour lui, Livia est morte louant son nom, Anaclette nous a quittés pour le chercher, Celse Quint, ce fils que la destinée m'a légué, est né en lui appartenant... Toujours le Christ !... Toujours le Christ à me chercher, à me tourmenter et à me poursuivre !... Tu étais le seul espoir de mes jours ! J'ai pensé que le menuisier galiléen t'épargnait !... Mais... toi aussi... Blandine, pourquoi n'aimes-tu pas ton père comme ton père t'aime ? Tous m'ont abandonné... pourquoi me quitterais-tu aussi ? Je suis affligé, vaincu, seul...

Difficilement, la jeune fille a bougé ses mains amaigries et pâles et lui a caressé sa tête prématurément vieillie qui se penchait sur elle en sanglots.

Ne souffrez pas, papa ! — dit-elle résignée.

Je veux Jésus, mais vous êtes tout ce que j'ai !... Je n'ai rien trouvé dans la vie égale à votre affection... Votre amour est ma richesse !... Je désire avant tout suivre vos pas... Ne voyez-vous pas que nous prions toujours ensemble au petit matin la prière de Cybèle? Je ferai tout selon votre volonté....

La jeune fille s'est interrompue pendant quelques instants, a montré les signes d'une indéfinissable allégresse sur son maigre visage amaigri et a continué :

Aujourd'hui, cet après-midi, Livia est venue ici... Elle avait apporté une énorme harpe ornée de rosés de lumière... Elle m'a chanté l'hymne aux étoiles avec la même voix que lors de notre rencontre au bord du Rhône... Elle m'a dit que nous serons tous ensemble très bientôt et que je ne devrais pas vous contrarier si vous n'approuviez pas que je devienne chrétienne maintenant... Elle a assuré que la vie est divine et éternelle et que nous n'avons pas de raison de nous tourmenter les uns, les autres... Elle m'a affirmé que l'amour de Jésus glorifie notre chemin et qu'avec le temps il brillera partout... D'ailleurs cher père, j amais j e n'entrerai dans un ciel où vous ne soyez...

Elle a fixé ses yeux profonds et fulgurants au plafond et s'est exclamée :

Jésus est aussi l'amour qui espère toujours... Le pardon sera pour tous...

Tatien a levé son visage et l'a regardée profondément affligé.

Aurait-il raison de contrarier sa chère fille en cette heure extrême ? Pourrait-il en toute conscience, lui empêcher l'accès à la foi qu'il avait détestée jusqu'à présent ? Pourquoi nier à Blandine le réconfort de son accord sur une question purement spirituelle ? Pour s'être soulagé, il a ressenti un grand remords et étreignant la malade, il lui a dit sincèrement :

Pardonne-moi, ma fille ! Oublie mes paroles... Dis ce que tu veux... Tu peux embrasser le christianisme librement... Notre amour n'est pas une prison de souffrances mais une communion dans la joie parfaite ! Dis, Blandine et j'obéirai !...

Il y avait tant de loyauté, tant de tendresse dans ces phrases que la patiente a souri avec une expression de béatitude et de satisfaction et elle a prié humblement :

Papa, à l'église Saint-Jean, il y a un petit vieux du nom d'Ennio Pudens que j'aimerais que vous appeliez personnellement pour prononcer avec moi une prière et... quand je mourrai, je souhaiterais que vous déposiez mon corps au cimetière des chrétiens... Je sais que là-bas règne la joie dans la certitude de la vie éternelle...

Tatien voulut la dissuader de ces idées. Pourquoi s'inquiéter tant de la mort quand l'espoir leur ouvrait un magnifique avenir devant eux ?

S'efforçant de paraître sûr de lui et serein, il promit d'accomplir sa volonté et se mit à parler d'autre chose.

Il s'est rapporté à la fête que la ville attendait impatiemment et insista sur le fait qu'il avait l'intention de conquérir un beau prix.

Il avait acheté deux vigoureux chevaux, originaires de Cappadoce qui semblaient posséder des ailes invisibles dans les pattes.

Il s'attendait pour autant à un triomphe spectaculaire.

Il était convaincu que, très brièvement, sa fille assisterait fière et jolie aux courses, illuminant ses victoires.

Blandine souriait, satisfaite et réconfortée.

Plus calme, elle s'est reposée dans l'attente du lendemain.

L'esprit lacéré, Tatien vit arriver le petit matin et conformément à sa promesse, il s'est dirigé discrètement à l'église Saint-Jean où il n'a pas eu de mal à trouver le vieillard indiqué.

À l'âge de quatre-vingts ans, courbé et tremblant, Ennio Pudens, celui qui avait été le compagnon de Varrus Quint quand il s'était présenté comme le successeur d'Apius Corvinus, travaillait toujours là. Bien que Jouissant du respect de tout le monde dans sa position de collaborateur le plus âgé de la communauté, c'était un exemple vivant de foi, de service, d'application et d'abnégation.

Il reçut Tatien avec beaucoup d'attention et de bonté se mettant à sa disposition dans ce qu'il pouvait lui être utile.

La simplicité de l'ambiance lui procurait une immense paix intérieure.

L'âme de Tatien avait soif de tranquillité comme le désert aspire à la bénédiction de

l'eau.

Interpellé par le patricien sur le passé, Ennio l'informa avoir connu les deux Corvinus, le vieux et le jeune homme lui montrant avec plaisir les souvenirs de celui que jamais il n'aurait pu imaginer être le malheureux père de son interlocuteur.

Tatien a observé la chambre où Varrus avait vécu consacré à la charité et à la foi.

Il s'est arrêté à la contemplation du pauvre lit affectueusement conservé et a réfléchi aux peines qui avaient certainement assailli son cœur paternel.

Il n'aurait jamais pu supposer que lui, Tatien, viendrait frapper à cette porte implorant de l'aide pour sa fille malade.

Plongé dans une profonde rêverie, il fut ramené à la réalité par la voix de Pudens qui déclarait être prêt à le suivre.

Ils sont ainsi partis en direction du nid emmitouflé entre les arbres où Blandine a reçu l'apôtre avec joie et révérence.

Le missionnaire connaissait le gendre de Veturius de longue date. Il le savait être un adversaire entêté de l'Évangile et un persécuteur avéré de l'église opprimée. Toutefois, la pauvreté soignée dans laquelle il vivait avec ses enfants, son courage moral face aux revers soufferts dans la vie et la bonne humeur avec laquelle il affrontait les coups de la malchance, inspiraient aux yeux de l'opinion publique la sympathie et le respect envers son esprit mûri.

Un peu gêné au début, peu à peu, il est devenu plus communicatif. Les questions de la petite malade, la conversation judicieuse de Celse et le regard respectueux de son hôte le laissaient plus à l'aise.

Le vieux religieux a réfléchi aux afflictions - ô combien - énormes qui s'étaient abattues sur cet homme tenace qui l'écoutait attentivement, mais vieilli dans l'expérience et dans la douleur, il fit taire les questions qui montaient de son for intérieur pour ne répandre qu'affection, tolérance, bonté et compréhension autour de lui.

Au bout d'une heure d'un sain entretien après avoir répondu aux demandes de la petite malade, le vieil homme a prononcé à voix haute l'oraison dominicale :

— Notre Père qui êtes aux deux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, donnez-nous aujourd'hui le pain de chaque jour, pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, mais ne nous laissez pas succomber à la tentation et délivrez-nous du mal, car c'est à toi qu'appartienne la puissance et la gloire pour des siècles et des siècles. Ainsi soit-il.

Muet et ému, le veuf d'Hélène a entendu la prière s'attendrissant de la douce confiance de ses enfants qui la répétaient mot à mot.

Ce fut là son premier contact avec l'inspiration du Christ qu'il n'avait jamais pu comprendre.

Devant ce tableau composé d'un vieil homme qui n'attendait plus rien du monde si ce n'est la paix du tombeau et de ses deux enfants qui se sentaient en droit de tout attendre de la vie sur terre, plongé dans la même vibration de joie et de foi, il n'a pu s'empêcher de verser quelques larmes.

Il a écouté avec un indicible respect chacune des remarques du visiteur et quand Ennio s'apprêtait à partir, respectueusement, il l'a supplié de ne pas oublier ses enfants. Blandine et Celse étaient de fervents chrétiens et lui en tant que père, il ne pouvait contrarier leurs sentiments.

La malade réjouie l'a regardé.

Une indicible sérénité a enveloppé la maison en cette nuit inoubliable. Comme si elle avait absorbé un délicieux calmant, la jeune fille s'est endormie tranquillement. Tatien, à son tour, s'est livré à un sommeil lourd et sans rêves...

Le lendemain cependant, il s'est réveillé avec une indéfinissable tristesse qui l'agitait intérieurement.

Il s'est souvenu de sa fille qui la veille avait assumé un engagement morale avec la nouvelle foi et pour cela, seul maintenant, il est allé chercher l'image de Cybèle qui se trouvait sur un petit oratoire juste à côté de la chambre de Blandine.

Pour la première fois depuis de nombreuses années, il a répété sa prière habituelle à la Grande Mère sans personne avec lui.

Jamais, il n'avait ressenti un tel froid spirituel. Jamais, il ne s'était senti aussi seul pris d'angoisse. Il avait l'impression qu'il était l'unique fidèle vivant dans un temple de dieux morts...

Mais même ainsi, il ne renoncerait pas à la foi pure de son enfance.

Il aimerait Cybèle, se consacrerait à Baco et attendrait Jupiter, le grand maître.

Il ne pouvait changer.

En larmes, il a prié et après avoir embrassé ses enfants, il s'est dirigé vers le cirque où il a préparé son char pour les courses de l'après-midi.

Plus tard, il est retourné au foyer pour prendre un léger repas et bien que remarquant que les souffrances de Blandine s'étaient singulièrement aggravées, il est retourné en ville pour le grand combat.

Au crépuscule naissant, le local régurgitait de monde.

Des litières alignées en file donnaient une idée du caractère aristocratique de la fête. Des biges et des quadriges paradaient de ci, de là rapidement... Des musiciens déguisés en faunes jouaient de la cithare, de la trompette, du luth et du tambourin, animant la foule qui ne se fatiguait pas d'entendre les rugissements sauvages. Des courtisans admirablement habillés et des bacantes exhalant des odeurs perturbantes, des matrones et des vierges de Rome et des Gaules, exaltées et semi-nues, criaient les noms des favoris.

Tatien avait acquis la sympathie générale.

Dès que la ligne de départ de la course fut formée, il fut acclamé par des centaines de voix qui partaient non seulement du peuple mais aussi des galeries d'honneur où était installé le propréteur avec son importante suite excentrique et tapageuse.

Ce jour, néanmoins, le favori de la foule semblait sourd et indifférent.

Les pensées tournées vers sa fille bienaimée à se débattre avec la mort, il n'a pas esquissé le moindre geste de reconnaissance en direction de la masse qui le saluait, délirante...

Au signal du départ, il a lâché les rênes dorées et les chevaux fougueux sont partis. Le candidat à la victoire, néanmoins, ne s'est pas senti sûr de lui comme les autres fois...

Après quelques instants à un galop effréné, il a remarqué que sa tête sur ses épaules perdait l'équilibre. Il s'est efforcé de reprendre rapidement les commandes de la bige à la renverse mais soudainement sa vue s'est troublée. Il a cessé d'entendre les cris de la foule frénétique ayant l'impression que le vide se faisait dans son crâne et, incapable de se contrôler, il s'est penché en avant, se retenant aux bords de la voiture déroutée.

Les animaux complètement déchaînés ont lancé le véhicule contre l'énorme colonne d'un arc ornemental en bord de piste, réduisant son char en morceaux.

Tombé à l'improviste, Tatien a souffert d'une énorme chute et alla se loger dans les morceaux de fer tordus qui heurtèrent son front, blessant sérieusement ses yeux.

Face aux cris de la foule, quelques serviteurs des jeux publics se sont jetés à son secours, le retirant des décombres, ensanglanté.

Le valeureux champion était inconscient. Et alors que deux esclaves bienveillants le reconduisaient chez lui, les mêmes voix qui l'avaient applaudi, le huaient maintenant avec des commentaires injurieux et ingrats.

Désappointés, les joueurs qui avaient perdu d'importants paris se retournaient maintenant contre leur idole de la veille...

Encore incapable de raisonner, bien que pouvant gémir, le patricien fut déposé sur un lit sous le regard angoissé de Celse Quint.

Le garçon fit son possible pour cacher à Blandine les pénibles événements encourus et donna à son père adoptif toute l'assistance à sa portée. Mais se reconnaissant infiniment seul pour prendre une décision quant à ce qui devait être fait, il attrapa son cheval s'empressant de courir au refuge des chrétiens.

Le vieil Ennio a écouté les nouvelles plein de compassion.

Il renvoya Celse à son foyer et prit une voiture pour porter secours au blessé. En un rien de temps, en vertu des circonstances, il assuma la direction de la maisonnette dans la forêt.

Il avait apporté avec lui les remèdes dont il disposait et muni d'un morceau de tissu, il se mit à nettoyer les blessures qui saignaient encore, mais pris d'une soudaine appréhension, il constata que Tatien était aveugle. Le fier patricien que la vie semblait punir lentement le flouant de tous les privilèges qui faisaient qu'il était craint et respecté, était maintenant dilacéré dans son propre corps. Jamais plus, il ne retournerait aux compétitions de l'arène et il lui serait difficile de trouver un travail s'efforçant de répondre aux besoins de ses propres mains.

Alors qu'il réfléchissait, il remarqua que le blessé récupérait intégralement la raison. Les gémissements étouffés augmentaient.

Le vieillard lui a adressé quelques paroles encourageantes expliquant que les ecchymoses avaient été dûment soignées.

Reconnaissant le bienfaiteur, Tatien l'a remercié et lui a demandé d'allumer la lumière car il se sentait dérangé, angoissé, dans cette obscurité.

Le manteau de la nuit était réellement tombé sur ce malheureux jour, mais dans la pièce deux torches brûlaient ardemment.

— Mon Seigneur — lui dit l'ancien profondément désolé —, la chambre est illuminée, mais, vos yeux...

La phrase est restée suspendue en l'air.

Une indicible terreur est apparue sur le visage du blessé.

Le fils de Varrus a alors porté ses mains à sa tête et a compris toute l'extension du désastre.

Ennio et Celse, qui étaient présents, ont cru que le pauvre romain exploserait d'exaspération et de douleur, mais bizarrement le veuf d'Hélène s'est tu... Des orbites éteintes et sanglantes de grosses larmes ont surgi abondantes. Et comme s'il devait dire quelque chose à son fils et à leur ami, il s'est exclamé d'une voix émouvante :

— Je suis aveugle ! Mais les dieux m'accordent, encore, la grâce de pleurer !...

Ensuite, tâtonnant et titubant, il s'est dirigé vers la chambre de Blandine, demandant à Ennio avant d'entrer de laisser la pièce dans l'ombre.

Il s'est approché de sa fille, lui a caressé les cheveux. La malade lui a parlé des douleurs qui la tourmentaient et, dans un suprême effort, son père l'a consolée s'excusant d'avoir autant tardé...

Veillé par les ténèbres, il lui a décrit la fête de l'après-midi. Il lui a raconté que des centaines de femmes étaient apparues avec des costumes originaux d'une grande beauté. Le spectacle avait été magnifique. Il a imaginé de surprenantes nouveautés pour enchanter la patiente qui était habituée à ses récits retraçant les réjouissances publiques.

Blandine lui a baisé les mains et lui a déclaré se réjouir de la présence de Pudens, puis s'est reposée calmement.

Celse et le vieil homme accompagnaient la scène pris d'émotion.

La force morale de Tatien les impressionnait.

Et nuit après nuit, comme s'il revenait de ses activités au cirque, son père étreignait sa fille dans l'obscurité tout en lui parlant longuement, lui laissant l'impression que tout se passait dans un climat de paix et de sécurité.

Pleine d'inquiétudes et d'afflictions, la pénible situation s'est prolongée pendant une quinzaine de jours.

Aucun de ses amis du passé n'est apparu.

Aucun admirateur de l'arène ne s'est souvenu de lui faire la gentillesse d'une visite.

Seul le vieux Pudens cultivait, imperturbable, l'amitié qu'il leur vouait. Se joignant au jeune Celse Quint, comme s'il était un vieil ami, ils se chargeaient ensemble de trouver des solutions à tous les besoins domestiques, soulageant ainsi Tatien autant qu'ils le pouvaient.

Le jeune garçon était dévoué à son père adoptif avec une admirable affection. Il le remplaçait dans toutes les activités de la maison, lui lisait ses livres favoris, lui décrivait le paysage, l'entourait de tendresse...

Avec le consentement du maître de maison, Ennio se mit à dormir dans l'humble résidence, attentif à l'état de Blandine qui demandait une assistance particulière. Cette fleur de bonté et de tendresse se fanait lentement au soupir de la mort.

Et de fait, par une nuit froide et nuageuse, elle a soudainement empiré.

L'ancien a compris que la fin était proche et a supplié Tatien de venir rapidement étreindre sa fille pour que le réconfort de la présence paternelle en cette heure extrême ne lui fasse pas défaut.

Depuis qu'il était aveugle, Tatien pensait qu'il ne souffrirait pas autant de la perte de Blandine dont son affection était pour lui un inestimable trésor. Et il se disait : ne serait-il pas plus juste de se réjouir de la voir épargnée du poids de supporter de si rudes épreuves ? Pourquoi la garder prisonnière à un invalide ? Comment se réjouir dans l'attente de la voir asservie à la pauvreté et à la misère ?

Et pourtant, cet appel dans la nuit profonde eut sur lui l'effet d'un coup de poignard

mortel.

Chancelant, il l'a reçu avec angoisse...

Assis sur le bord du pauvre lit et assisté d'Ennio, il a caressé l'agonisante qui n'entendait plus ses paroles d'amour et d'exhortation... Il l'a pressée contre son cœur comme s'il désirait la retenir à son propre corps, et comme si elle n'attendait que sa chaleur réconfortante, Blandine s'est enfin détendue avec la placidité béate d'un ange qui s'endort.

Désespéré, inconsolable, le fils de Varrus a crié toute la douleur qui se perdait au fond de la nuit...

Le lendemain avec le soutien de Pudens, les funérailles ont été organisées selon les désirs de la jeune fille.

Le malheureux père, se soutenant maintenant à son fils adoptif, bien qu'en désaccord profond avec les chrétiens, a accompagné la dépouille de son enfant et est resté dans une pièce adjointe à l'église, sans avoir le courage de retourner chez lui.

Attaché à la mémoire de sa fille, il a ordonné de faire sculpter une plaque en marbre sur laquelle était gravé en bas relief deux cœurs entrelacés avec une belle épitaphe : Blandine vit.

Soutenu par Celse, il voulut lui-même aider à placer ce souvenir sur l'humble tombe puis à la fin du service, il a tâtonné les paroles expressives et comme s'il étreignait la tombe, il a supplié agenouillé :

— Blandine, ma fille chérie ! Où que tu sois, reste ma lumière ! Étoile, allume tes rayons pour que je puisse marcher ! Je suis seul sur terre ! Si une autre vie existe, au-delà de la froide sépulture qui te garde, implacable, aie pitié de moi ! Ne permets pas que les ténèbres m'emportent ! Nombreux sont ceux que j'ai vu partir pour l'étrange labyrinthe de la mort !... Mais, jamais, je n'ai ressenti une telle sensation d'abandon !... Ma fille bénie, ne me laisse pas, jamais ! Libère-moi du mal ! Apprends-moi à résister contre les monstres du renoncement et du découragement !... Montre-moi la clarté bénie de la foi ! Si j'ai commis des erreurs sous la sombre inspiration de la vanité et de l'orgueil, aide-moi à trouver la vérité ! Tu as adopté une croyance pour laquelle je ne suis pas préparé ... Tu as choisi un chemin différent de celui qui était le nôtre, néanmoins, ma fille inoubliable, se peut-il que tu te sois trompée !... Si tu as trouvé le Maître que tu attendais, ranime mon cœur pour que j'aille aussi à sa rencontre !... Je ne connais pas les dieux en qui tu crois, mais j'ai eu le bonheur de te connaître et en toi je confie infiniment !... Soutiens-moi ! Élève mon âme abattue ! Reviens Blandine ! Ne vois-tu pas maintenant que ton père est aveugle ? Tant que tu étais de ce monde, j'étais fier de te guider !... Aujourd'hui, cependant, c'est moi qui mendie ton aide ! Ma fille bienaimée, vis avec moi pour touj ours !...

Sa voix s'est tue dans la petite nécropole, étouffée par un flot de larmes..

C'est alors que Celse l'entoura de ses bras aimants, l'embrassa avec une indicible affection et lui dit confiant :

— Mon père, vous ne serez jamais seul...

S'appuyant à lui, Tatien, écrasé de douleur, s'est éloigné de la crypte, tremblant et hésitant.

Non loin, une petite assemblée entonnait des hymnes chrétiens en des prières vespérales...

Le malheureux aveugle, bien qu'ayant trouvé là un accueil spontané de la part des disciples de l'Évangile, se disait que son existence ne pouvait se terminer dans ce sanctuaire aux principes différents des siens et en conclut que son destin inexorable le poussait à aller de l'avant...

FIN DE LA LUTTE

Après quelques jours de réflexion passés dans l'annexe de l'église, Tatien partagea avec le vieil Ennio ses décisions, celui-ci l'écouta avec beaucoup d'attention et de pondération.

Bien qu'aveugle, il ne voulait pas être un poids pour l'institution. Il ne savait comment remercier le dévouement de Pudens qui était digne de toute son affection. S'il l'avait pu, il serait resté là à ses côtés à le servir avec dévouement et respect jusqu'à la fin de ses jours sur terre. Toutefois, il n'était pas seul. Il devait s'occuper de l'avenir de Celse Quint et pour cela, il ne devait s'attarder.

Mais il ajouta tristement qu'il ne souhaitait pas retourner à la maisonnette de la forêt. Le souvenir de sa fille lui brisait le cœur. L'absence de Blandine avait provoqué en lui un vide irrémédiable.

De sorte qu'il confierait à Ennio les précieuses archives de Basil et vendrait la résidence, les voitures et les chevaux. Avec le produit de la transaction, il paierait les dettes qu'il avait et partirait avec son fils pour Rome.

La plus âgée de ses filles y vivait. Lucile n'avait jamais été très proche mais ceci ne pouvait la pousser à trahir la voix du sang. Elle était riche et compatirait certainement de la situation dans laquelle il se trouvait. Bien évidemment, elle ne lui nierait pas sa protection quand elle verrait sa pénurie.

Il prétendait ainsi se placer sous son patronage en compagnie de son fils adoptif dont l'âge réclamait toute son attention.

À Rome, avec les relations dont il pensait pouvoir encore disposer, il placerait le garçon dans des conditions honorables pour attendre dignement l'avenir...

Pudens a écouté ses plans et ne s'est pas opposé à leur réalisation.

Néanmoins, il lui a réitéré son amitié et toute son affection lui offrant son aide. Pourquoi se lancer dans l'aventure d'un si long voyage pour recommencer sa vie ? L'église pourrait se charger discrètement de l'éducation de Celse et lui-même, Tatien, ne serait pas sans travail. Il y avait des malades à consoler, tant de tâches à réaliser...

Le veuf d'Hélène, cependant, n'avait pas tout à fait renoncé à l'orgueil de sa classe. Il avait acquis une certaine tolérance mais il se trouvait encore loin du vrai détachement de lui- même.

Il n'exposerait pas Celse au fléau des persécutions périodiques. Il l'aimait beaucoup trop pour le soumettre sans défense à la déconsidération sociale. Il serait plus en sécurité dans la grande métropole.

Il avait à Rome non seulement sa fille qui leur garantirait certainement de quoi vivre, mais il avait aussi de puissants amis dotés d'une forte influence à la cour.

Il comptait sur les liens du passé pour entraîner son fils adoptif dans la vie publique.

Celse Quint était doté d'une grande intelligence. Il éprouvait pour lui les sentiments les plus profonds d'affection et de confiance. Il l'estimait avec beaucoup de zèle et de tendresse... Dès l'instant où il l'avait reçu des mains de Livia à son départ pour les régions des ténèbres, il avait découvert en lui une pierre précieuse pour l'écrin vivant de son âme. Très souvent, il réfléchissait longuement au mystère de la communion sublime et parfaite qui les unissait. Il avait dans l'idée qu'il avait retrouvé un amour céleste que le temps n'avait pas réussi à effacer. À l'entendre, enthousiaste, il jugeait parfois qu'il avait retrouvé la compagnie de son père. Ce bon sens dans l'appréciation de la vie, cette culture polymorphe et cette facilité d'expression propre à la conversation de son fils adoptif, lui rappelaient les inoubliables entretiens qu'il avait eus avec Varrus Quint dans les jardins de la résidence de son beau-père. La grâce et la logique, la compréhension et la sagesse innée étaient si semblables, qu'inexplicablement, il s'est mis à raisonner à la façon du jeune garçon à propos des grands moments de lutte. Instinctivement, il attendait de lui le mot final sur les sujets les plus graves et l'orientation appropriée sur le chemin épineux de la vie. Il l'aimait de toute son âme têtue et sauvage, mais loyale et sincère. Rien que pour lui il voulait vivre et se débattre maintenant dans les luttes amères du monde.

Alors, comment le reléguer à un destin incertain à Lyon ?

Ennio s'est dit qu'il ne devait pas le contredire. Le christianisme était encore considéré comme illégal. Les représailles d'ordre politique tombaient invariablement par surprise sur les adeptes. Pour autant, il ne serait pas légitime d'appuyer une solution qui viendrait soutenir son point de vue.

Invité à donner son avis, Celse assura qu'il ne souhaitait qu'une chose : satisfaire son père. Il suivrait Tatien avec la fidélité de toujours.

De sorte que le malheureux patricien passa à la mise en place de son plan d'action.

Il vendit la maison, les biges et les animaux qui lui appartenaient au nouveau propriétaire de l'ancienne Villa Veturius. Mais l'argent reçu d'Alcius l'acquitta juste des dettes contractées. Il lui restait à peine de quoi payer le voyage.

Même ainsi, il n'a pas changé d'avis. Lyon l'asphyxiait.

Blandine lui manquait et sa soudaine cécité martyrisait son cœur. Il désirait s'en aller, avoir de l'espace, se changer les idées et tout oublier.

Pudens, cependant, généreux et prévenant, à l'insu de Tatien, donna à Celse une lettre pour un ami humble mais sincère qui vivait sur la voie Ostie. Le père adoptif prenait trop peu de précautions. Ils auraient peut-être besoin de l'aide de quelqu'un, avant d'entrer en contact avec la veuve de Galba. Ainsi, dans l'éventualité d'une possible complication, ils pourraient faire appel à Marcelin, un vieux chrétien abandonné par sa famille qui s'était réfugié dans la foi vivant entre la résignation et la charité.

Le jeune garçon prit les instructions avec plaisir. Ainsi, il ne serait pas seul pour surmonter les difficultés. Pour ne pas effrayer son père, il a soigneusement gardé la lettre et leurs adieux furent émouvants.

Après avoir quitté Massilia, une légère galère les a laissés à Ostie qui exhibait encore les beaux monuments du port de Trajan.

L'aveugle, se soutenant au garçon, respirait l'air de sa patrie avec une joie évidente.

Les moyens manquaient. Mais écoutant les références que Celse faisait avec enthousiasme sur la belle baie hexagonale que ledit empereur avait fait construire, il demanda à son fils adoptif de trouver la résidence de

Fulvius Spendius, un compagnon de jeunesse qui, selon des informations reçues en Gaule s'était retiré dans une magnifique demeure.

Bien naturellement Spendius accepta de les recevoir.

Il se souvenait de ce personnage imposant participant aux jeux et de la joie spontanée avec laquelle il se livrait aux libations après les concours bien gagnés.

Cette rencontre lui serait précieuse.

Son ami leur ferait certainement l'honneur de les héberger et mettrait à leur disposition un véhicule approprié qui les conduirait confortablement jusqu'à Lucile...

Alors qu'il réfléchissait, se parlant à lui même, Celse, guidé par les indications de plusieurs passants, frappa à la porte d'une gracieuse villa, juste au centre d'un paisible verger.

Un esclave très poli vint les accueillir.

Plein d'espoir, Tatien a pris la parole et a demandé si son maitre était là tout en annonçant sa position de compagnon du passé qui ne l'avait pas vu depuis de longues années.

Quelques instants plus tard, un patricien aux traits moins sympathiques, au bout de la décadence, est apparu boitant et négligé.

Il a longuement dévisagé les visiteurs et après avoir pris une froide expression de dédain qui a gelé Celse Quint, il a demandé irrité :

Que désirent-ils ?

Oh ! C'est la même voix !... — s'est écrié le fils de Varrus tendant instinctivement les bras. — Fulvius, mon ami, me reconnais-tu ? Je suis Tatien, ton vieil allié des concours...

Le Romain a reculé gêné et s'est indigné :

Quelle insolence ! Par Jupiter, jamais je ne t'ai vu !... Je ne m'allie pas avec la

peste...

Trompé par sa confiance, l'arrivant reprenant appui sur l'épaule de son fils, lui dit un peu désappointé :

Tu ne te rappelles pas de nos entraînements chez Veturius, mon beau-père ? J'ai encore l'impression de te voir manipulant ton glaive brillant ou bien encore commandant une bige légère qui volait au galop de tes beaux chevaux blancs...

Tu n'es qu'un vil imposteur ! — lui fit Spendius irrité. — Tatien est un homme de ma condition. Il vit de façon honorable en Gaules. C'est un patricien. Jamais, il ne se présenterait à moi dans cette exécrable misère. Gaulois imbécile ! De toute évidence, tu as abusé de mon ancien compagnon pour lui extorquer des informations, envahir ma résidence et me voler L.Infâme ! Vagabond ! Tu dois être un nazaréen dissimulé amenant jusqu'ici ce jeune voleur !... À la rue ! À la rue !... Filez, dehors !... dehors !...

Fulvius, furieux, leur indiquait la place publique alors que son ami ruiné séchait de copieuses larmes qui coulaient de ses yeux éteints.

Quand la barrière métallique fut fermée par le propriétaire de la maison avec une grande violence, le voyageur désenchanté est retourné sur ses pas d'où il venait...

Devinant sa douleur, le jeune homme l'a étreint avec plus de tendresse comme pour lui assurer qu'il n'était pas seul.

Tout en esquissant de la résignation et de l'humilité sur son visage, le malheureux père de Blandine reconnaissant lui fit observer :

En vérité, maintenant, je n'ai pas d'autre ami que toi mon fils, l'or et la position sociale ont pour habitude de montrer l'amitié, là où l'amitié n'existe pas. Il était impossible que Fulvius ne me reconnaisse pas... Cependant, je ne suis aujourd'hui qu'une ombre au niveau social. J'ai tout perdu... l'argent, la jeunesse, la santé et ma réputation familiale... Sans de tels attributs, je crains que ma propre fille ne me repousse...

Face à cette douloureuse inflexion de voix, le jeune garçon essaya de lui montrer le chemin de l'optimisme et de l'espoir.

Que son père ne s'inquiète pas. Lui, Celse, était jeune et fort. Il travaillerait pour eux deux. Ils ne manqueraient de rien. Quant à trouver un logement pendant quelque temps, il avait sur lui les recommandations de Pudens auprès de l'un de ses vieux amis. Ératus, d'après les informations du bienfaiteur de Lyon, devait vivre dans un endroit tout proche. Si Tatien était d'accord, ils n'auraient pas besoin de faire appel à la protection de la veuve de Galba. Ils vivraient tous deux très simplement. Ils réussiraient à trouver une humble maisonnette où ils pourraient recommencer leur vie. Les relations d'Ennio à Rome pourraient les aider en toute sécurité...

Le père adoptif a approuvé, consolé, expliquant qu'il le suivrait avec le plus grand plaisir, mais il ne pouvait rien dire de définitif, tant qu'il ne se serait pas entretenu avec Lucile pour décider des nouvelles dispositions à prendre.

Il ne serait pas juste de laisser sa fille à l'écart.

Si toutefois il trouvait en elle l'accueil qu'il espérait, ils limiteraient ainsi les caprices de la chance et Celse aurait les maîtres qu'il avait idéalisés dans ses espoirs paternels. Néanmoins, dans l'hypothèse où sa fille se montrerait endurcie et ingrate, ils se rendraient tous deux aux circonstances et recommenceraient leur lutte conformément aux afflictions que le destin leur dictait.

Alors qu'ils parlaient, le jeune homme le guidait tout le long de la route comme s'il fut un vieux coutumier de la voie Ostie.

Désireux d'amoindrir leurs difficultés, le jeune garçon cherchait à le distraire en lui décrivant les beautés du coucher de soleil et tous les aspects intéressants qui surgissaient.

Tatien souriait.

Il avait l'impression de revoir à travers les yeux de sa mémoire le paysage baigné de lumière crépusculaire.

Après un long bout de chemin, ils se sont approchés d'un misérable édifice restauré.

D'après les informations d'Ennio, le jeune garçon fut convaincu qu'ils avaient atteint le domicile d'Éraste.

Mais il avait l'impression qu'il était déjà venu là dans le passé. Les murs humbles, le toit penché vers le sol, la porte rustique, tout lui semblait familier.

C'était la même chaumière que celle de Lysippe d'Alexandrie où Varrus Quint avait rencontré Corvinus pour la première fois. Le vieux Lysippe avait lui aussi connu la palme du martyre et était parti comme tant d'autres à la rencontre du Maître de la Croix, mais la petite construction, bien que passant de chrétien en chrétien, était restée un atelier béni de service à la foi.

Dans le passé, Varrus n'avait pas pu conduire son cher fils aux réunions évangéliques comme il l'aurait souhaité car Cintia exerçait sur lui sa vigilance maternelle... n avait souffert pendant de longues années de la nostalgie et de la flagellation morale, avait traversé le sacrifice et sa propre mort, mais il avait su se résigner et attendre.

Le temps le récompensait de sa constance...

Par la miséricorde du Seigneur, il était revenu à l'existence corporelle, il avait retrouvé le chemin de la chair et l'esprit éternel métamorphosé en Celse Quint, il avait repris la direction de la destinée de Tatien, le poussant vers Jésus, conformément à son ancien idéal...

Presque quarante quatre ans étaient passés depuis que Tatien était venu au monde... et le travail de l'amour continuait, diligent et sublime.

La hutte de Lysippe, tel un point marquant de sa bataille spirituelle, était la même... Simple comme la sérénité inaltérable du Christ et hospitalière comme sa doctrine de lumière...

Extasié, Celse se mit à décrire à l'aveugle la beauté pure de ce nid d'humilité et il le fit avec tant d'émotion que le père adoptif touché supposa avoir trouvé dans cet abri un minuscule palais caché sous les feuillages d'un bois fleuri...

Étrangement heureux, le jeune garçon a frappé à la porte.

Un vieillard au visage calme est venu leur ouvrir.

Le garçon lui fit un signe en silence lui laissant comprendre sa condition d'adepte de l'Évangile et le visage de l'ancien s'est éclairé faisant place à un lumineux sourire.

Il a étreint les arrivants avec des paroles aimables et leur fit un accueil chaleureux.

Et pendant que Celse lui donnait des nouvelles d'Ennio Pudens, Tatien s'est assis sur un vieux banc, se sentant enveloppé d'une tranquillité qu'il n'avait pas ressenù'e depuis bien longtemps.

La brise fraîche, qui pénétrait par les fenêtres, semblait être un message caressant de la

nature.

Deux neveux d'Éraste, Berzelius et Maximin, tous deux sculpteurs, étaient présents dans l'humble pièce et participaient à la conversation.

Le propriétaire de la maison se réjouit à la lecture de la lettre d'Ennio. C'était un compagnon de longue date. Ils se connaissaient depuis l'enfance.

Il se mit à la disposition de Celse et de Tatien en tout ce qui pouvait leur être utile.

Le garçon a alors expliqué que son père et lui avaient besoin d'un abri jusqu'au lendemain quand ils iraient voir une parente qui pourrait peut-être les aider. Ils prétendaient se fixer dans la grande métropole mais ils se sentaient tout naturellement un peu dépaysés.

L'hôte leur a fait servir un léger repas composé de pain, d'huile et de légumes et poursuivit la conversation fraternellement.

Le gendre de Veturius, qui au fond n'avait pas adhéré au christianisme, pour faire plaisir à son fils adoptif écoutait les commentaires en souriant. Il remarqua que Celse manifestait un enthousiaste si inexplicable qu'il n'aurait osé en aucune manière le contrarier. Le vieil homme, les neveux et le garçon se comprenaient avec une telle perfection qu'ils donnaient l'impression d'être de vieilles connaissances se retrouvant en toute intimité.

Maximin et Berzelius, dévoués au culte de la Bonne Nouvelle, faisaient ressortir les difficultés de la vie à Rome. Une nouvelle crise de violence et d'inquiétude était apparue. La défaite de l'empereur Valérien, scandaleusement emprisonné par les Perses, avait provoqué une atmosphère menaçante pour les groupes chrétiens.

Ignace Galien, le fils de l'empereur humilié, était monté au pouvoir. Personnellement, il portait de l'affection pour le christianisme persécuté dont il donna la preuve lors de démonstrations publiques peu après être entré en fonction. Mais face à la sévérité des conflits sociaux, le nouveau régent devait se plier aux désirs des classes dominantes. La force des décrets de 257 et de l'an 258 qui avaient produit des répressions terribles et cruelles au mouvement de l'Évangile, réapparurent avec une grande vigueur. Comme d'habitude, des dirigeants et des autorités attribuaient les désastres politiques de l'Empire à la colère des dieux, révoltés par l'intense prosélytisme chrétien.

La furie des persécuteurs, néanmoins, diminuait à l'égard des familles chrétiennes les plus importantes alors qu'elle s'aggravait vis-à-vis des pauvres et des moins nantis.

Les prisons étaient pleines.

L'amphithéâtre de Vespasien offrait sans cesse des spectacles.

Les anciens et les mentors de l'Église recommandaient surtout aux esclaves et aux plébéiens pauvres d'éviter les rassemblements sur la voie publique.

D'innombrables seigneurs réunis dans l'intention de contrôler l'expansion évangélique, n'hésitaient pas à dénoncer les serviteurs les moins favorisés comme ennemis de l'ordre public, exigeant des représailles et des punitions.

Considérant de probables actions subversives, les tribunaux régurgitaient de magistrats et de démagogues.

D'après l'aristocratie en décadence, les chrétiens qui prêchaient la fraternité étaient considérés responsables de la vague de pensée rénovatrice.

Les fêtes louant Galien dureraient encore pendant un temps indéterminé.

Le gouvernement, à travers ses dignitaires les plus représentatifs, désirant maintenir le peuple impressionné par les victoires de Sapor, promut diverses exhibitions.

En plus des prières publiques devant l'image de Jupiter, des sacrifices d'animaux dans le Capitule, des généreuses distributions d'huile et de blé, des courses électrisantes et des luttes féroces entre gladiateurs renommés, la tuerie de chrétiens les moins nantis au niveau social continuait lors de sinistres spectacles nocturnes.

Les deux voyageurs venant de Gaule ne feraient-ils pas mieux de rester discrets jusqu'à ce que la tempête cesse ?

Face à cette question posée par son hôte et qui planait dans l'air, Tatien a rappelé leur besoin de regagner le centre urbain sans tarder. Il devait se rendre au mont Aventin dans la matinée du lendemain.

Et comme Maximin demandait à Celse Quint son avis, le jeune homme a répondu avec bonne humeur :

— Je ne crains rien. J'ai deux grands amours : Jésus et mon père. Comme je ne prétends pas perdre mon père, j'accepterai volontiers les desseins de Notre Seigneur qui nous a unis. Si nous réalisons nos désirs, nous serons ensemble et, si des souffrances surgissent en chemin, nous ne nous séparerons pas.

Ce commentaire fut accueilli avec le sourire par tout le monde et Tatien, heureux d'avoir trouvé au monde quelqu'un qui l'aime tant, portait sur le visage des signes évidents de réconfort et de satisfaction.

La nuit était tombée et le ciel s'était couvert d'un nombre infini d'étoiles scintillantes.

À la clarté de deux torches, la petite assemblée commenta encore pendant un long moment le laborieux chemin de la Bonne Nouvelle s'arrêtant à des considérations particulières sur les martyrs qui, depuis plus de deux siècles, succombaient au service de l'humanité.

Tatien, silencieux, entendait tout avec discrétion et respect jusqu'à ce que Marcelin offre à ses invités une couche propre et modeste où ils pourraient se reposer.

Le lendemain, tous deux se sont mis en chemin.

Pleins d'espoir, ils ont parcouru la voie Ostie et étaient prêts à entrer dans la ville, quand, à proximité de la pyramide de Cestius, Celse a remarqué un petit tas compact. Deux pauvres femmes avaient été arrêtées sous un énorme tumulte populaire. Des cris : « aux fauves », « aux fauves » partaient de la foule menaçante.

Le jeune garçon a étreint son père comme s'il voulait défendre un trésor et ils ont balayé la foule.

D'informations en informations, ils ont rejoint l'Aventin et ont pris la direction du Temple de Diane, où aux alentours, ils n'eurent pas de difficulté à localiser le magnifique palais de Lucile.

Tatien sentait son cœur palpiter dans sa poitrine tourmentée...

Comment serait-il reçu ? Sa fille s'apitoierait-elle du malheur où le destin l'avait précipité ?

Il rapporta quelques détails de l'aristocratique demeure de Veturius où il avait passé sa jeunesse, et Celse a confirmé ses souvenirs pris de curiosité et d'inquiétude.

Au portail d'entrée, ils furent reçus par l'un des esclaves qui était chargé du jardinage et qui les a conduits dans l'atrium.

Le veuf d'Hélène s'est renseigné concernant les serviteurs qu'il avait connus dans le temps, mais ses attaches affectives du passé avaient disparu.

Il a sollicité la présence de la maîtresse de maison mais après quelques instants d'attente, un majordome irréprochable est venu les informer que Lucile prenait un cours de ballets importants, et que pour cette raison, elle ne recevait pas de visites.

Alors Tatien a insisté.

Il s'est reporté à sa condition de père et il a nommé des membres de sa famille qui obligèrent son interlocuteur à reconsidérer cette réception négligente.

L'employé est retourné à l'intérieur de la maison et, après quelques minutes, Lucile est apparue en compagnie du tribun Caius Percilianus, un peu pâle, mais avec une expression évidente d'ironie et d'indifférence sur son visage fardé de cosmétiques.

Celse a remarqué les sarcasmes qui irradiaient de son expression et il eut peur.

Ce ne pouvait être la femme qu'ils cherchaient.

Lucile était le portrait de la cruauté féminine couverte d'impudence.

Comprimant les muscles de sa face, elle a fixé l'aveugle, enlaça son amant d'un geste félin et dit sur un ton moqueur :

Et bien alors, voilà que d'illustres parents me rendent visite ?

Rien qu'à l'entendre, son père put apprécier combien elle avait dû changer pour lui adresser la parole avec tant de malice dans la voix.

Même ainsi, il fit l'effort sacrificiel de s'identifier et la supplia pris d'émotion :

Ma fille !... ma fille !... je suis ton père !... je suis aveugle ! Je fais appel à ta protection comme un naufragé !...

Elle, pourtant, n'a pas noté la douleur qu'exprimaient ces paroles suppliantes. Elle a émis un éclat de rire glacial et dit à son compagnon :

Caius, si je ne savais pas que mon père est mort, alors je me tromperais.

Non, Lucile ! Je ne suis pas mort ! Ne me méconnais pas ! ... — s'est écrié son père angoissé — Je suis seul à présent ! Ne m'abandonne pas !... Aide-moi en mémoire de Blandine qui est déjà partie, elle aussi !... Je suis venu de Lyon à ta rencontre... J'ai beaucoup souffert ! Accueille-moi par pitié ! Pour l'amour des dieux, par dévouement pour Cybèle qui a toujours été la marraine de notre maison !...

La veuve de Galba ne s'est pas trahie.

Avec une incroyable dureté de cœur, elle dit au tribun intrigué :

Ce vieillard doit être un fou venant de la terre où je suis née. Blandine était vraiment ma sœur, elle repose parmi les immortels d'après les nouvelles que nous avons reçues il y a quelque temps.

Et sur un ton expressif, elle a poursuivi :

Mon père est mort à Baies, à l'heure où j'ai eu le malheur de perdre ma mère.

L'aveugle s'est alors agenouillé et l'a suppliée :

Ma fille, fuis l'injustice et la méchanceté !... Au nom de nos ancêtres, réveille ta conscience ! Ne permets pas que l'argent et les plaisirs anesthésient tes sentiments !...

Exaspérée, Lucile lui a coupé la parole en appelant un esclave tout proche :

Croton ! Dépêche-toi ! Amène le chien de garde !... Expulse d'ici ces voleurs gaulois !...

Immédiatement, un molosse sauvage est apparu, féroce.

Il s'est précipité sur Celse Quint qui étreignait Tatien cherchant à le protéger, mais quand de petites blessures apparurent ensanglantant le bras du jeune garçon, gêné, Percilianus est intervenu renvoyant la bête.

Regardant les visiteurs qui se retiraient la tête basse, le jeune homme a murmuré aux oreilles de son amante :

Chérie, ne transformons pas ceci en un tribunal. Procédons avec sagesse. Cette belle demeure n'est pas faite pour répondre aux désagréments de la justice. Sois tranquille, si ces vagabonds connaissent ta famille, ils peuvent vraiment menacer notre bonheur. Ils seront corrigés avec le temps...

Et les saluant, il a ajouté :

Ils seront arrêtés. L'amphithéâtre, lors des grandes fêtes, est notre machine d'épuration.

Lucile a souri avec l'expression d'une chatte reconnaissante et Caius se mit à les raccompagner.

Tatien, surpris et indigné, n'avait pas de larmes pour pleurer. Un désir vain de vengeance aveuglait sa pensée. L'amour qu'il consacrait encore à son aînée s'était soudainement transformé en une haine vorace. S'il l'avait pu — pensait-il —, il aurait tué sa propre fille, croyant que c'était bien là le seul recours pour quelqu'un qui, comme lui, avait aidé à produire un tel monstre.

Mais pendant qu'ils marchaient, Celse lui caressait la tête et l'induisait au calme et au pardon. Ils retourneraient chez Marcelin. Ils recommenceraient la lutte d'une autre manière.

L'écoutant, peu à peu, le malheureux patricien s'est calmé et s'est souvenu du jour où lui-même avait ordonné de lâcher un chien sauvage sur son propre père qui lui rendait gentiment visite.

Dans l'écho de sa mémoire, il entendait encore les cris de Silvain demandant de l'aide et dans une vision profonde comme si sa rétine fonctionnait maintenant de l'intérieur, il revoyait la physionomie angoissée de Varrus Quint qui implorait sa compréhension et sa pitié, en vain.

Le retour au passé lui faisait mal au cœur...

Contrarié, il enregistrait les paroles de Celse qui l'incitait à la bonté et à l'oubli du mal, admettant être sous le joug de la justice céleste et finalement soulagea l'oppression de son âme en éclatant en sanglots.

Cependant, les souvenirs du passé le modifiaient en son for intérieur. Quelque chose se rénovait dans son monde mental.

À sa propre surprise, il est passé de la haine à la commisération.

Il reconnut que Lucile, tout comme lui dans sa jeunesse, portait des sentiments intoxiqués par de sinistres illusions.

Pauvre fille ! — réfléchissait-il amer — qui lui servira d'instrument à la douleur nécessaire de l'avenir ?

Surveillés par l'astucieux Percilianus, se soutenant l'un à l'autre, ils avançaient tous les deux attristés. Mais quand ils furent suffisamment éloignés du voisinage de la résidence, demandant le secours de prétoriens sur la voie publique, le tribun les dénonça comme chrétiens récidivistes et comme voleurs invétérés, assurant qu'ils avaient attaqué son domicile.

Pris par surprise, Tatien et le garçon furent interpellés sans la moindre considération.

Essayant de rétablir la vérité, l'aveugle a levé dignement la tête et a déclaré :

Gardes, je proteste ! Je suis un citoyen romain.

L'un des suppôts de Caius a éclaté de rire et lui fit remarquer :

Quel précieux comédien pour le théâtre ! Il représenterait admirablement le rôle d'un patricien rabaissé.

Malgré les protestations énergiques du gendre de Veturius méconnaissable, rien n'y fit.

Quelques instants plus tard, une foule grossière et paresseuse les entourait. Des paroles ironiques et impropres étaient vociférées à tout vent.

Humiliés et muets, le corps fatigué et douloureux, Tatien et Celse furent emprisonnés dans un vieux souterrain de l'Esquilin rempli d'esclaves chrétiens et de mendiants malheureux considérés comme des renégats de la société.

Pour Tatien, qui avait les yeux plongés dans la nuit noire, le décor n'avait pas vraiment changé, mais Celse, qui s'accrochait fermement à sa foi, pouvait vérifier, consterné, toute l'angoisse de ces cœurs relégués au labyrinthe des prisons, évaluant toute l'extension de leurs propres souffrances.

Ici et là, des vieillards allongés gémissaient péniblement, des hommes dans un état sordide s'appuyaient à des murs noirâtres couvrant leur visage de leurs mains, des femmes en lambeaux étreignalent des enfants à demi-morts...

Mais par-dessus tous les gémissements se confondant à l'odeur abjecte, des cantiques en sourdine s'élevaient, harmonieux.

Les chrétiens remerciaient Dieu de la grâce de la douleur et de la flagellation, se réjouissant de la victoire de la souffrance.

Celse trouva un doux enchantement dans ces hymnes, et Tatien, entre la révolte et le tourment moral, se demandait quel miraculeux pouvoir détenait le prophète galiléen pour maintenir, au-delà du temps qui passe, la fidélité de milliers de créatures qui le louaient en plein malheur oubliant toute leur misère, leurs afflictions, allant même jusqu'à la mort...

Deux gardes corpulents, pourvus de lanternes et d'arquebuses les conduisirent dans une cellule tout en parlant sur un ton animé.

Heureusement, tous les prisonniers seront éliminés demain — informait l'un d'eux — ; la fièvre maligne est réapparue. Nous avons eu aujourd'hui trente morts !

Je sais — a murmuré l'autre —, les fossoyeurs sont alarmés.

Et, sarcastique, il a souligné :

J'admets que même les fauves refusent tant de pestilence.

Les autorités agissent avec sagesse — a dit l'interlocuteur — ; le spectacle, comme tu le sais, comportera quelques animaux africains, néanmoins, pour que le peuple ne soit pas trop impressionné par les impotents, nous aurons des poteaux et des croix où les invalides seront utilisés comme torches vivantes.

Tatien, désespéré, voulut encore manifester une dernière réaction.

Soldats — a-t-il clamé dignement —, n'y a-t-il pas de juges à Rome ? Est-il possible d'arrêter des citoyens sans juste motif et de les condamner sans examiner leur cas ?

L'un des soldats a immédiatement répondu à sa question en le poussant violemment, les jetant finalement, dans une cellule étroite et humide.

Celse Quint aidé par les faibles rayons de lumière qui venaient de galeries lointaines, a ramassé quelques chiffons qui se trouvaient par terre et, en guise de lit, a supplié son père adoptif de se reposer un peu.

Quelques instants après, un geôlier aux traits sauvages apportait la ration du jour, quelques morceaux de pain noir et de l'eau polluée que le garçon assoiffé a bu à grandes gorgées.

Ils ont longuement parlé tous les deux, alors que Celse se reportait aux impératifs de la résignation et de la patience et que l'aveugle l'écoutait, affecté, comme s'il devait boire le fiel de la plus vive injustice, sans droit à la moindre réaction.

Beaucoup plus tard, quand ils ont jugé que la nuit était là, ils se sont endormis enlacés l'un contre l'autre, marqués par d'inquiétantes perspectives...

Mais le lendemain, Celse s'est éveillé fébrile.

Il avait des douleurs dans tout le corps, il avait soif et il était fatigué.

Tatien, angoissé, a fait appel au geôlier, lui demandant un remède adéquat, mais il n'a obtenu que de l'eau boueuse que le garçon a avalée avec empressement.

Le fils de Varrus, l'âme affligée, a promené sa pensée dans le temps, se souvenant de leur maison bienheureuse et des beaux jours, réfléchissant alors plus intensément aux dures épreuves qui avaient puni ses chers parents. Comment son père avait-il pu survivre pendant tant d'années affrontant les tempêtes morales qui s'étaient abattues sur sa destinée ?

Il ressentit d'immenses remords face aux jours qu'il avait perdus, passés à sublimer l'autel mensonger de la vanité...

Comment avait-il pu se croire supérieur aux autres hommes ?

Il réfléchit alors au martyre de tous ceux qui comme lui étaient retenus dans ces souterrains infects, étranglés par la persécution qu'ils ne méritaient pas...

Et même s'il ne pouvait accepter le christianisme, pourquoi ne s'était-il pas décidé à pénétrer les malheureux paysages de la misère de son temps ? Combien d'esclaves avait-il vus, supportant d'affreuses afflictions auprès de leurs enfants malades ou presque morts ? Combien de fois avait-il prononcé des ordres iniques, tyrannisant des souffrants attachés aux travaux agricoles ? Il eut l'impression que de vieux serviteurs se levaient dans son esprit et riaient maintenant de sa douleur...

La respiration haletante de Celse l'inquiétait.

Pourquoi la fièvre épargnait-elle son corps, préférant son fils cher à son cœur ? Pourquoi n'était-il pas né, lui Tatien, parmi les esclaves miséreux ? La servitude lui aurait été un baume.

Il se serait trouvé alors exempté des terrifiants souvenirs qui affligeaient sa conscience.

Des larmes jaillissant de ses yeux, il caressait Celse, le réconfortant...

Quelques heures ont passé, marquées par l'attente et la torture mentale quand tous les prisonniers ont reçu l'ordre de bouger.

Les grilles ouvertes, ils sont sortis en petit groupe sous les cris des gardes qui crachaient des menaces et des insultes. Les plus forts étaient menottes portant de larges blessures aux poignets, mais pour la plupart il s'agissait de malades fatigués, de femmes sous- alimentées, d'enfants squelettiques et de vieux tremblants.

Même ainsi, tous les prisonniers souriaient, contents... C'est qu'ils retournaient au soleil et à l'air pur de la nature. Le vent frais de la voie publique les ranima...

Celse sentit alors une fabuleuse sensation d'énergies le raviver. Il retrouva sa bonne humeur et guidait son père avec sa tendresse de toujours. Influencé par le sublime espoir qui transparaissait du visage de tous les compagnons, il révéla à l'aveugle la joie rayonnante et générale qui régnait.

Personne n'ignorait ce qui les attendait.

Ils savaient que tel un troupeau acheminé à l'abattoir, ils ne devaient s'attendre à rien d'autre qu'à l'extrême sacrifice. Mais révélant leur certitude en une vie plus élevée, les chrétiens avançaient calmement la tête haute, l'humilité et le pardon s'exprimaient sur leur visage ; vision si étrange face aux paroles narquoises des soldats, véritables bouchers endurcis dans l'antre de la mort.

Après la marche forcée, ils se sont approchés de l'amphithéâtre où l'immonde enceinte les attendait pour le spectacle nocturne.

Ébloui, Celse a balayé l'Amphithéâtre Flavien24 du regard qui s'érigeait imposant après la précieuse restauration réalisée à la demande d'Alexandre Sévère.

(24) N.T. : Le Colisée ou Amphithéâtre Flavien

La façade sur quatre niveaux présentait sur les trois premiers niveaux des demi- colonnes doriques, ioniques et corinthiennes entre lesquelles s'ouvraient des arcades qui abritaient sur les deux étages intermédiaires des statues de toute beauté. Ce monument architectural était emprunt d'une austère grandeur.

Des voitures somptueuses, des litières, des quadriges et des biges encerclaient le bâtiment.

Quiconque observant fortuitement un tel colosse qui pourrait immortaliser la gloire d'une race, n'aurait pu soupçonner que là, un grand peuple y cultivait l'oisiveté et l'orgie, la brutalité et la mort.

Un tribun à la physionomie exécrable lut quelques lignes proclamant la sentence des condamnés du jour, alors que des prétoriens au cœur endurci menaçaient les vieillards qui avançaient trop lentement en direction du supplice.

Les partisans de l'Évangile, néanmoins, semblaient extrêmement lointains du tableau qui inspirait la révolte et la souffrance.

Des hommes en lambeaux s'étreignaient heureux et des femmes décharnées embrassaient leurs enfants avec l'enthousiasme de ceux qui vont à la rencontre du bonheur parfait.

Ils n'avaient pas pu chanter sur le parcours qui allait du cachot à l'amphithéâtre, mais dès qu'ils se sont retrouvés tous ensemble dans une énorme cellule d'où ils devaient marcher vers la mort, ils ont entonné des hosannas au Christ avec la joie des créatures élues pour la splendeur du triomphe suprême où ils recevraient la couronne de l'immortalité.

Venant d'autres prisons arrivèrent de nouveaux contingents. Et parmi les derniers arrivants, Celse, heureux, a découvert Éraste Marcelin.

L'ami d'Ennio avait été fait prisonnier dans la nuit de la veille alors qu'il écoutait l'Évangile au cimetière de Calliste.

Ces retrouvailles furent une véritable bénédiction.

Même Tatien, qui restait circonspect et angoissé, a ressenti soudain un certain réconfort.

L'ancien de la voie Ostie disait, plein d'un bonheur qui s'exprimait dans ses yeux, qu'il avait été retenu dans un cachot et réaffirmait sa reconnaissance au ciel pour la grâce de lui avoir permis de recevoir la victoire spirituelle par le martyre.

Face à la curiosité joyeuse de tous ceux qui l'entouraient, il exhiba un petit fragment d'un rouleau usé et lut les belles paroles de la première lettre de l'apôtre Paul aux Thessaloniciens :

« Réjouissez-vous toujours » !

De bonne humeur, il a dit satisfait :

Mes frères, durant mon existence de presque de quatre-vingts ans, ce morceau d'écritures sacrées est tout ce qu'il me reste...

Et il a ajouté :

Réjouissons-nous !... Celui qui vit dans l'Évangile, trouve la divine joie... Parmi les millions d'appelés de ce siècle, nous avons été choisis ! Louons la gloire de mourir comme l'huile de la mèche qui brûle pour que la lumière brille ! Les arbres les plus nobles sont réservés à la formation du verger, le marbre le plus pur est destiné par l'artiste au chef- d'œuvre!...

L'âme prise d'extase, il fit observer :

Les grains les plus sains de la foi vivante se transforment dans les crocs des fauves en une blanche farine pour que le pain de la grâce ne manque pas sur la table des créatures !... Que l'espoir grandisse en nous car il est écrit : « Soit fidèle jusqu'à la mort et je te donnerai la couronne de la vie. »25

(25) Apocalypse, chapitre 2, verset 10. (Note de l'auteur spirituel)

Ces remarques provoquèrent une radieuse éclosion de bonheur sur tous les visages.

L'assemblée en lambeaux extatique semblait prise d'un infini bonheur.

Éraste, suscitant la ferveur de Celse avec ses paroles d'encouragement, leva la voix, s'associant aux cantiques d'allégresse.

Tatien, silencieux, se demandait pourquoi il avait été amené au témoignage des chrétiens, car en vérité, il n'avait jamais épousé ces principes...

Quel irrésistible destin l'entrainait-il, ainsi, vers ce Christ qu'il avait toujours fui délibérément ? Pourquoi était-il lié aux « galiléens » d'une telle manière qu'il ne lui restait pas d'autre alternative que de communier avec eux dans leur sacrifice ? Par quelle décision des immortels s'était-il pris d'une telle affection pour Celse Quint qui au fond n'était qu'un jeune à l'origine anonyme, et dont il s'était épris au point de l'aimer comme son propre fils ?

Concentré, il ressassait le passé, cherchant et cherchant encore...

Cependant, il ne disposait plus de beaucoup de temps pour un monologue mental.

Dehors, la foule s'amassait.

La nuit approchait froide et sans nuages.

Les hurlements commençaient dans la cavea monumentale de l'édifice résonnant dans les fondations

Au fur et à mesure qu'il faisait de plus en plus en plus sombre, la rumeur du mouvement populaire grandissait.

Graduellement s'élevait le tumulte de la masse qui, se mariant avec la musique des luths, des timbales et des tambourins, provoquait maintenant un bruit assourdissant.

Les prisonniers, qui ne devaient apparaître dans l'arène qu'à la fin du spectacle, priaient et chantaient, alors que certains parmi eux plus éclairés, attiraient l'attention des auditeurs avec des exhortations impressionnantes et encourageantes rappelant la gloire de Jésus crucifié et l'exemple des martyrs dans la foi.

Après différents jeux pendant lesquels plusieurs combattants perdirent la vie, vint ensuite le spectacle de danses exotiques, puis le décor fut modifié.

Des poteaux et des croix enduites de substances résineuses furent élevés devant presque cent mille spectateurs en délire.

Les chrétiens malades furent séparés de ceux qui pouvaient prendre part aux exhibitions libres de leurs mouvements et, parmi eux, Celse Quint à l'aspect souffrant fut violemment arraché aux mains paternelles.

D'un regard confiant, le jeune homme a demandé à Éraste de guider Tatien jusqu'au poteau où il serait attaché, et alors qu'un flot des larmes glissaient sur le visage du fils de Varrus, le garçon intrépide lui a recommandé :

— Courage, mon père ! Nous serons ensemble... La mort n'existe pas et Jésus règne pour toujours !...

Après de lourdes minutes d'attente, les prisonniers furent acheminés vers l'arène en fête, mais comme si un étrange pouvoir céleste vibrait dans les cordes de leur âme, ils louaient le Seigneur qui les attendait au ciel.

Des hommes au visage hirsute et des vieux chancelants, blessés et mendiants, des anciens auréolés de cheveux blancs et des femmes dont la maternité se révélait exubérante, des jeunes et des enfants au visage souriant chantaient, heureux, fermement convaincus du sermon prometteur des bienheureux.

Se soutenant à l'épaule fragile d'Éraste, Tatien remarquait en lui même une rénovation inattendue et sublime.

Ces âmes lacérées par l'injustice du monde n'adoraient réellement pas des dieux en

pierre.

Pour inspirer une telle épopée d'amour et de résignation, d'espoir et de bonheur face à la mort, Jésus devait être l'Envoyé Céleste qui régnait souverainement dans les cœurs.

L'âme se trouvait plongée dans une mystérieuse joie...

Oui, finalement il reconnut dans ces instants suprêmes que, tel un orage long et fort, le temps était passé sur sa vie, détruisant les idoles mensongères de l'orgueil et de la vanité, de l'ignorance et de l'illusion...

La tempête de souffrances avait laissé ses mains vides.

Il avait tout perdi.. Il était seul.

Mais dans ces courts instants, il avait trouvé la seule réalité digne d'être vécue — le Christ, comme un idéal d'humanité supérieure vers qui il devait aller et devait atteindre...

Il s'est souvenu de Blandine, de Basil et de LMa, gardant l'impression au fond de son cœur que tous trois se trouvaient là, lui tendant les bras avec des sourires de lumière.

Il s'est rappelé Varrus Quint avec une indicible affection.

Retrouverait-il son géniteur au-delà de la mort ?

Il n'avait jamais ressenti une telle nostalgie de son père et le temps d'un court instant... il aurait tout donné pour le revoir et pour lui affirmer avec toute sa tendresse qu'à cet instant de la mort, sa vie n'avait vraiment pas été vaine !...

Il pleurait, oui ! Mais pour la première fois, il pleurait de compréhension et reconnaissance, d'émotion et de joie...

Il s'est souvenu de ceux qui avaient blessé son cœur pendant sa vie, et comme s'il se réconciliait avec lui-même, à tous il envoya des pensées d'une paix jubilante ...

Les quelques pas sur le chemin rédempteur, parcourus sur quelques mètres étaient, cependant, accomplis...

Se soutenant à Marcelin, il a entendu les cris sauvages des spectateurs qui se serraient sur les sièges des podiums et des ménianes, dans les galeries, sur les plates-formes, dans les vomitoires et sur les marches des escaliers.

Des milliers et des milliers de voix exigeaient en chœur bestialement :

Les fauves ! Les fauves !...

Cependant, intimement transformé, Tatien souriait...

Après avoir rapidement balayé du regard l'enceinte, Éraste trouva le poteau où Celse avait été attaché pour le sacrifice, il accomplit sa promesse rapprochant le père et le fils pour l'instant suprême.

Mon fils ! Mon fils !... — sanglotait Tatien, heureux, tâtonnant le corps de Celse dont les mains de chair ne pouvaient plus le caresser —j'ai senti le pouvoir du Christ en moi!... maintenant, moi aussi je suis chrétien !...

Exultant de contentement intérieur pour avoir atteint la réalisation du plus grand et du plus beau rêve de sa vie, Celse s'est écrié :

Que des louanges soient entonnées à Dieu, mon père ! Vive Jésus !...

À ce même instant, des soldats ivres ont mis le feu aux rondins de bois qui se sont facilement enflammés.

Des gémissements, des appels discrets, des demandes d'aide et des prières étouffées montant de toutes parts se firent entendre parmi les flammes grandissantes qui, aux crépitements du bois se multipliaient dans l'air comme des serpents inquiets proclamant la victoire de l'iniquité, alors que des lions, des panthères et des taureaux sauvages pénétraient dans la grande arène, stimulant la fureur de la foule assoiffée de sensation et de sang.

Agenouillé devant Celse Quint qui le regardait en extase, l'aveugle a compris que la fin était proche et a supplié :

Mon fils, apprends-moi à prier !...

Les flammes, néanmoins, gagnaient le corps du jeune garçon qui se tordait.

Et tout en réprimant sa propre douleur, Celse dit, calme, baigné de paix :

Mon père, faisons la prière de Jésus que Blandine aimait à prononcer !... Notre Père qui êtes aux deux... prions à voix haute...

Les fauves affamés engloutissaient les corps et déchiraient les viscères humains, ici et là, mais comme s'il vivait maintenant rien que pour la foi qui l'illuminait à cette dernière heure, Tatien agenouillé répétait cette émouvante prière :

Notre Père qui es aux deux, que ton Nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre nous du mal, car ceci est ton Règne, ta Puissance et ta Gloire pour des siècles et des siècles. Ainsi soit-il.

Le Romain converti n'entendit plus les paroles de son fils.

La tête de Celse se renversa en avant désarticulée...

Tatien allait lever la voix quand des pattes le tirèrent irrésistiblement sur le sable argenté de l'arène.

Son cerveau s'est troublé, puis après un choc soudain, comme si le Christ envoyait une clarté miraculeuse à ses pupilles éteintes, il a récupéré la vision et s'est vu à côté de sonpropre corps qui gisait immobile dans une flaque de sable ensanglanté.

Il a cherché Celse Quint, mais, oh ! Divin bonheur !... Il vit que du poteau de martyre émergeait non pas son fils adoptif mais son propre père, Varrus Quint qui lui tendait les bras en murmurant :

— Tatien, mon fils, maintenant nous pourrons travailler en louant Jésus pour toujours!...

Éblouit, il remarqua que les âmes des héros abandonnaient leurs restes enveloppés par des tuniques de lumière portées par des entités qui ressemblaient davantage à de beaux archanges aériens.

Il a embrassé les mains paternelles comme s'il assouvissait un désir profond dont il avait terriblement souffert et voulut dire quelque chose, quand Blandine, Basil, Livia et Rufus sont apparus, chantant des hymnes de joie au groupe d'Esprits bienheureux que formaient Corvinus, Lucain, Hortense, Silvain et bien d'autres braves de la foi, qui lui adressaient tous des sourires de confiance et d'amour !

Par-dessus la masse noire de l'amphithéâtre, perçant les ténèbres, des centaines d'âmes rayonnantes tenaient des étendards liliaux où brillait ce salut émouvant et sublime :

Ave, Christ ! Ceux qui vont vivre pour l'éternité te glorifient et te saluent !

*****

Un éblouissant chemin s'est ouvert dans les ci eux...

Ivre de joie, Varrus Quint retenait son fils contre sa poitrine et entouré par la grande assemblée d'amis, il s'est avancé vers les cieux comme un combattant victorieux qui réussit à soustraire du bourbier de l'ombre un diamant épuré par les douleurs de la vie, pour le faire briller en pleine lumière.

*****

Dans le bas, la cruauté criait de réjouissance.

La foule délirait à la vision des corps incendiés, au sinistre banquet du carnage et de la mort, mais au loin, dans le firmament infini dont la paix dessinait l'amour inaltérable de Dieu, les étoiles étincelaient montrant aux hommes de bonne volonté un glorieux avenir...


Francisco Candido Xavier

(2 avril 1910 - 30 juin 2002),

Francisco Candido Xavier (2 avril 1910 - 30 juin 2002), alias Chico Xavier, est le médium brésilien le plus célèbre2 et le plus prolifique du XXesiècle. Sous l'influence des « Esprits », il produisit plus de quatre cent livres de sagesse et de spiritualité, dont une centaine édités dans plusieurs langues. Il popularisa grandement la doctrine spirite au Brésil. Chico Xavier reçu d'innombrables hommages tant du peuple que des organismes publics3. En 1981, le Brésil proposa officiellement Chico Xavier comme candidat au Prix Nobel de la paix. En 2000, il fut élu le « Minéro du XXe siècle », à la suite d'un sondage auprès de la population de l'état fédéré brésilien où il résidait4. Après sa mort, les députés de l'assemblée nationale brésilienne ont officiellement reconnu son rôle dans le développement spirituel du pays5.

Enfance

Francisco Cândido Xavier est né le 2 avril 1910 dans la municipalité de Pedro Leopoldo, dans l'État du Minas Gerais (Brésil). La famille compte neuf enfants, ses parents, tous deux analphabètes, sont vendeurs de billets de loterie pour son père et blanchisseuse pour sa mère. Il raconte que c'est après avoir perdu sa mère, à l'âge de cinq ans, qu'il commence à entendre des voix. Il travaille dès neuf ans, comme tisserand, tout en continuant l'école primaire. À douze ans, il rédige en classe une rédaction remarquable et explique à sa maîtresse que ce texte lui a été dicté par un Esprit qui se tenait près de lui. À la suite de la guérison de l'une de ses sœurs qui souffrait d'obsession, Chico ainsi que toute sa famille adhère aux théories du spiritisme.


Centre spirite 'Luis Gonzala', à pedro leopoldo, en 2008

Chico Xavier étudie la doctrine spirite et fonde le centre spirite « Luiz Gonzaga », le 21 juin 1927. Il s'investit dans son activité de médium et développe ses capacités en psychographie. Il affirme voir, en 1931. son « mentor » spirituel sous la forme d'un Esprit prénommé Emmanuel. Guidé par cet être invisible, Chico publie son premier livre en juillet 1932 : Le Parnasse d'oulre-tombë1, recueil de 60 poèmes attribués à neuf poètes brésiliens, quatre portugais et un anonyme, tous disparus. Cet ouvrage de haute poésie, produit par un modeste caissier, qui le signe du nom d'auteurs décédés provoque l'étonnement général. Le journal O Globo, de Rio dépêche l'un de ses rédacteurs, non spirite, assister pendant plusieurs semaines aux réunions du groupe spirite du centre Luiz Gonzaga. Il s'ensuit une série de reportages qui popularisent le spiritisme au Brésil.

Une vie de médium

À partir de sa première publication, Chico Xavier ne cesse d'écrire des poèmes, des romans, des recueils de pensées, des ouvrages de morale ou des traités de technique spirite. Bon nombre de ces publications deviennent des succès de librairie, dont la plus vendue reste Nosso Lar, la vie dans le monde spirituel, diffusée à plus de 1,3 million d'exemplaires . Beaucoup sont traduites en anglais, français et espagnol. La totalité des droits d'auteur reviennent à des œuvres de charité, Chico ne vivant que de son maigre salaire d'employé au ministère de l'agriculture. À partir de 1957, Chico Xavier s'installe àUberabaqui devient un lieu de rassemblement pour les spirites du monde entier. Il y décède le 30 juin 2002, sans jamais varier d'explications à propos de l'origine de sa production littéraire phénoménale. Sous son impulsion, le Brésil est devenu la patrie d'adoption du spiritisme : il y compterait 20 millions de sympathisants dont 2,3 millions de pratiquants, ce qui en ferait la troisième religion du pays.

De son vivant, Chico Xavier fut le citoyen d'honneur de plus d'une centaine de villes, dont Sâo Paulo. En 1980, un gigantesque mouvement national se constitua afin qu'il obtienne le Prix Nobel de la paix, l'année suivante. Dans tous les États du Brésil des comités de soutien se formèrent, des centaines de municipalités, des Assemblées législatives de la plupart des États, des parlementaires de Brasilia, dont Tancredo Neves alors Président du Parti Populaire au Sénat, appuyèrent sa candidature .En 1981, plus de 10 millions de Brésiliens signèrent une pétition en faveur de l'attribution de la prestigieuse distinction à Chico Xavier. La même année, le député José Freitas Nobre transmit lui-même au comité de Stockholm un dossier constitué de plus de 100 kg de documents, afin d'appuyer la candidature du médium . Chico

Xavier ne reçut pas le prix Nobel, mais devint une figure emblématique du Brésil. Aujourd'hui, des dizaines de villes au Brésil possèdent une rue Chico-Xavier . La vie de ce médium a servi de base au film "Chico Xavier" produit par Columbia Pictures en 2010.

Principaux livres produits par Chico Xavier

Chico fut un écrivain très prolifique : 451 livres lui sont attribués, dont 39 édités après sa mortâ. Comme tous les médiums, Chico Xavier ne prétendait pas être l'auteur des livres, mais uniquement l'instrument utilisé par les esprits pour se manifester et transmettre leurs enseignements. C'est la raison pour laquelle, le nom d'un Esprit est associé à chaque livre.

Listes des ouvrages en brésilien à suivre

Xavier

Candido Franscisco

437 Livres

1.

...E O Amor Continua

Alv.

Esp. Diversos

1983

2.

A Caminho Da Luz

Feb

Emmanuel

1938

3.

À Luz Da Oraçâo

Clarim

Esp. Diversos

1969

4.

A Morte É Simples Mudança

Madras

Flavio Mussa Tavares

2005

5.

A Ponte

Fergs

Emmanuel

1983

6.

A Semente De Mostarda

Geem

Emmanuel

1990

7.

A Terra E O Semeador

Ide

Emmanuel

1975

8.

A Verdade Responde

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1990

9.

A Vida Conta

Ceu

Maria Dolores

1980

10.

A Vida Escreve

Feb

Hilario Silva

1960

11.

A Vida Fala I

Feb

Neio Lucio

1973

12.

A Vida Fala Ii

Feb

Neio Lucio

1973

13.

A Vida Fala Iii

Feb

Neio Lucio

1973

14.

A Volta

Ide

Esp. Diversos

1993

15.

Abençoa Sempre

Geem

Esp. Diversos

1993

16.

Abençoando Nosso Brasil

Pinti

Esp. Diversos

2007

17.

Abrigo

Ide

Emmanuel

1986

18.

Açâo E Caminho

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1987

19.

Açâo E Reaçâo

Feb

André Luiz

1957

20.

Açâo, Vida E Luz

Ceu

Esp. Diversos

1991

21.

Aceitaçâo E Vida

Uem

Margarida Soares

1989

22.

Adeus Solidâo

Geem

Esp. Diversos

1982

23.

Agência De Noticias

Geem

Jair Presente

1986

24.

Agenda Cristâ

Feb

André Luiz

1948

25.

Agenda De Luz

Ideal

Esp. Diversos

1998

26.

Agora É O Tempo

Ideal

Emmanuel

1984

27.

Algo Mais

Ideal

Emmanuel

1980

28.

Alma Do Povo

Ceu

Cornélio Pires

1996

29.

Alma E Coraçâo

Pens

Emmanuel

1969

30.

Alma E Luz

Ide

Emmanuel

1990

31.

Alma E Vida

Ceu

Maria Dolores

1984

32.

Almas Em Desfile

Feb

Hilario Silva

1961

33.

Alvorada Cristâ

Feb

Neio Lucio

1948

34.

Alvorada Do Reino

Ideal

Emmanuel

1988

35.

Amanhece

Geem

Esp. Diversos

1976

36.

Amigo

Ceu

Emmanuel

1979

37.

Amizade

Ideal

Meimei

1977

38.

Amor E Luz

Ideal

Emmanuel/Esp. Diversos

1977

39.

Amor E Saudade

Ideal

Esp. Diversos

1985

40.

Amor E Verdade

Ideal

Esp. Diversos

2000

41.

Amor Sem Adeus

Ide

Walter Perrone

1978

42.

Anotaçoes Da Mediunidade

Ceu

Emmanuel

1995


43.

Ante O Futuro

Ideal

Esp. Diversos

1990

44.

Antenas De Luz

Ide

Laurinho

1983

45.

Antologia Da Amizade

Ceu

Emmanuel

1995

46.

Antologia Da Caridade

Ideal

Esp. Diversos

1995

47.

Antologia Da Criança

Ideal

Esp. Diversos

1979

48.

Antologia Da Esperança

Ceu

Esp. Diversos

1995

49.

Antologia Da Espiritualidade

Feb

Maria Dolores

1971

50.

Antologia Da Juventude

Geem

Esp. Diversos

1995

51.

Antologia Da Paz

Geem

Esp. Diversos

1994

52.

Antologia Do Caminho

Ideal

Esp. Diversos

1996

53.

Antologia Dos Imortais

Feb

Esp. Diversos

1963

54.

Antologia Mediùnica Do Natal

Feb

Esp. Diversos

1967

Aos Probl. Do Mundo

Feesp

Esp. Diversos

1972

55.

Apelos Cristâos

Uem

Bezerra De Menezes

1986

56.

Apostilas Da Vida

Ide

André Luiz

1986

57.

As Palavras Cantam

Ceu

Carlos Augusto

1993

58.

Assembléia De Luz

Geem

Esp. Diversos

1988

59.

Assim Venceras

Ideal

Emmanuel

1978

60.

Assuntos Da Vida E Da Morte

Geem

Esp. Diversos

1991

61.

Astronautas No Além

Geem

Esp. Diversos

1974

62.

Atençâo

Ide

Emmanuel

1981

63.

Através Do Tempo

Lake

Esp. Diversos

1972

64.

Augusto Vive

Geem

Augusto Cezar Netto

1981

65.

Aulas Da Vida

Ideal

Esp. Diversos

1981

66.

Auta De Souza

Ide

Auta De Souza

1976

67.

Ave, Cristo!

Feb

Emmanuel

1953

68.

Bastâo De Arrimo

Uem

Willian

1984

69.

Baù De Casos

Ideal

Cornélio Pires

1977

70.

Bazar Da Vida

Geem

Jair Presente

1985

71.

Bênçâo De Paz

Geem

Emmanuel

1971

72.

Bênçâos De Amor

Ceu

Esp. Diversos

1993

73.

Bezerra, Chico E Você

Geem

Bezerra De Menezes

1973

74.

Boa Nova

Feb

Humberto De Campos

1941

75.

Brasil, Coraçâo Do Mundo,

76.

Brilhe Vossa Luz

Ide

Esp. Diversos

1987

77.

Busca E Acharas

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1976

78.

Calendario Esplrita

Feesp

Esp. Diversos

1974

79.

Calma

Geem

Emmanuel

1979

80.

Caminho Esplrita

Cec

Esp. Diversos

1967

81.

Caminho Iluminado

Ceu

Emmanuel

1998

82.

Caminho, Verdade E Vida

Feb

Emmanuel

1949

83.

Caminhos Da Fé

Ideal

Cornélio Pires

1997

84.

Caminhos Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1997

85.

Caminhos De Volta

Geem

Esp. Diversos

1975

86.

Caminhos Do Amor

Ceu

Maria Dolores

1983

87.

Caminhos

Ceu

Emmanuel

1981

88.

Canais Da Vida

Ceu

Emmanuel

1986

89.

Canteiro De Idéias

Ideal

Esp. Diversos

1999

90.

Caravana De Amor

Ide

Esp. Diversos

1985

91.

Caridade

Ide

Esp. Diversos

1978

92.

Carmelo Grisi, Ele Mesmo

Geem

Carmelo Grisi

1991

93.

Cartas De Uma Morta

Lake

Maria Joâo De Deus

1935

94.

Cartas Do Coraçâo

Lake

Esp. Diversos

1952

95.

Cartas Do Evangelho

Lake

Casimiro Cunha

1941


96. Cartas E Crônicas

Feb

Irmâo X

1966

97. Cartilha Da Natureza

Feb

Casimiro Cunha

1944

98. Cartilha Do Bem

Feb

Meimei

1962

99. Ceifa De Luz

Feb

Emmanuel

1979

100. Centelhas

Ide

Emmanuel

1992

101. Châo De Flores

Ideal

Esp. Diversos

1975

102. Chico Xavier - Dos Hippies

103. Chico Xavier - Mandato

104. Chico Xavier Em Goiânia

Geem

Emmanuel

1977

105. Chico Xavier Inédito:

106. Chico Xavier Pede Licença

Geem

Esp. Diversos

1972

107. Chico Xavier, Uma Vida

108. Cidade No Além

Ide

André Luiz/Lucius

1983

109. Cinquenta Anos Depois

Feb

Emmanuel

1940

110. Claramente Vivos

Ide

Esp. Diversos

1979

111. Coisas Deste Mundo

Clarim

Cornélio Pires

1977

112. Coletânea Do Além

Feesp

Esp. Diversos

1945

113. Comandos Do Amor

Ide

Esp. Diversos

1988

114. Compaixâo

Ide

Emmanuel

1993

115. Companheiro

Ide

Emmanuel

1977

116. Confia E Segue

Geem

Emmanuel

1984

117. Confia E Serve

Ide

Esp. Diversos

1989

118. Construçâo Do Amor

Ceu

Emmanuel

1988

119. Continuidade

Ideal

Esp. Diversos

1990

120. Contos Desta E Doutra Vida

Feb

Irmâo X

1964

121. Contos E Apôlogos

Feb

Irmâo X

1958

122. Conversa Firme

Cec

Cornélio Pires

1975

123. Convivência

Ceu

Emmanuel

1984

124. Coraçâo E Vida

Ideal

Maria Dolores

1978

125. Coraçoes Renovados

Ideal

Esp. Diversos

1988

126. Coragem

Cec

Esp. Diversos

1971

127. Correio Do Além

Ceu

Esp. Diversos

1983

128. Correio Fraterno

Feb

Esp. Diversos

1970

129. Crer E Agir

Ideal

Emmanuel/Irmâo José

1986

130. Crianças No Além

Geem

Marcos

1977

131. Crônicas De Além-Tùmulo

Feb

Humberto De Campos

1936

132. Cura

Geem

Esp. Diversos

1988

Da Vida

Geem

Roberto Muszkat

1984

133. Dadivas De Amor

Ideal

Maria Dolores

1990

134. Dadivas Espirituais

Ide

Esp. Diversos

1994

De Amor

Ide

Emmanuel

1992

De Amor

Uem

Esp. Diversos

1993

135. Degraus Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1996

136. Desobsessâo

Feb

André Luiz

1964

137. Deus Aguarda

Geem

Meimei

1980

138. Deus Sempre

Ideal

Emmanuel

1976

139. Dialogo Dos Vivos

Geem

Esp. Diversos

1974

140. Diario De Bênçâos

Ideal

Cristiane

1983

141. Dicionario Da Alma

Feb

Esp. Diversos

1964

142. Dinheiro

Ide

Emmanuel

1986

143. Do Outro Lado Da Vida

Inovaçâo

Paulo Henrique Bresciane

2006

144. Doaçoes De Amor

Geem

Esp. Diversos

1992

Dos Beneficios

Ger

Bezerra De Menezes

1991

145. Doutrina De Luz

Geem

Emmanuel

1990

146. Doutrina E Aplicaçâo

Ceu

Esp. Diversos

1989


147. Doutrina E Vida

Ceu

Esp. Diversos

1987

148. Doutrina Escola

Ide

Esp. Diversos

1996

149. E A Vida Continua...

Feb

André Luiz

1968

E Trabalho

Ideal

Esp. Diversos

1988

150. Educandario De Luz

Ideal

Esp. Diversos

1985

151. Elenco De Familiares

Ideal

Esp. Diversos

1995

152. Eles Voltaram

Ide

Esp. Diversos

1981

153. Emmanuel

Feb

Emmanuel

1938

154. Encontre De Paz

Cec

Esp. Diversos

1973

155. Encontre Marcado

Feb

Emmanuel

1967

156. Encontros No Tempo

Ide

Esp. Diversos

1979

157. Endereços Da Paz

Ceu

André Luiz

1982

158. Entender Conversando

Ide

Emmanuel

1984

159. Entes Queridos

Geem

Esp. Diversos

1982

160. Entre A Terra E O Céu

Feb

André Luiz

1954

161. Entre Duas Vidas

Cec

Esp. Diversos

1974

162. Entre Irmâos De Outras Terras

Feb

Esp. Diversos

1966

163. Entrevistas

Ide

Emmanuel

1971

164. Enxugando Lagrimas

Ide

Esp. Diversos

1978

165. Escada De Luz

Ceu

Esp. Diversos

1999

166. Escola No Além

Ideal

Claudia P. Galasse

1988

167. Escrinio De Luz

Clarim

Emmanuel

1973

168. Escultores De Almas

Ceu

Esp. Diversos

1987

169. Espera Servindo

Geem

Emmanuel

1985

170. Esperança E Alegria

Ceu

Esp. Diversos

1987

171. Esperança E Luz

Ceu

Esp. Diversos

1993

172. Esperança E Vida

Ideal

Esp. Diversos

1985

173. Estamos No Além

Ide

Esp. Diversos

1983

174. Estamos Vivos

Ide

Esp. Diversos

1993

175. Estante Da Vida

Feb

Irmâo X

1969

176. Estradas E Destinos

Ceu

Esp. Diversos

1987

177. Estrelas No Châo

Geem

Esp. Diversos

1987

178. Estude E Viva

Feb

Emmanuel/André Luiz

1965

179. Evangelho Em Casa

Feb

Meimei

1960

180. Evoluçâo Em Dois Mundos

Feb

André Luiz

1959

181. Excursâo De Paz

Ceu

Esp. Diversos

1990

182. Falando À Terra

Feb

Esp. Diversos

1951

183. Falou E Disse

Geem

Augusto Cezar Netto

1978

184. Famflia

Ceu

Esp. Diversos

1981

185. Fé

Ideal

Esp. Diversos

1984

186. Fé, Paz E Amor

Geem

Emmanuel

1989

187. Feliz Regresso

Ideal

Esp. Diversos

1981

188. Festa De Paz

Geem

Esp. Diversos

1986

189. Filhos Voltando

Geem

Esp. Diversos

1982

190. Flores De Outono

Lake

Jésus Gonçalves

1984

191. Fonte De Paz

Ide

Esp. Diversos

1987

192. Fonte Viva

Feb

Emmanuel

1956

193. Fotos Da Vida

Geem

Augusto Cezar Netto

1989

194. Fulgor No Entardecer

Uem

Esp. Diversos

1991

195. Gabriel

Ide

Gabriel

1982

196. Gaveta De Esperança

Ide

Laurinho

1980

197. Gotas De Luz

Feb

Casimiro Cunha

1953

198. Gotas De Paz

Ceu

Emmanuel

1993

199. Gratidâo E Paz

Ide

Esp. Diversos

1988


200. Ha Dois Mil Anos

Feb

Emmanuel

1939

201. Harmonizaçâo

Geem

Emmanuel

1990

202. Histôria De Maricota

Feb

Casimiro Cunha

1947

203. Histôrias E Anotaçoes

Ceu

Irmâo X

1989

204. Hoje

Ceu

Emmanuel

1984

205. Hora Certa

Geem

Emmanuel

1987

206. Horas De Luz

Ide

Esp. Diversos

1984

207. Humorismo No Além

Ideal

Esp. Diversos

1984

208. Ideal Esplrita

Cec

Esp. Diversos

1963

209. Idéias E Ilustraçoes

Feb

Esp. Diversos

1970

210. Indicaçoes Do Caminho

Geem

Carlos Augusto

1995

211. Indulgência

Ide

Emmanuel

1989

212. Inspiraçâo

Geem

Emmanuel

1979

213. Instruçoes Psicofônicas

Feb

Esp. Diversos

1956

214. Instrumentos Do Tempo

Geem

Emmanuel

1974

215. Intercâmbio Do Bem

Geem

Esp. Diversos

1987

216. Intervalos

Clarim

Emmanuel

1981

217. Irmâ Vera Cruz

Ide

Vera Cruz

1980

218. Irmâo

Ideal

Emmanuel

1980

219. Irmâos Unidos

Geem

Esp. Diversos

1988

220. Janela Para A Vida

Fergs

Esp. Diversos

1979

221. Jardim Da Infância

Feb

Joâo De Deus

1947

222. Jesus Em Nôs

Geem

Emmanuel

1987

223. Jesus No Lar

Feb

Neio Lucio

1950

224. Jôia

Ceu

Emmanuel

1985

225. Jovens No Além

Geem

Esp. Diversos

1975

226. Juca Lambisca

Feb

Casimiro Cunha

1961

227. Juntos Venceremos

Ideal

Esp. Diversos

1985

228. Justiça Divina

Feb

Emmanuel

1962

229. Lar - Oficina, Esperança

230. Lazaro Redivivo

Feb

Irmâo X

1945

231. Lealdade

Ide

Mauricio G. Henrique

1982

232. Leis De Amor

Feesp

Emmanuel

1963

233. Levantar E Seguir

Geem

Emmanuel

1992

234. Libertaçâo

Feb

André Luiz

1949

235. Linha Duzentos

Ceu

Emmanuel

1981

236. Lira Imortal

Lake

Esp. Diversos

1938

237. Livro Da Esperança

Cec

Emmanuel

1964

238. Livro De Respostas

Ceu

Emmanuel

1980

239. Loja De Alegria

Geem

Jair Presente

1985

240. Luz Acima

Feb

Irmâo X

1948

241. Luz Bendita

Ideal

Emmanuel/Esp. Diversos

1977

242. Luz E Vida

Geem

Emmanuel

1986

243. Luz No Caminho

Ceu

Emmanuel

1992

244. Luz No Lar

Feb

Esp. Diversos

1968

245. Mâe

Clarim

Esp. Diversos

1971

246. Mais Luz

Geem

Batulra

1970

247. Mais Perto

Geem

Emmanuel

1983

248. Mais Vida

Ceu

Esp. Diversos

1982

249. Mâos Marcadas

Ide

Esp. Diversos

1972

250. Mâos Unidas

Ide

Emmanuel

1972

251. Marcas Do Caminho

Ideal

Esp. Diversos

1979

252. Maria Dolores

Ideal

Maria Dolores

1977

253. Material De Construçâo

Ideal

Emmanuel

1983


254.

Mecanismos Da Mediunidade

Feb

André Luiz

1960

255.

Mediunidade E Sintonia

Ceu

Emmanuel

1986

256.

Mensagem Do Pequeno Morto

Feb

Neio Lucio

1947

257.

Mensagens De Inês De Castro

Geem

Inês De Castro

2006

258.

Mensagens Que Confortam

Ricardo Tadeu

1983

259.

Mentores E Seareiros

Ideal

Esp. Diversos

1993

260.

Migalha

Uem

Emmanuel

1993

261.

Missâo Cumprida

Pinti

Esp. Diversos

2004

262.

Missionarios Da Luz

Feb

André Luiz

1945

263.

Momento

Ceu

Emmanuel

1994

264.

Momentos De Encontro

Ceu

Rosângela

1984

265.

Momentos De Ouro

Geem

Esp. Diversos

1977

266.

Momentos De Paz

Ideal

Emmanuel

1980

267.

Monte Acima

Geem

Emmanuel

1985

268.

Moradias De Luz

Ceu

Esp. Diversos

1990

269.

Na Era Do Espiïito

Geem

Esp. Diversos

1973

270.

Na Hora Do Testemunho

Paidéia

Esp. Diversos

1978

271.

Nâo Publicadas 1933-1954

Madras

Esp. Diversos

2004

272.

Nascer E Renascer

Geem

Emmanuel

1982

273.

Natal De Sabina

Geem

Francisca Clotilde

1972

274.

Neste Instante

Geem

Emmanuel

1985

275.

Ninguém Morre

Ide

Esp. Diversos

1983

276.

No Mundo Maior

Feb

André Luiz

1947

277.

No Portal Da Luz

Cec

Emmanuel

1967

278.

Nos Domlnios Da Mediunidade

Feb

André Luiz

1955

279.

Nos

Ceu

Emmanuel

1985

280.

Nosso Lar

Feb

André Luiz

1944

281.

Nosso Livro

Lake

Esp. Diversos

1950

282.

Notas Do Mais Além

Ide

Esp. Diversos

1995

283.

Noticias Do Além

Ide

Esp. Diversos

1980

284.

Novamente Em Casa

Geem

Esp. Diversos

1984

285.

Novas Mensagens

Feb

Humberto De Campos

1940

286.

Novo Mundo

Ideal

Emmanuel

1992

287.

Novos Horizontes

Ideal

Esp. Diversos

1996

288.

O Caminho Oculto

Feb

Veneranda

1947

289.

O Consolador

Feb

Emmanuel

1941

290.

O Esperanto Como Revelaçâo

Ide

Francisco V. Lorenz

1976

291.

O Espiïito Da Verdade

Feb

Esp. Diversos

1962

292.

O Espiïito De Cornélio Pires

Feb

Cornélio Pires

1965

293.

O Essencial

Ceu

Emmanuel

1986

294.

O Evangelho De Chico Xavier

Didier

Emmanuel

2000

295.

O Ligeirinho

Geem

Emmanuel

1993

296.

Obreiros Da Vida Eterna

Feb

André Luiz

1946

297.

Oferta De Amigo

Ide

Cornélio Pires

1996

298.

Opiniâo Esplrita

Cec

Emmanuel/André Luiz

1963

299.

Orvalho De Luz

Cec

Esp. Diversos

1969

300.

Os Dois Maiores Amores

Geem

Esp. Diversos

1983

301.

Os Filhos Do Grande Rei

Feb

Veneranda

1947

302.

Os Mensageiros

Feb

André Luiz

1944

303.

Paciência

Ceu

Emmanuel

1983

304.

Paginas De Fé

Ideal

Esp. Diversos

1988

305.

Paginas Do Coraçâo

Lake

Irmâ Candoca

1951

306.

Pai Nosso

Feb

Meimei

1952

307.

Palavras De Chico Xavier

Ide

Emmanuel

1995


308. Palavras De Coragem

Ideal

Esp. Diversos

1987

309. Palavras De Emmanuel

Feb

Emmanuel

1954

310. Palavras De Vida Eterna

Cec

Emmanuel

1964

311. Palavras Do Coraçâo

Ceu

Meimei

1982

312. Palavras Do Infmito

Lake

Esp. Diversos

1936

313. Palco Iluminado

Geem

Jair Presente

1988

314. Pao Nosso

Feb

Emmanuel

1950

315. Parnaso De Além Tùmulo

Feb

Esp. Diversos

1932

316. Passaros Humanos

Geem

Esp. Diversos

1994

317. Passos Da Vida

Cec

Esp. Diversos

1969

Patria Do Evangelho

Feb

Humberto De Campos

1938

318. Paulo E Estevao

Feb

Emmanuel

1942

319. Paz E Alegria

Geem

Esp. Diversos

1981

320. Paz E Amor

Ceu

Cornélio Pires

1996

321. Paz E Libertaçao

Ceu

Esp. Diversos

1996

322. Paz E Renovaçao

Cec

Esp. Diversos

1970

323. Paz

Ceu

Emmanuel

1983

324. Pedaços Da Vida

Ideal

Cornélio Pires

1997

325. Pensamento E Vida

Feb

Emmanuel

1958

326. Perante Jesus

Ideal

Emmanuel

1990

327. Perdao E Vida

Ceu

Esp. Diversos

1999

328. Pérolas De Luz

Ceu

Emmanuel

1992

329. Pérolas Do Além

Feb

Emmanuel

1952

330. Pétalas Da Primavera

Uem

Esp. Diversos

1990

331. Pétalas Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1997

332. Pinga Fogo (1a Entrevista)

Edicel

Esp. Diversos

1971

333. Pingo De Luz

Ideal

Carlos Augusto

1995

334. Plantao Da Paz

Geem

Emmanuel

1988

335. Plantao De Respostas

Ceu

Pinga Fogo Ii

1995

336. Poetas Redivivos

Feb

Esp. Diversos

1969

337. Ponto De Encontro

Geem

Jair Presente

1986

338. Pontos E Contos

Feb

Irmao X

1951

339. Porto De Alegria

Ide

Esp. Diversos

1990

340. Praça Da Amizade

Ceu

Esp. Diversos

1982

341. Preito De Amor

Geem

Esp. Diversos

1993

342. Presença De Laurinho

Ide

Laurinho

1983

343. Presença De Luz

Geem

Augusto Cezar Netto

1984

344. Pronto Socorro

Ceu

Emmanuel

1980

Psicografias Ainda

345. Quando Se Pretende Falar

346. Queda E Ascensao Da Casa

347. Quem Sao

Ide

Esp. Diversos

1982

348. Rapidinho

Geem

Jair Presente

1989

349. Realmente

Pinti

Esp. Diversos

2004

350. Recados Da Vida Maior

Geem

Esp. Diversos

1995

351. Recados Da Vida

Geem

Esp. Diversos

1983

352. Recados Do Além

Ideal

Emmanuel

1978

353. Recanto De Paz

Fmg

Esp. Diversos

1976

354. Reconforto

Geem

Emmanuel

1986

355. Reencontros

Ide

Esp. Diversos

1982

356. Refùgio

Ideal

Emmanuel

1989

357. Relatos Da Vida

Ceu

Irmao X

1988

358. Relicario De Luz

Feb

Esp. Diversos

1962

359. Religiao Dos Esplritos

Feb

Emmanuel

1960

360. Renascimento Espiritual

Ideal

Esp. Diversos

1995


361.

Renùncia

Feb

Emmanuel

1942

362.

Reportagens De Além-Tùmulo

Feb

Humberto De Campos

1943

363.

Resgate E Amor

Geem

Tiaminho

1987

364.

Respostas Da Vida

Ideal

André Luiz

1975

365.

Retornaram Contando

Ide

Esp. Diversos

1984

366.

Retratos Da Vida

Cec

Cornélio Pires

1974

367.

Revelaçâo

Geem

Jair Presente

1993

368.

Rosas Com Amor

Ide

Esp. Diversos

1973

369.

Roseiral De Luz

Uem

Esp. Diversos

1988

370.

Roteiro

Feb

Emmanuel

1952

371.

Rumo Certo

Feb

Emmanuel

1971

372.

Rumos Da Vida

Ceu

Esp. Diversos

1981

373.

Saudaçâo Do Natal

Ceu

Esp. Diversos

1996

374.

Seara De Fé

Ide

Esp. Diversos

1982

375.

Seara Dos Médiuns

Feb

Emmanuel

1961

376.

Segue-Me

Clarim

Emmanuel

1973

377.

Seguindo Juntos

Geem

Esp. Diversos

1982

378.

Semeador Em Tempos Novos

Geem

Emmanuel

1989

379.

Semente

Ide

Emmanuel

1993

380.

Sementeira De Luz

Vinha De Luz

Neio Lucio

2006

381.

Sementes De Luz

Ideal

Esp. Diversos

1987

382.

Senda Para Deus

Ceu

Esp. Diversos

1997

383.

Sentinelas Da Alma

Ideal

Meimei

1982

384.

Sentinelas Da Luz

Ceu

Esp. Diversos

1990

385.

Servidores No Além

Ide

Esp. Diversos

1989

386.

Sexo E Destino

Feb

André Luiz

1963

387.

Sinais De Rumo

Geem

Esp. Diversos

1980

388.

Sinal Verde

Cec

André Luiz

1971

389.

Smteses Doutrinarias

Ceu

Esp. Diversos

1995

390.

Somente Amor

Ideal

Maria Dolores/Meimei

1978

391.

Somos Seis

Geem

Esp. Diversos

1976

392.

Sorrir E Pensar

Ide

Esp. Diversos

1984

393.

Taça De Luz

Feesp

Esp. Diversos

1972

394.

Tâo Facil

Ceu

Esp. Diversos

1985

395.

Temas Da Vida

Ceu

Esp. Diversos

1987

396.

Tempo De Luz

Fmg

Esp. Diversos

1979

397.

Tempo E Amor

Ide

Esp. Diversos

1984

398.

Tempo E Nos

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1993

399.

Tende Bom Ânimo

Ideal

Esp. Diversos

1987

400.

Tesouro De Alegria

Ide

Esp. Diversos

1993

401.

Timbolâo

Feb

Casimiro Cunha

1962

402.

Tintino... O Espetacilo Continua

Geem

Francisca Clotilde

1976

403.

Tocando O Barco

Ideal

Emmanuel

1984

404.

Toques Da Vida

Ideal

Cornélio Pires

1997

405.

Traços De Chico Xavier

Ceu

Esp. Diversos

1997

406.

Trevo De Idéias

Geem

Emmanuel

1987

407.

Trilha De Luz

Ide

Emmanuel

1990

408.

Trovadores Do Além

Feb

Esp. Diversos

1965

409.

Trovas Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1999

410.

Trovas Do Coraçâo

Ide

Cornélio Pires

1997

411.

Trovas Do Mais Além

Cec

Esp. Diversos

1971

412.

Trovas Do Outro Mundo

Feb

Esp. Diversos

1968

413.

Tudo Vira A Seu Tempo

Madras

Elcio Tumenas

2003

414.

Uma Vida De Amor E Caridade

Fv

Esp. Diversos

1992


415.

Uniâo Em Jesus

Ceu

Esp. Diversos

1994

416.

Urgência

Geem

Emmanuel

1980

417.

Venceram

Geem

Esp. Diversos

1983

418.

Vereda De Luz

Geem

Esp. Diversos

1990

419.

Viagens Sem Adeus

Ideal

Claudio R.A . Nascimento

1999

420.

Viajaram Mais Cedo

Geem

Esp. Diversos

1985

421.

Viajor

Ide

Emmanuel

1985

422.

Viajores Da Luz

Geem

Esp. Diversos

1981

423.

Vida Além Da Vida

Ceu

Lineu De Paula Leâo Jr.

1988

424.

Vida E Caminho

Geem

Esp. Diversos

1994

425.

Vida E Sexo

Feb

Emmanuel

1970

426.

Vida Em Vida

Ideal

Esp. Diversos

1980

427.

Vida No Além

Geem

Esp. Diversos

1980

428.

Vida Nossa Vida

Geem

Esp. Diversos

1983

429.

Vinha De Luz

Feb

Emmanuel

1952

430.

Visâo Nova

Ide

Esp. Diversos

1987

431.

Vitôria

Ide

Esp. Diversos

1987

432.

Vivendo Sempre

Ideal

Esp. Diversos

1981

433.

Viveremos Sempre

Ideal

Esp. Diversos

1994

434.

Volta Bocage

Feb

Manuel M.B.Du Bocage

1947

435.

Voltei

Feb

Irmâo Jacob

1949

436.

Vozes Da Outra Margem

Ide

Esp. Diversos

1987

437.

Vozes Do Grande Além

Feb

Esp. Diversos

1957


Compilaçâo Geem (Março De 2007) Com Utilizaçâo A Partir Do Livro 413 Da Relaçâo Fecfas (Fraternidade Esplrita Cristà Francisco De Assis, De Belo Horizonte-Mg)


[1] L'Évangile de Marc, 9:43. (Note de l'auteur spirituel)